Franz Lehár (1870–1948)
Giuditta (1934)
Opérette en cinq tableaux
Livret de Paul Knepler et Fritz Löhner-Beda.
Créé à la Wiener Staatsoper le 20 janvier 1934
Version de Christoph Marthaler et Malte Ubenauf
Avec insertion de Lieder et compositions d'orchestre de Béla Bartók, Alban Berg, Hanns Eisler, Erich Wolfgang Korngold, Ernst Krenek, Arnold Schönberg, Dimitri Chostakovitch, Igor Stravinsky, Viktor Ulmann et du texte de Sladek, oder die Schwarze Armee (Sladek, ou l'armée noire) (1928) de Ödön von Horváth.

Direction musicale : Titus Engel
Mise en scène : Christoph Marthaler
Décors et costumes : Anna Viebrock
Lumières : Michael Bauer
Dramaturgie : Malte Ubenauf, Katharina Ortmann

Giuditta Vida Miknevičiūtė
Hauptmann Octavio Daniel Behle
Anna Kerstin Avemo
Sladek Sebastian Kohlhepp
Leutnant Antonio Jochen Schmeckenbecher
Fräulein Schminke Olivia Grigolli
Knorke Ueli Jäggi
Horst Raphael Clamer
Manuele, Giudittas Ehemann / Ein Herzog Magne Håvard Brekke
Lord Barrymore Marc Bodnar
Girl Liliana Benini
Luftballonverkäuferin Altea Garrido
Christian Oehler, ein Stuttgarter Klavierfabrikant Bendix Dethleffsen
Leiter der Bewegung Joaquín P. Abella
Leiter der Gegenbewegung Sebastian Zuber

Bayerisches Staatsorchester

Munich, Nationaltheater, 22 décembre 2021, 19h

C’est étrange, mais Christoph Marthaler, qui a signé des mises en scènes mémorables dans toute l’Allemagne et en Suisse a attendu 2021 pour être invité à Munich, d’abord par Nikolaus Bachler pour Lear de Reimann (voir ci-dessous notre compte rendu), et par Serge Dorny pour Giuditta, la dernière opérette de Franz Lehár (1934).
Cette production a été présentée devant une salle à la jauge ramenée à 25%, pour les raisons que vous devinez. Elle bénéficie d’une très solide distribution et d’un chef, Titus Engel, dont nous avons récemment commenté
Maskerade à Francfort, qui remplace ici Gabor Kali, initialement prévu mais souffrant.

La production est sans doute déconcertante pour qui ne connaît pas le style, oserais-je dire l’écriture de Christoph Marthaler, qui signe là un travail très différent de Lear au printemps dernier, parce qu’à partir de cette dernière œuvre de Lehár, il réfléchit au temps qui passe et notamment à ce que peut représenter la fin, das Ende. Au sommet du décor se lisent en effet les trois mots : heute, demnächts, Ende (aujourd’hui, demain, fin) surmontées de notes de musique, l’art inséparable du temps.

 

Marthaler et nous

Ceux qui ne connaissent pas Marthaler auront sans doute trouvé cet univers délirant. Pourtant, depuis Pariser Leben (La vie parisienne) à la Volksbühne de Berlin ou La Grande Duchesse de Gerolstein à Bâle, on sait combien Marthaler aime tordre les opérettes pour leur faire exprimer ce qu’elles disent en creux. On sait aussi combien dans ses œuvres théâtrales la musique (il est lui-même musicien) joue un rôle essentiel comme dans Geschichte aus der Wienerwald (Légendes de la forêt viennoise) de Horváth, ou Die zehn Gebote (Les dix commandements) d’après Raffaele Viviani.
Marthaler ne peut se limiter à illustrer un genre, ou à travailler des œuvres « fermées », sauf exception comme son Tristan à Bayreuth ou son Lear il y a quelques mois à Munich. Et pour certaines œuvres du répertoire, il crée un univers qui révèle d’autres potentialités, d’autres horizons pour ces œuvres, comme une construction d'un sens-abyme : on pense à sa Traviata parisienne (huée comme il se doit par les imbéciles de service) et ses merveilleuses Nozze di Figaro à Salzbourg et Paris (production disparue car heurtant trop les sensibilités mozaaaaartiennes d'un certain public.
Son monde déglingué, un peu étrange, ce monde incongru – un peu miroir que ce que nous fûmes ou que nous sommes- fait tache et heurte ici dans une opérette "viennoise" a priori triomphale parce que, justement, "viennoise" et présentée pour les fêtes à Munich.

 

Les circonstances de la création

Songez, Clemens Krauss, directeur de la Wiener Staatsoper (alors nommée Operntheater – jusqu'en 1938) accepte de créer cette « opérette » en 1934, avec les vedettes universelles que sont Richard Tauber et Jarmila Novotnà et sous la direction de Franz Lehár lui-même, dont la première est retransmise par radio dans 120 pays, ce qui est à l’époque totalement inédit. Le succès est tel que cette production sera jouée jusqu’en mars 1938 (44 représentations) et l’œuvre est reprise dans une nouvelle production (jouée 37 fois jusqu’en 1953) en octobre 1951 avec rien moins que Ljuba Welitsch (qui fut une inoubliable, incomparable Salomé) en Giuditta. Cela montre à la fois que l’œuvre, même après-guerre, continue de tenir la route, et que la vocalité de Giuditta effleure le soprano dramatique et non un lyrique, tel qu’on en entend quelquefois dans les opérettes.
Opérette ? Oui et non. Dans le cadre prestigieux de l'Opéra de Vienne, l’œuvre est assez difficilement classable et l’histoire ne se termine pas bien, pas comme dans les grandes opérettes romantiques traditionnelles, sans happy end. Le happy-end se justifie-t-il dans un contexte de fin de monde tout autre que happy ?

Le dispositif. Sladek (Sebastian Kohlhepp) et Anna (Kerstin Avemo)

Le propos de l’œuvre et les interventions de Marthaler

Pour comprendre le travail très rigoureux de Christoph Marthaler, il faut d’abord en résumer le propos. 
Partie I
Giuditta
est une opérette en cinq tableaux, où Giuditta, épouse de Manuele bien plus âgé qu’elle, s’ennuie. La scène se situe dans une petite ville portuaire d’Italie du sud et Giuditta y croise le regard d’Octavio, un jeune et bel officier. Coup de foudre. Lorsqu’elle apprend qu’il doit s’embarquer pour la Lybie, elle quitte immédiatement son mari et le suit. (Tableau 1).
Il faut rappeler qu’au début des années 1930, l’Italie installée en Lybie doit faire face à une agitation forte des population locales  et sous l’impulsion du Maréchal Badoglio et du général Graziani, les fascistes mènent une violente guerre coloniale, avec exode et déplacements des populations, et camps de concentration. Voilà le contexte d’une guerre qui, elle, n’est pas une guerre d’opérette, mais l'arrière-fond du livret.
Le travail de Marthaler évoque en sous-texte les circonstances et l’époque et montre que le monde de l’opérette a perdu son clinquant.
Au départ, en Lybie, tandis que Giuditta et Octavio mènent belle vie dans une villa de bord de mer, l’armée attend les ordres de marche. Parmi les soldats, un certain Sladek.
Anita et Pierrino constituent dans le livret original, le couple bouffe qui fait souvent pendant au couple vedette dans les opérettes traditionnelles. Marthaler leur substitue Anna et Sladek, qui sont des personnages d’une pièce de Ödön von Horváth, Sladek, oder die schwarze Armee (Sladek ou l’armée noire) comme on va le voir plus loin. Et Sladek est un jeune soldat nationaliste qui avec quelque collègues forme une armée secrète pour mettre en place une dictature. Mais son amie Anna essaie de l’en dissuader et doit être assassinée, ce dont se chargera Sladek (Tableau 2).
De leur côté, Octavio et Giuditta sont si heureux qu’Octavio songe à déserter, mais son ami Antonio l’en dissuade, Octavio finalement renonce à déserter au désespoir de Giuditta et part à la guerre. Ils se quittent. (Tableau 3)

Partie II
Revenue d’Afrique, Giuditta est devenue danseuse star à l’Alcazar, un cabaret fréquenté par des clients riches amoureux de Giuditta dont Lord Barrymore, avec qui elle s’éloigne. Par ailleurs, le projet d’assassinat d’Anna par Sladek est mené à bien, mais ce dernier est aussitôt pris de doute car ses certitudes idéologiques sont fragiles.
De son côté Octavio revenu d’Afrique cherche à revoir Giuditta, mais il l’aperçoit avec Lord Barrymore il comprend alors que sa vie a perdu tout sens (Tableau 4)
Des années plus tard, Octavio, qui n’a plus de goût à rien, est devenu pianiste de bar d’hôtel. On l’avise de l’arrivée d’un personnage important, le duc, accompagné d’une chanteuse de variété célèbre, du nom de Giuditta. En apercevant Octavio, Giuditta revient à l’amour d’antan, mais Octavio répond froidement. Elle comprend que tout est fini et demande au duc de la ramener chez elle. Octavio reste seul en scène et joue et chante pour lui-même, « La plus belle des femmes, où est le chant de l'amour, Il s'est déjà éteint, c'était un conte… »  ((« Schönste der Fraun, wo ist das Lied der Liebe, Es ist schon längst verklungen, es war ein Märchen… »)) (Tableau 5)

On le comprend en lisant ce résumé, Marthaler effectue un travail de tissage sur le contexte de la période où cette création de la dernière opérette de Lehár a déjà quelque chose de paradoxal et presque d’anachronique. Le seul fait que la création ait lieu non dans un théâtre spécialisé, mais à l'Opéra de Vienne rend l’œuvre décentrée dès sa naissance : on ne l’appelle pas « opérette » mais « Spieloper » ou « Musikalische Komödie » soit littéralement opéra avec dialogues ou « comédie musicale », c’est à dire un genre hybridé, qui n’est nulle part chez lui. Une œuvre incongrue à la naissance. Marthaler va donc souligner ce qui est incongru dans cette création, en déglinguant tout, faisant de ce chant (qui d’ailleurs n’est jamais ni souriant ni triomphal) un chant du cygne dans un décor à tout faire, unique, de caf’conc du pauvre.


Le statut de
Giuditta

C’est le chant du cygne de Lehár, mais c’est donc aussi le chant du cygne de l’opérette telle que l’entend le premier XXe siècle, à Berlin et à Vienne (Lehár a créé ses œuvres essentiellement à Vienne, mais aussi à Berlin). C’est le chant du cygne de la musique d’un monde post hégélien qui « avance vers le progrès » dans l'esprit positif des Lumières, et qui va se terminer, s’écrabouiller à Auschwitz (où finira l’un des deux librettistes, Fritz Löhner-Beda) et à Hiroshima.
En 1934, l’Allemagne a déjà basculé dans le nazisme, et Lehár qui a épousé une juive convertie au catholicisme avant le mariage, et qui travaille essentiellement ses livrets avec des juifs va se tenir à l’écart d’un régime qui va pourtant le courtiser avec insistance (Hitler adorait La Veuve Joyeuse). Lehár après Giuditta ne produira plus rien jusqu’à sa mort en 1949, dans la conscience qu’il est lui-aussi dans ce monde d’apocalypse, artistiquement décalé.

 

1934 et autour

Et musicalement, 1934, année de naissance de Giuditta, c’est le moment où Berg compose sa Lulu, c’est aussi le moment où tous les musiciens juifs s’exilent : Korngold travaille aux USA avec Max Reinhardt, mais revient fréquemment à Vienne avant l’Anschluss, 1934 c’est aussi l’année où Schoenberg s’installe définitivement à Los Angeles. Krenek qui n’est pas juif mais considéré comme dégénéré, émigra en 1937. En 1934, la première de son Karl V fut empêchée à Vienne…Hanns Eisler quant à lui fuit aux USA dès 1933, Viktor Ullmann, fils de juifs convertis au catholicisme, reste en Bohème et à Prague, mais sera déporté et mourra à Auschwitz. Alban Berg meurt en 1935, trois ans avant l’Anschluss.
Les compositeurs allemands juifs ou non juifs, sont souvent victimes de l’ostracisme nazi, et doivent pour la plupart partir. Mais il y a aussi d’autres compositeurs, Béla Bartók qui finit par s’exiler en 1940 aux USA et qui refuse le régime Horthy en Hongrie allié à Hitler, Stravinsky qui vit en exil, en France à Voreppe près de Grenoble jusqu’en 1933, puis à Paris.  Fuyant la France vaincue, il s’exile aux USA en 1940. Quant à Chostakovitch, 1934 est pour lui la création de Lady Macbeth de Mzensk, et c’est bientôt le début des ennuis et d’une sorte d’exil intérieur. Liste impressionnante de tous les grands compositeurs de l’époque partis en exil ou condamnés. Il s’en passe des choses autour de 1934…

 

D'autres musiques, pour le même univers

Est-ce donc un hasard, si nous retrouvons dans cette représentation, tissés à l’œuvre de Lehár créée en 1934, tous les compositeurs que nous venons de citer, des exilés, des « dégénérés », des déportés, qui tous ont à voir peu ou prou avec la confrontation avec les dictatures dans des extraits qui ont tous quelque chose à voir avec la toile de fond de Giuditta, qui est la guerre et ses effets sur nous, sur nos sentiments, sur nos âmes.
Évidemment, Marthaler musicien choisit à dessein d’intercaler dans son spectacle ces musiques, qui toutes ont plus ou moins à voir avec l’amour naissant et mourant, au premier rang duquel le merveilleux duo de Die Tote Stadt de Korngold. Et dans cette étrange « playlist », Marthaler choisit des Lieder qui ont à voir avec le thème, ou qui sont composés dans les exils des uns et des autres. C’est sous cet angle que Marthaler lit Giuditta, la fin de l’opérette (après c’est le musical), la fin d’un monde, la fin d’un genre, la fin de compositeurs et d’une certaine musique (c’est une toute autre musique qui sera créée après la deuxième guerre mondiale), c’est plus généralement la fin d’une certaine humanité qui nous est offerte là. D’où les trois mots Heute, Demnächts, Ende (aujourd’hui, demain, fin) qui marquent la fin d’un temps et que symboliquement Marthaler marque aussi par des notes de musique d’abord éclairées entièrement, puis à moitié, comme s’il ne restait plus que bribes, une sorte de métaphore qu'anticipa un peu plus d'une vingtaine d'année auparavant la symphonie n°9 de Mahler dans ses dernières mesures, où le son devient effort et lutte, survivance , soubresauts au milieu du silence.

Scène d'ensemble, au centre Sladek (Sebastian Kohlhepp) et Anna (Kerstin Avemo) et toujours un peu isolé en arrière, Octavio (Daniel Behle) ainsi que Manuele, avec son tuba

Un sous-texte dans le livret

Marthaler, nous l’avons brièvement évoqué plus haut, insère aussi dans le livret un autre texte, signé Ödön von Horváth, autre écrivain considéré comme dégénéré par les nazis qui le contraignent à l’exil à Vienne dès 1934 (l’année de création de Giuditta…) , puis à Paris au moment de l’Anschluss. Il y meurt d’ailleurs recevant une branche sur la tête devant le théâtre Marigny. Marthaler reprend en en insérant des extraits sa pièce, Sladek oder Die schwarze Armee, de 1928. On connaît l’intérêt de Marthaler pour Horváth, qui l'a toujours accompagné dans sa carrière dont je rappelais peut-être son plus grand spectacle, les « Légendes de la forêt viennoise » (Geschichte aus der Wienerwald), un des moments les plus bouleversants de ma vie de spectateur.
Sladek dont l’action se situe en 1923, raconte un épisode sanglant de la République de Weimar, L’armée noire (Schwarze Reichswehr), formation paramilitaire de l’armée créée pour répondre (et lutter) contre les restrictions imposées aux armées allemandes par le traité de Versailles et préparer un régime « fort », une dictature. Cette œuvre prémonitoire de 1928 lit déjà l’Allemagne de l’époque à l’aune des risques encourus qui se termineront comme on sait. Sladek, le personnage principal est appelé à dessein la quatrième Svastika. L’opérette, dans la version de Marthaler s’ouvre par un extrait de la pièce : « Vous et vos soldats êtes sous les ordres d'une autorité qui justifie la mise en place secrète de votre armée par la République en invoquant la protection contre les ennemis extérieurs, mais qui en réalité vise la dictature nationale. Officiellement, l'autorité compétente doit agir de manière républicaine pour pouvoir saper officieusement la République. Officiellement, c'est vous qui portez la responsabilité, officieusement, c'est l'instance dirigeante qui commande. Vous ne pouvez pratiquement exister que parce que et aussi longtemps que vous n'existez pas officiellement. Pour l'instant, vous n'existez pas du tout. » (( « Sie, mitsamt Ihren Soldaten unterstehen einer massgebenden Stelle, die die geheim erfolgte Aufstellung Ihrer Armee von der Republik mit der Schutze von äusseren feinden begründet, in Wahrheit aber die nationale Diktatur erstrebt. Offiziell muss die massgebende Stelle republikanisch tun, um inoffiziell di Republik unterhöhlen zu können. Offiziell tragen Sie die Verantwortung, inoffiziell befiehlt die massgebende Stelle. Sie können praktisch nur bestehen, weil und so lange Sie offiziell nicht bestehen. Vorerst existieren überrhaupt nicht. Die Handlung spielt um das Jahr 1923, wobei die politischen Entwicklungen in der Weimarer Republik den historischen Hintergrund des Stücks darstellen. »))De Sladek, Horváth dit « Sladek est, en tant que personnage, un type entièrement né de notre époque et explicable uniquement par elle ; c'est, comme l'a appelé un jour un éditeur berlinois, un personnage qui se situe entre le Wozzeck de Büchner et le Schwejk ((NdR : de Jaroslav Hašek)) . Représentant de cette jeunesse, de cette 'classe 1902' qui a connu la 'grande époque', la guerre et l'inflation, il est le type même du sans-tradition, du déraciné, auquel il manque toute base solide, et qui devient ainsi le prototype du suiveur. Sans être à proprement parler un meurtrier, il commet un meurtre. Chercheur pessimiste, il aime la justice … sans y croire, il n'a pas de terrain, pas de front ».

En réalité, la pièce d’Horváth, notoire opposant au nazisme qui monte, dénonce les dangers des sociétés secrètes, des organisations paramilitaires dont le nazisme va user dans sa montée au pouvoir. Son héros, Sladek, défini ci-dessus, n'a aucune colonne idéologique, comme tant d’autres, une figure à la Wozzeck, et remplacer Pierrino le ténor bouffe de l’œuvre originelle de Lehár par un tel personnage en dit long sur les intentions affichées du metteur en scène car les dialogues de Horváth collent étonnamment à la situation décrite par Giuditta au point qu'il est souvent difficile de distinguer le livret de la pièce.

C’est à ce prisme là qu’on doit lire cette production de Giuditta, et ce n’est évidemment là plus un délire, mais une manière de raconter une histoire qui commence dans dans les sables de Lybie et la tristesse d’un bar qui ferme. D’ailleurs le sous-titre des librettistes Paul Knepler et Fritz Löhner-Beda était au départ « Une histoire d’amour et de souffrance ».
Giuditta, c’est l’opérette qui n’y croit plus. Et Marthaler fouille à vif dans les blessures.

 

Les traits de la mise en scène

Certains spectateurs qui croyaient voir la fête briller n’en voient que les pâles lumières s’éteindre, et Marthaler s’empare à dessein de la liberté inhérente au genre. Aujourd’hui, nous sommes paralysés à l’idée de « truffer » une œuvre d’extraits qui ne lui appartiennent pas, obsédés par la "fidélité". Pourtant, le "mix" c’était la tradition de l’opéra au XVIIIe, c’était encore une pratique fréquente au début du XIXe, et l’opérette a toujours été remplie d’inserts, d’improvisations, de « numéros », à commencer par « Die Fledermaus », (La Chauve-souris) et sa fête du deuxième acte où de grandes vedettes de l’opéra venaient donner un numéro.
Marthaler prend cette tradition au vol et propose une méditation poétique sur la fin d’un temps, d’une époque, des genres voire d'une civilisation : même les compositeurs qui s’exilent n’écriront plus pour la plupart la même musique, ils basculeront le plus souvent dans autre chose. Ce basculement est traduit par Marthaler en faisant basculer une œuvre dans ce qu’elle est vraiment, une oraison funèbre.

Alors, on retrouve un décor unique pour tous les tableaux (seuls les costumes varient), en trois espaces, une salle de bar avec un piano droit, une scène en arrière-plan comme dans les cabarets et les caf-conc’ et l’espace de Giuditta à cour. Au centre, des tables et des chaises, ou plus tard des fauteuils, et un espace central où apparaît une sorte de gros bac à sable ou les soldats « jouent » à la guerre avec des petits drapeau, des docteurs Folamour du pauvre.
Qu’Anna Viebrock conçoive des décors toujours un peu « cheap », aux couleurs tristes, aux meubles de cantine scolaire, n’est pas en soi gênant. Le monde de la tragédie grecque n’est-il pas représenté souvent par le même type de décor, ou celui de la tragédie classique, voire de la comédie moliéresque ? C’est un univers qui est souligné, une typologie presque universelle où les personnages jouent la fin des mondes, la fin des sentiments, la fin du romantisme. Chez Marthaler, Capri, c’est toujours fini.

44 Harmonies in Apartment House 1776  (Zurich, 2018)

Ici Anna Viebrock reprend un décor d’un spectacle théâtral de 2018 présenté à Zurich 44 Harmonies in Apartment House 1776 dont le décor de Giuditta est une réinterprétation. Dans un parcours aussi typé que celui de Marthaler, l’autocitation n’est pas « recopiage », elle prend sens dans le projet global de proposer un univers scénique fait de réminiscences, de système déchos, de tissages et de fils rouges. Après tout, « apprendre, c’est se souvenir », disait Platon.
Dans ce cadre, des personnages sans armature, sans colonne vertébrale, des serveurs qui glissent et trébuchent, des danseurs qui s’écroulent, des acrobates qui chutent, Giuditta chantant avec un truc en plumes accompagnée de deux danseuses, sorte de revue du pauvre. Oui, rien ne tient, comme dans un bateau ivre aux prises avec la tempête, un bateau ivre aux archipels sidérés. D'ailleurs, une photo-rideau de scène de la scène du cabaret, extraite de Une nuit à l'Opéra des Marx Brothers donne aussi clairement la filiation (le film est de 1935, et donc dans la période) et il s'agit d'une photo du cuirassé Lutzow, (appelé Deutschland à partir de 1940), toujours le contexte de guerre qui ne quitte jamais le plateau.

C’est bien l’idée de sidération qui saisit parce que dès le départ, on pourrait être dans un asile d’aliénés. Notre mode vu comme comme totalement ailleurs.
Antonio circule en caressant une boule de bowling (des jeunes filles vont jouer au bowling avec ces boules, dans une des scènes suivantes), mais tout aussi bien – et c’est plus sensé dans le contexte, un boulet : un soldat qui caresse un boulet, c’est plus cohérent avec l’histoire d’autant que tous vont s’y mettre.

Ils caressent tous des boulets… sauf Octavio au premier plan (Daniel Behle)

Est-ce à dire que ces soldats qui caressent des boulets ou jouent à la guerre avec des fanions dans un bac à sable sont des enfants, et que la guerre est une chose trop sérieuse pour la leur laisser ? Pas vraiment. Toute l’histoire d’amour entre Giuditta et Octavio naît en effet de la guerre et du refus d’Octavio de déserter. Il y a la guerre, l’après-guerre et la fin. Que Marthaler regarde ces soldats (en Afrique, on les voit en short colonial…) de manière sarcastique, avec distance, avec une légère teinte de mépris fait partie du jeu : il y a les jeux de la guerre, vue comme un jeu de société pour grands enfants et parallèlement l’histoire de Giuditta et Octavio, en quelque sorte victimes de ces jeux ou jouets de ce destin-là. Et cette dernière histoire, c’est bien celle, originale racontée par le livret.

La guerre, bac à sable où jouent les soldats

Toute la première partie décrit cette déglingue générale, ce côté guerre tranquille qui détruit, monde qui exile, avec les sons qui vont avec : Schönberg, Krenek, Berg grincent avec bonheur dans cet univers qui se fendille et se fissure. On salue aussi l’utilisation heureuse et chorégraphiée du Mandarin merveilleux de Bartók ou le ballet satirique de Chostakovitch « Le Boulon » écrit en 1930–1931 et aussitôt interdit par Staline dont un extrait le « Tango » est proposé ici. Des chorégraphies acrobatiques, à la limite clownesques, qui alimentent le regard glacial jeté par Marthaler sur les contextes d’époque.
Et l’utilisation de musiques et de textes venus d’ailleurs n’a rien d’un pasticcio, d’une revue dont Giuditta de Lehár serait le fragile lien, voire un prétexte, mais tous ces extraits viennent au contraire éclairer une œuvre qui en elle-même est une errance dans un monde qui ne lui appartient plus. Alors Christoph Marthaler illumine par d’autres œuvres qui sont autant d’éclairages cohérents avec l’histoire qui est racontée, amour et souffrance par la guerre, le sujet raconté par Lehár, probablement conscient qu’après Giuditta il n’y a plus rien à écrire dans le genre.
Comme par hasard, Lehár se frotte à un essai pour aller au-delà de l’opérette, pour « ouvrir » à d’autres horizons, assez gris au demeurant, tout comme Offenbach en son temps l’avait fait dans ses Contes d’Hoffmann, dont – pur hasard là encore naturellement- Marthaler s’était emparé à Madrid dans une production particulièrement amère, dans un décor de café un peu différent, mais que le décor de Munich n’est pas non plus sans évoquer de manière lointaine mais lancinante. Comme tous les grands hommes du théâtre d’aujourd’hui, Marthaler ne fait que tisser des fils, construire des images reconnaissables entre toutes, mais dit à chaque fois des choses différentes, toujours, fortes, toujours complexes, toujours profondes.

 

Le projet de Marthaler et sa construction

Ce que propose ici Marthaler, c’est donc un projet très construit  à mille lieues de ce que serait un théâtre de l’absurde ou délirant : une première partie (Tableaux 1 à 3) de la déglingue tous azimuts, une deuxième partie plus concentrée, qui du point de vue de l’histoire est un long adieu, l’image d’une fin sans saveur où tout brillant chante faux et où tout printemps à perdu son odeur, où le monde a le goût de néant. (Tableaux 4 et 5). Car les tableaux 4 et 5 sont les développements de l’idée de fin, moins de personnages, plus concentrés, avec un chant presque réduit aux deux protagonistes, les autres étant des rôles parlés : un dénouement (tableau 4) où Octavio comprend que tout est fini et que Giuditta a choisi de noyer sa vie dans les hommes tous azimuts, et le tableau 5, l’épilogue, qui sanctionne l’impossibilité de tout amour romantique, de tout amour d’opérette.
Symbole de cette deuxième partie, l’extraordinaire tableau de transition où les garçons de café recouvrent lentement, de manière presque rituelle, les fauteuils de l’Alcazar de draps blancs, comme des linceuls qui fixent pour l’éternité un monde mort.

Giuditta (Vida Miknevičiūtė) chante et danse, seule… séprée des autres

Autres indices de la construction très précise de la mise en scène, les jeux de niveaux : le décor reste sur deux niveaux, celui de la scène du caf-conc’, qui est aussi celui du réduit de Giuditta, et le niveau de la salle du café avec ses tables ses chaises ou ses fauteuils. Giuditta est rarement proche, rarement un corps vivant, mais presque toujours une icône, plus ou moins lointaine, notamment dans cette deuxième partie et presque toujours située un peu en hauteur
Dans le tableau 4, Octavio est présent et observe de loin l’être aimé, il l’observe, avec ce Lord Barrymore impayable (l’acteur français Marc Bodmar) qui parle anglais avec un accent gaulois totalement impayable et improbable, encore un de ces pas de côté volontaires de Marthaler qui veille évidemment à ce que tout le monde représenté soit du côté de la déglingue soit oblique, soit déconcertant, pose question. Marthaler ne cultive pas la déglingue par manie ou par ironie, il lui suffit de regarder le monde d'aujourd'hui comme il va, en temps de pandémie, face aux vaccins, aux temps des Trump ou des Bolsonaro etc… etc… J’écrivais à propos de la production des Pêcheurs de perles à Genève "qui et où sont les sauvages?" on pourrait dire ici, « où sont les déglingués ? ».
Ainsi le tableau 4 sanctionne—t‑il l’idée que tout est fini pour Octavio. Mais surtout que le temps de l’opérette à happy-end est définitivement clos. Et Lehár déjà en 1929 à Berlin au Metropol (la Komische Oper actuelle) avec Das Land des Lächeln (Le pays du Sourire) dans sa deuxième version avait dessiné une histoire douce-amère, avec d’ailleurs la participation du même librettiste Fritz Löhner-Beda.
Le tableau 5 constitue comme je l’ai écrit une sorte d’épilogue qui place au centre Octavio, encore une fois, devenu pianiste de bar d’hôtel et qui doit se préparer pour jouer devant un duc et sa compagne, une vedette qui n’est rien moins que Giuditta, mais à l’inverse du tableau 4, la rencontre a lieu : et Giuditta qui reconnaît Octavio est reprise par l’amour initial. Mais une fois encore Octavio est au piano en bas, et Giuditta au niveau supérieur, ils échangent, mais dans la distance qu'Octavio met dans la rencontre. Octavio a ruiné sa vie, « c’était un conte », c’est sa dernière parole, et Giuditta repart avec son duc, pour poursuivre sa vie privée de plénitude et de sentiment.
Reste Octavio, qui continue à jouer du piano pour lui-même, il lui reste la musique, compagne du vide.

Jeu de distance, absence de chair, absence de vibration, Marthaler met en scène la fin de tout ce qui faisait le charme de l’opérette, y compris du Pays du sourire que nous évoquions plus haut où subsistait quand même de la relation entre Sou-Choing et Lisa quelque chose de sentimental. La fin de Giuditta est pure dévastation.

 

La musique et la scène sont indissolublement liées

Musicalement, l’ensemble tient largement la distance, que ce soit dans Lehár ou dans les inserts, chantés ou chorégraphiés. Nous avons déjà évoqué le tango étourdissant du ballet « Le Boulon » de Chostakovitch lors d’un changement de décor, précédant le merveilleux duo Glück, das mir verblieb, vraiment chanté avec intensité, extrait de Die Tote Stadt de Korngold, par Kerstin Avemo (magnifique colorature) et Sebastien Kollhepp (très expressif, aussi bien dans le parlé que le chanté) qui ont de nombreuses parties parlées puisqu’ils ont souvent des extraits de Horváth à dire. Les deux s’en sortent avec cran, et le duo de Korngold est un sommet très applaudi par le public. Il faut compter aussi avec l’excellent Jochen Schmeckenbecher, qui interprète l’ami Antonio qui sauve Octavio de la désertion. Tous troissont mis en valeur par leurs interprétations très sentie des Lieder insérés par Marthaler dans une dramaturgie si fluide qu’on n’a jamais vraiment l’impression d’éléments étrangers, mais d’éléments divers qui sont parts d’un univers commun.

Les soldats curieux à gauche, et à droite Manuele (Magne Håvard Brekke) et Giuditta (Vida Miknevičiūtė)

Manuele, mari délaissé par Giuditta, de Magne Håvard Brekke (qui joue aussi le duc dans la dernière scène) est une des figures « à la Marthaler », joueur de tuba (qui d’ailleurs n’en joue pas) un peu en déshérence et en même temps figure poétique qui n’est pas sans rappeler celle de Jürg Kienberger, le « récitativiste » de la production Marthaler des Nozze di Figaro. Et puis il y a tout autour les acteurs fidèles de Marthaler, Olivia Grigolli, Ueli Jäggi, Raphael Clamer, Marc Bodnar, Liliana Benini, autant de profils qui passent, comme des ombres poétiques

Un profil à la "Marthaler", la vendeuse de ballons (Altea Garrido)

(on pense par exemple à la vendeuse de ballons de Altea Garrido) qui sont si emblématiques d’un spectacle de Christoph Marthaler. Notamment de ses productions les plus ouvertes, comme celle-ci.

Daniel Behle (Octavio) et Olivia Grigolli (Fräulein Schminke)

Et puis il y a le couple vedette, d’abord Daniel Behle, à la voix claire, juste, bien projetée, qui joue un personnage modeste, toujours en-deçà, jamais triomphant, même dans le bonheur initial qu’exprime son air bien connu : Freunde das Leben ist Lebenswert (Amis, la vie vaut la peine d’être vécue). Le personnage se mêle peu aux autres, la mise en scène l’isole, un peu comme elle isole Giuditta, comme s’ils étaient en réalité deux solitudes. Behle a un phrasé impeccable, une musicalité sans failles, – il joue lui-même du piano à la fin- et ne quitte jamais cette sorte d’insécurité ou de retenue qui le rend attachant. La fin n’en est que plus lacérante. Il compense un petit manque de volume par une technique solide, qui le rend à tous les niveaux du spectre parfaitement compréhensible. Remarquable prestation.

Giuditta, lointaine, ne méditation (Vida Miknevičiūtė) dans son espace

On peut dire la même chose de Vida Miknevičiūtė, dont la prestation m’a vraiment impressionné. Le personnage est toujours lointain, songeur, un peu froid, un peu distant comme si elle traversait la vie avec un certain ennui, c’est de plus en plus perceptible notamment à la fin. Mais comme Behle, elle incarne un personnage étonnamment solitaire. Notamment quand elle danse sur la scène et que les autres ne la regardent même pas, comme si tout cela était de la mécanique dans de l’inhumain. La voix est parfaitement contrôlée, avec des aigus sûrs et une projection parfaite sur tout le registre. Elle chante son grand air Meine Lippen, sie küssen so heiß avec une sorte de distance qui n’est pas de la froideur, mais on pourrait presque dire de la désillusion, en représentation dans un café-concert, comme un air obligé d’une vedette, sans être vécu au tableau 4, quand tout est déjà presque fini et que la Giuditta amoureuse a disparu pour laisser place à la Giuditta sensuelle et vendue aux riches spectateurs comme Lord Barrymore. Ce qui me plaît dans cette interprétation, c’est justement la désillusion qui la traverse. Giuditta dès le début s’ennuie et cherche à tromper son ennui. L’amour avec Octavio est-il un moyen de tromper cet ennui ou un amour réellement vécu. Le livret original laisse des doutes, sauf à la fin où trop tard, Giuditta revient et c’est le moment où on entend dans sa voix un reste de chaleur, reçu avec non pas indifférence mais totale absence par Octavio. Et Vida Miknevičiūtė incarne toute l’ambiguïté du personnage dont on n’arrive pas à voir le réel engagement, la réelle chaleur. On pense à l’expression de Des Grieux à l’acte IV de la Manon de Massenet « Manon sphinx étonnant ». Il y a quelque chose d’un Sphinx dans cette Giuditta, et Vida Miknevičiūtė rend parfaitement l’idée. Une véritable incarnation en forme de point d’interrogation. Une incarnation d'une très grande profondeur.

Enfin du côté de la fosse, le Bayerisches Staatsorchester montre là ses qualités de ductilité, avec un son affirmé qui sait être aussi subtil.  La confrontation de la musique de Lehár avec d’autres musiques de la même époque montre des compositeurs sans doute plus « avancés » que lui, et fait voir en Lehár le compositeur d’un passé révolu, fin de cycle. Mais ce n’est pas là ce qui est passionnant. Composition du passé ou non, il reste que Giuditta est contemporaine du reste, et tout le travail de la mise en scène et en l’espère du chef Titus Engel, familier de ce répertoire, consiste à tisser l’ensemble de manière à maquiller les coutures, à donner une impression non de manteau d’Arlequin, mais d’œuvre cohérente et compacte. En ce sens le travail de Christoph Marthaler et celui de Titus Engel se complètent pour présenter une totalité, une globalité qui reflète à la fois une prise de position , mais aussi une époque aussi diverse que possible dans ses manifestations musicales, qui soit en même temps l’expression à la fois de la créativité inouïe des années 20–40, mais en même temps de la terrible castration subie par le nazisme et la guerre. Si l’on se limite à l’opérette, c’est essentiellement Benatzky et Lehár qui se partagent la célébrité » (Paul Abraham, mort en 1960, mais à qui l’exil a coûté la gloire), mais entre L’Auberge du Cheval Blanc à sa création et sa resucée d’après-guerre, il y a un monde.
Alors la musique qu’on entend reflète la créativité à la veille du silence, du silence de tous, y compris bien sûr de Lehár. Que signifie Vienne en 1905 quand est créée Die Lustige Witwe en 1905 et Vienne en 1934 à la création de Giuditta ? C’est cette histoire foisonnante et triste aussi dont cette musique témoigne.
Il faut saluer le travail de Titus Engel pour homogénéiser musicalement, passer sans coup férir de Lehár à Stravinsky (Jeux de cartes) ou Chostakovitch à des Lieder accompagnés au piano, passer d’un certain brillant à une musique plus mate, changer des couleurs, avec des ruptures de timbres, et tout en maintenant une sorte de naturel que des spectateurs ignorant les inserts et la partition de Lehár pourraient à la limite ne pas remarquer. Il y a une lecture détaillée, avec une exaltation des instruments solistes, des groupes (petite harmonie), il y a des moments plus clinquants, d’autres plus rudes, voire rugueux, il y a certes des ruptures de volume, mais cela fait partie du jeu : il y a à la fois une mosaïque ou une série de facettes qui composent un tableau qui au total, semble très cohérent avec le projet, parce que toutes ces musiques parlent des choses voisines, vues avec la distance du sarcasme, de la douleur de l’exil, de l’horreur de la guerre, de la misère, et aussi la fin de la romance « européenne », pour laisser naître la romance « américaine », par les mêmes compositeurs quelquefois, ou les mêmes cinéastes  émigrés, mais qui ne diront pas la même chose, ne feront pas entendre la même musique dans le même contexte. Et Titus Engel excelle part la clarté de la lecture, la chair du rendu quelquefois, l'élégance et le sens dramatique. Magnifique direction.

Ce que j’ai aimé dans cette « vision » musicale, c’est qu’elle clôt une période intense, qu’elle en est comme le dernier soubresaut d’un monde « humaniste » qui va sauter à pieds joints, je le répète, dans Auschwitz et Hiroshima. Et cette illustration musicale est liée de manière indissoluble, soudée au spectacle qui prend alors tout son sens par ses aspects prophétiques. Bien sûr, il peut paraître singulier de lire tout cela dans la création en 1934 de la dernière œuvre de Lehár, et dans cette mise en scène dont on voit bien qu’elle ne délire pas, mais qu'elle nous terrasse au contraire en ce qu’elle constate une déchéance avec une tristesse infinie et lacérante. on y regarde un monde tourneboulé, des guerres sans grand sens provoquées par des ambitions maladives, guerres, les ruptures irrémédiables… Das Ende…das Ende…

Note : quels qu'en soient les moyens, nous conseillons vivement de voir ce très grand spectacle. Il est proposé jusqu'au 6 janvier à Munich, mais la jauge est de 25% dans les conditions actuelles de voyage et de séjour… Il sera sans doute repris plus tard à jauge complète. Mais dès le 26 janvier 2022 à 19h, sur Staatsoper.tv et sur Arte Concert vous pourrez en voir le streaming, ou ne manquez pas sinon la retransmission sur Arte le 27 février 2022 à 22h40.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Votre commentaire me semble très riche et rend compte du travail remarquable de toute l'équipe artistique. Votre écrit tranche avec les articles de 'critiques' superficiels et peu cultivés qui ont fleuri autour de cette production. Merci donc.

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