Protocole sanitaire strict, un fauteuil sur deux, du plexiglas attaché au dossier pour éviter les contacts arrière, respect de la distance physique, prise de température, le spectateur qui parcourt les théâtres est désormais habitué à ses nouveaux rites qui ont l’air de s’installer durablement. C’est le prix à payer pour écouter de la musique et nous sommes prêts à nous en acquitter surtout lorsqu’il s’agit de représentations de la qualité de cet Ernani dont le succès prolonge celui du Macbeth il y a quelques semaines. Et Anna Maria Meo, directrice générale, a pu ainsi introduire la soirée avec la joie visible de se retrouver dans « son » théâtre, où orchestre et choeur eux aussi étaient "distanciés", occupant tout l'espace scénique.
Ernani est l’un des opéras les plus emblématiques de la première période de Verdi, et sans doute l’un des plus réussis, appuyés sur le Drame de Victor Hugo, connu de toute l’Europe à cause de la fameuse bataille qui en avait marqué la création, à la Comédie Française en 1830.
Verdi à l’affût de livrets nouveaux, s’est servi chez Hugo créateur du Drame romantique qui a ouvert la voie à un théâtre nouveau, rompant avec le genre tragique fossilisé qui régnait alors sur les scènes. D’ailleurs il est à remarquer que ce qui ne fonctionnait plus au théâtre continuait de fonctionner abondamment à l’opéra. Nombre d’opéras fameux du temps doivent leur gloire à des tragédies tombées dans l’oubli : un seul exemple, tout le monde connaît Norma de Bellini, mais qui se souvient de la tragédie homonyme Norma ou l’infanticide, d’Alexandre Soumet créée quelques mois auparavant au théâtre de l’Odéon qui l’a inspiré.
Ernani, c’est l’histoire de trois hommes amoureux de la même femme, un roi, un proscrit, un Grand d’Espagne. Le proscrit c’est Ernani, en réalité Don Juan D’Aragon, ennemi juré du roi, Silva c’est le vieillard – tuteur d’Elvira qui en est amoureux (encore un peu et on serait dans Le Barbier de Séville) et le Roi Carlo, le futur empereur Charles Quint trouve sur son chemin Ernani, ils sont amoureux de la même femme et là on est un peu dans Il Trovatore . Chez Hugo, l’excès (notamment des premières scènes) pourrait vite virer au burlesque : chez Verdi, et sans doute parce qu’on est à l’opéra, tout passe sans lasser.
Pour empêcher qu’Elvira ne tombe dans les griffes du roi, (le méchant baryton) Silva (la basse) et Ernani (le ténor) font alliance momentanée et Ernani donne sa vie en gage à Silva. Ils conspirent, le complot échoue, mais le roi devient l’Empereur Charles Quint, et pardonne à Ernani en lui donnant Elvira. Bonheur total, sauf que Silva vient réclamer son dû (la vie d’Ernani) et les noces d’Ernani et d’Elvira deviennent noces de sang.
Carlo pouvait difficilement être ce sauvage que Hugo présentait, et l’accession à l’Empire (à l’acte III) provoque en lui cet accès de clémence qui fait les grands souverains et les grands empereurs.
Si vocalement les parties masculines sont assez équilibrées, la partie d’Elvira est redoutable, et réserve tous les pièges possibles pour un soprano : spectre large qui va du grave profond aux aigus meurtriers, grand air initial (Ernani, involami) avec toutes les difficultés que peut réserver l’opéra en folie, graves, suraigus, agilités, sans compter la cabalette en prime. Et bien des divas incontestables furent contestées dans le rôle, à commencer par Freni avec Muti à la Scala en 1982 (mise en scène Ronconi pas trop réussie, et distribution comme on savait les faire à la Scala en ces années, outre Freni, Domingo, Bruson, Ghiaurov.
Un récent Ernani à Lyon (il y a un peu moins d’un an) dirigé par l’excellent Rustioni, avait montré une Carmen Giannatasio à bout de souffle et hors de propos dans le rôle. Il y a quelques années, au MET, Angela Meade avait triomphé aux côtés de Francesco Meli, lumineux, Placido Domingo (en Carlo) et Belosselsky en Silva, dans la fosse, James Levine qui a toujours été un immense chef verdien.
C’est dire qu’Ernani est toujours un défi, qui a été relevé avec panache par un plateau à la fois équilibré et neuf : deux prises de rôles et non des moindres, Piero Pretti pour Ernani, et Eleonora Buratto pour Elvira, tandis que Roberto Tagliavini était Silva et Vladimir Stoyanov Carlo remplaçant Amartuvshin Enkhbat empêché par la difficulté de voyager en temps de Covid.
Au pupitre de la Filarmonica Arturo Toscanini, Michele Mariotti confirme à chaque apparition dans Verdi qu’il en est l’un des meilleurs exégètes actuels. On se rappelle sa récente Aida napolitaine (voir notre article), vibrante, délicate, raffinée, et on se retrouve avec une interprétation d’Ernani dans la même veine, d’une grande clarté, ne couvrant jamais les voix et les accompagnant au plus près, très palpitant et rythmé mais jamais bruyant, cherchant toujours à exalter les raffinements et les délicatesses et l’intimité du drame, à travers la construction de la partition, en mettant en valeur l’instrumentation. Une direction qui montre combien Rossini est une excellente école pour le Verdi de cette période, pour les raffinements, pour l’allègement de l’orchestre et la fluidité. Mariotti arrive désormais à un stade fort mature d’une carrière qui est appelée sans nul doute à devenir dans Verdi un point de référence. Son Ernani est d’abord un drame intime, où dès le prélude est annoncé l’issue tragique : l’histoire d’un perdant, face à Carlo et face à Silva, mais aussi face à ses actions, vouées à l’échec. Seul l’amour lui réussit, mais au moment du bonheur sonne le glas du bonheur. Mariotti veille à faire comprendre ce drame de l’échec et cette ironie tragique qui est éclatante chez Hugo (dans Hernani comme dans Ruy Blas d’ailleurs) où les plus nobles sont victimes des drames du monde. Magnifique approche, qui refuse ce qui pourrait être brillant et gratuit (il est si facile de tomber dans la facilité), mais où toutes les inflexions font sens. Ici Ernani préfigure par certains côtés Don Carlos.
Le chœur bien préparé par Martino Faggiani, perd un peu d’éclat placé très au fond de la scène (distanciation due au Covid et occupation de tout l'espace), mais la prestation est de grande qualité, avec un point tout particulier pour le morceau de bravoure qu’est Si ridesti il Leon di Castiglia, riche d’accents et de couleurs.
Au service de cette approche une distribution qui montre que le chant verdien passé il y a quelques années par une période grise, est riche d’avenir, à commencer par les trois rôles de complément, Carlotta Vichi (Giovanna) au timbre chaud, Paolo Antognetti à la voix claire et bien projetée (Don Riccardo), et Federico Benetti (Jago)
Deux prises de rôles dans la distribution, Piero Pretti et Eleonora Buratto.
Piero Pretti n’a pas le timbre lumineux d’un Meli, qui a un peu perdu l’éclat pour ce type de rôle d’ailleurs, dans une version de concert, il ne montre pas de charisme particulier, mais il est le personnage voulu ; un peu en retrait, jamais en avant, et particulièrement précis en revanche du point de vue du chant. Aucun histrionisme, le chant est contrôlé, impeccable techniquement, les inflexions sont justes, et surtout il fait ressentir la mélancolie inhérente au personnage et donne au rôle une couleur inhabituelle, presque crépusculaire qui ouvre des horizons nouveaux.
Autour de lui les deux autres prétendants sont aussi remarquables :
Roberto Tagliavini, vu à Naples et dans Aida et dans la Neuvième de Beethoven cet été, montre encore une fois qu’il s’installe au sommet des basses italiennes aujourd’hui : diction et phrasé impeccables, projection, profondeur, sonorité, tout est là, il est impressionnant de présence vocale, plus affirmé encore qu’à Lyon l’an dernier.
Vladimir Stoyanov qu’on avait tant apprécié l’an dernier dans Francesco Foscari, montre ici encore une technique exemplaire : diction soignée, chaque mot est sculpté et porte chaque inflexion, chaque accent, Stoyanov a une belle technique, une tenue de souffle impeccable et une belle expressivité : il est un Carlo très expressif, son air Oh de' verd'anni miei est un exemple d’incarnation, sans jamais là non plus pécher par excès ni être démonstratif, mais soucieux sans cesse de donner la couleur du personnage.
Enfin Eleonora Buratto, dont on suit avec intérêt les prises de rôle et une carrière qui s’affirme de rôle en rôle. On a souligné combien le rôle est souvent un piège à sopranos. Eleonora Buratto montre d’emblée une aisance dans les agilités, et surtout une voix très homogène, avec des graves vraiment splendides, ainsi qu’une capacité à monter à l’aigu et au suraigu notable, la voix s’est élargie, a gagné en volume, et son Elvira s’affirme d’emblée comme l’une des meilleures de ces dernières années.
Il est certain que le rôle murira encore, et que certaines âpretés notamment dans le suraigu quelquefois un peu métallique disparaîtront : cette Elvira a de l’avenir !
Au total une soirée qui fait honneur aux efforts du festival pour assurer une programmation de référence, et pour faire oublier les désastres du Covid. Verdi a triomphé, et c’est du pur bonheur.