On ne compte plus les intégrales des concertos pour piano de Beethoven, et on s’étonnera d’autant moins de la parution de cet enregistrement en cette année anniversaire ; et pourtant les intégrales se suivent mais ne se ressemblent pas. Dernière en date, celle de Jean-Efflam Bavouzet pour le label Chandos, dirigeant depuis le piano le Swedish Chamber Orchestra. Soliste et chef : voilà une double casquette qui peut faire des merveilles, car elle suppose un dialogue direct entre le pianiste et les musiciens tout au long des répétitions, une lecture unifiée de la partition, mais aussi que le piano soit situé face à l’orchestre et non plus devant lui : il devient alors un soliste dans l’orchestre plus que par-dessus l’orchestre, et ce placement particulier autorise une qualité d’écoute et de nuances qui peut se révéler extrêmement riche.
C’est en partie le cas dans cet enregistrement, nous y reviendrons, mais il convient d’abord de souligner que les concertos ne sont pas présentés ici dans leur ordre habituel (celui des opus) mais dans leur ordre de composition, c’est-à-dire n°2 (op.19), n°1 (op.15), n°3 (op.37), n°4 (op.58) et n°5 (op.73) ; un choix qui fait entendre d’autant mieux l’évolution du style de Beethoven, dans l’écriture pianistique mais surtout dans l’orchestration qui l’accompagne. Hasard ou pas, Jean-Efflam Bavouzet et le Swedish Chamber Orchestra proposent une interprétation de plus en plus convaincante d’un concerto à l’autre, qui justifie qu’on se prête à l’écoute de l’intégrale sans se laisser décourager par les faiblesses des débuts.
Les concertos n°2 et n°1
Le concerto n°2 en do majeur et le concerto n°1 en si bémol majeur ne sont pas les pièces les plus faciles à aborder parce qu’elles sonnent de manière très classique à l’oreille, sans déployer encore la richesse d’orchestration que l’on trouvera dans les concertos suivants ; sans faire cohabiter non plus de manière aussi habile le piano et l’orchestre.
On a la sensation, à l’écoute du concerto n°2, que le Swedish Chamber Orchestra et Jean-Efflam Bavouzet manquent un peu d’élan et de sens du détail, comme un tour de chauffe où chacun prendrait progressivement ses marques. Le premier mouvement est bien sage, l’orchestre ayant tendance à disparaître dans les piano, mais fait entendre un très beau son chez le soliste malgré quelques traits rapides qui auraient pu être plus perlés. Le deuxième mouvement est un peu métronomique, manquant de direction et de dessin mélodique à l’échelle de la phrase – rendus certes difficile par le mouvement Adagio –, mais le rondo final est bien réalisé, même si les musiciens restent souvent un peu trop en retrait par rapport au piano : l’écriture de Beethoven tend certes à ce déséquilibre, mais il aurait été plus profitable au soliste d’être soutenu par un son plus dense à l’orchestre.
Un tour de chauffe avons-nous dit, car on trouve au contraire dans le concerto n°1 un élan et une énergie indéniables : le crescendo des premières mesures est bien mené, l’utilisation des cuivres et des vents – notamment le basson que l’on entend bien – donne du relief à l’orchestre, les phrasés sont vifs et Jean-Efflam Bavouzet se saisit du dernier mouvement comme d’un ragtime percutant rythmiquement. Mais au risque de paraître bien exigeante, le revers de la médaille est certaines lourdeurs dans l’interprétation qui perd alors en clarté, en brillant et en délicatesse pour faire entendre les subtilités rythmiques, ce qui est dommage dans une œuvre aussi allante et enlevée. On notera en revanche la très belle cadence du premier mouvement – toutes les cadences enregistrées sont celles écrites par Beethoven – où le pianiste joue admirablement de la résonance du son et semble imiter un orchestre par la densité qu’il parvient à créer sous ses dix doigts.
Ces deux premiers concertos sont donc un peu décevants et ne parviennent pas à susciter l’enthousiasme, d’autant plus quand on les compare aux suivants où une proximité entre les instrumentistes ainsi qu’une plus grande finesse de nuances se font entendre.
Les concertos n°3, n°4 et n°5
Le concerto pour piano n°3 est le seul composé dans le mode mineur et le plus dramatisé par Beethoven, mais aussi le plus rempli de contrastes. L’antagonisme de tonalités mineures et majeures, le jeu sur les timbres – le compositeur mettant en valeur de manière appuyée et individuelle les différents pupitres de l’orchestre – chargent la matière orchestrale de couleurs variées et participent à la tension générale de l’œuvre, tout en n’empêchant pas des moments plus lumineux. Le Swedish Chamber Orchestra et Jean-Efflam Bavouzet construisent remarquablement chaque mouvement de ce concerto en jouant des oppositions, en dessinant un arc dramatique clair et en tissant le dialogue entre le soliste et l’orchestre de manière beaucoup plus dense qu’auparavant. Cela n’empêche pas, dans le Largo, que le piano se mette parfois en retrait pour laisser parler les autres instruments : mais c’est précisément cette idée de communication, de passage de parole qui est au cœur du dispositif beethovénien et qui manquait dans le début de l’enregistrement.
Cette proximité se révèle particulièrement nécessaire et très bien rendue dans le Concerto pour piano n°4 où les différentes voix peuvent se faire indépendantes sans perdre la cohésion générale. Le tempo assez vif du premier mouvement gomme parfois les détails, notamment rythmiques, mais permet à l’orchestre de trouver de beaux phrasés. On apprécie tout particulièrement le son très clair et lumineux déployé par Jean-Efflam Bavouzet tout au long de l’œuvre et sa manière de se fondre parmi les musiciens. Le rondo est ainsi dense, homogène, plein de nuances, voire empressé par moments ; mais la délicatesse est de mise dans les passages qui le demandent, et les pizzicati et les interventions par touches du cor viennent donner un relief soigné à l’ensemble.
Le Concerto pour piano n°5 enfin vaut avant tout pour la prestation de son soliste. Le pianiste passe de la force majestueuse à la plus grande légèreté, d’un son extrêmement dense à des phrases finement ciselées, d’un grave sonore à des aigus limpides. Il déploie également dans l’Adagio un lyrisme qui manquait aux autres mouvements lents, avec une conduite de phrase formidable. L’élégance est de mise face à un orchestre qui en manque un peu par moments – mais heureusement pas dans le deuxième mouvement, aux crescendos parfaitement menés et bien chantant ; on apprécie en revanche que les détails à l’orchestre ainsi que les interventions du cor et des vents sonnent si bien et soient autant mis en valeur, car ils viennent ciseler un jeu qui, dans les tutti, se laisse facilement aller à une certaine lourdeur. Mais en termes de couleurs, de déploiement, de rayonnement, ce concerto est sans doute le plus abouti de l’album.
On arrive donc à l’issue de cette intégrale rassurée que les interprètes se soient montrés de plus en plus convaincants d’une œuvre à l’autre. Jean-Efflam Bavouzet est sans conteste un pianiste de premier ordre et livre une prestation réussie de ces concertos : la vélocité n’est pas une difficulté pour lui – quitte à ce que les passages les plus virtuoses ne soient pas toujours aussi perlés qu’on pourrait le souhaiter – et il se révèle surtout extrêmement doué pour varier les couleurs du piano, la densité du son et ses nuances. Le Concerto pour piano n°5 prouve également une aptitude à faire chanter l’instrument qu’on aurait voulu entendre dans tous les mouvements lents, car elle révèle tout le potentiel expressif de Beethoven. Le Swedish Chamber Orchestra laisse en revanche une impression un peu plus mitigée, mais bénéficie de pupitres de vents (et notamment de cuivres) tout à fait convaincants.
De vents et de cuivres, il en est question dans le Quintette pour piano et vents en mi bémol majeur (op.16) qui vient compléter l’enregistrement. Interprété par Jean-Efflam Bavouzet, Karin Egardt (hautbois), Kevin Spagnolo (clarinette), Mikael Lindström (basson) et (cor), l’œuvre est une belle conclusion après les concertos pour piano. Les cinq interprètes y dessinent très bien les lignes mélodiques et font preuve d’une belle homogénéité, menant d’une même voix les nuances. Le dialogue entre les instruments fonctionne extrêmement bien et on retiendra tout particulièrement la prestation de la corniste Terese Larsson ainsi que le troisième mouvement au 6/8 dansant et expressif, qui clôt l’album sur une note vive, expressive, et d’une qualité musicale impeccable.