Premiers pas
La question de Dieu traverse l’œuvre de Wagner à des degrés divers, à commencer par l’effet des « interdits » ou des règles religieuses sur les hommes, punition du Hollandais, malédiction de Tannhäuser, mais aussi arrivée de Lohengrin venu du Graal parmi les hommes (et son échec). C’est une question qui va se poser en évoluant tout au long de la vie de Wagner, qui va chercher aussi du côté du bouddhisme ou de l’Orientalisme des voies possibles pour la foi.
A priori, Das Rheingold pose la question des Dieux, des dieux en recherche d’affirmation et tout le Ring dont la fin s’appelle Götterdämmerung, le Crépuscule des Dieux, semble être une histoire de naissance et de fin des Dieux.
D’ailleurs, le début même de Rheingold semble être une sorte de naissance au monde, mimée par la musique qui fait émerger le son du silence.
Or, singulièrement, les mises en scènes marquantes du Ring des Nibelungen mobilisent l’attention autour de la question de l’Or et du pouvoir, opposés à l’amour : pour avoir le pouvoir (c’est-à-dire l’Or), il faut renoncer à l’amour. On a donc fait de cette histoire une lecture essentiellement idéologique, dénonciation du capitalisme naissant, en lien avec les aventures révolutionnaires de Wagner à Dresde, avec Bakounine, et son exil et de fait, souvent la parabole finale qui signe la fin des Dieux laisse espérer un règne nouveau des hommes (c’était par exemple le sens du final de Chéreau, mais aussi de Kriegenburg ou d’autres). La parabole préférée ? Les Dieux disparaissent et commence, comme un espoir, le règne des humains…
Tobias Kratzer pose au départ deux éléments clés, d’une part, un monde sans Dieu, où Dieu est mort selon l’expression de Nietzsche, un monde qui a peut-être cru en Dieu, mais qui ne croit plus (d’où le décor de cathédrale abandonnée) et dans ce monde déjà défait, des êtres qui errent, les uns dans leur finitude comme Alberich qui est au bord du suicide, et les autres dans leur espoir d’infinitude retrouvée, des dieux ou prétendus tels squattant cette cathédrale un peu encombrante pour eux…
Cette Cathédrale, décor unique installé en son centre sur une tournette semble a priori très simple et va concentrer le regard sur les acteurs et sur le jeu : pas de décor hyperdétaillé et précis comme chez Castorf, il y a dans ce décor quelque chose d’épuré et pourtant d’ambigu… La cathédrale semble être le lieu poussiéreux d’un culte passé, ce que confirme « Gott ist tot » que les dieux vont essayer de réinvestir, sans qu’on y croie vraiment tellement ils semblent décalés. Elle est ce symbole de ce qu’on appelle la permanence du lieu de culte : l’archéologie nous a montré que certaines églises sont construites sur d’anciens temples, eux même construits sur des antiques lieux d’adoration divine, comme l’église Saint Clément de Rome qui en est l’un des symboles les plus aveuglants. On pourrait citer le Parthénon, transformé en Mosquée jusqu’à ce qu’un boulet vénitien ne l’explose au XVIIe, on pourrait aussi citer Sainte Sophie de Constantinople, dont le nom même aujourd’hui est syncrétique « mosquée Aya Sofia », qui veut dire littéralement mosquée Sainte Sophie, ce qui est une singularité…
Bref, pour qu’il y ait Dieu, il faut qu’il y ait temple, parce que le temple est le lieu de rassemblement des fidèles : église= Ecclesia=assemblée… Les dieux squattent le lieu de l’assemblée des fidèles… C’est donc bien d’eux, des hommes qui vont croire, qu’ils s’agit.
Cette vision des Dieux « initiaux », installés au pied d’un échafaudage couvert d’une bâche, m’a fait un peu penser aux Dieux de Chéreau dans Das Rheingold, comme arrivés aux pieds de leur futur, mais en même temps un peu perdus, dans une sorte de provisoire, une sorte de troupe de théâtre à la capitaine Fracasse… Cette idée de troupe de théâtre affleure d’autant plus que les Dieux sont ici habillés de costumes médiévaux de dieux nordiques, un peu cheap – notamment pour Wotan-, si bien qu’on a peine à croire en eux, comme si d’emblée, ils étaient de faux dieux, des sortes d'usurpateurs. L’idée est celle d’un moment en train de se faire, d’une construction, dont on ne sait ce qui va en sortir. Mais dans le lieu de « l’assemblée », le lieu du culte… qu’importe qui on prie pourvu qu’on prie…
Un point est clair : c’est l’extraordinaire humanité de cette petite troupe, des dieux humanisés, dans un squat-cathédrale…
Mais ces dieux squatters apparaissent dans la deuxième scène : la première a été traitée elle aussi de manière singulière, elle aussi oscillant entre humanité d’aujourd’hui et espace inter-genres… Rien de magique a priori, et pourtant des moments d’irréalité… On n’arrive pas à définir dans quel monde tout cela se déroule, un monde sans Rhin mais avec l’Or qui brille, avec trois filles (dites filles du Rhin) qui ne sont plus que trois filles un peu délurées et vaguement magiciennes, qui s’amusent entre elles et s’amusent de cet Alberich perdu lui aussi au départ dans cette cathédrale. Tout cela tourne en rond, au milieu de fumées, de surgissements d’animaux (à la Castellucci), un jeu qui oscille entre réel et irréel, entre amusement et légèreté, mais aussi amertume et violence..
Mais de l’ombre surgit Loge, cigarette au bec (ce Dieu du feu ne cesse de fumer) qui va pousser Alberich à agir, pour déclencher toute l’affaire…
Ainsi Kratzer raconte l’histoire sous un angle qu’on n’avait jamais vraiment vu, celui des dieux comme « fondateurs » et non comme « arrivés », mais aussi celui des dieux comme « manœuvrés ».
Le plus souvent dans notre imaginaire, les dieux arrivent riches d’une histoire déjà lourde et Wotan veut couronner l’œuvre par le Walhalla, le grand-œuvre qui signe définitivement son pouvoir, un pouvoir déjà conquis par la trahison des traités. Ici, c’est bien plus trouble, plus ambigu, parce que tout au long de ce Rheingold, on n’arrive pas à croire à ces dieux fagotés en dieux vikings de théâtre de province, presque issus d’un grand opéra du passé, des dieux de pacotille, tant leur tenue et leur comportement manquent de cette « dignité » ou de cette autorité à laquelle on est habitué.
Ainsi l’impression domine que Kratzer joue sur cette ambiguïté de départ de Dieux « pas trop sérieux », et un peu manœuvrés d’un côté par Loge, impeccablement habillé, et de l’autre par les géants, ici des religieux, qui pourraient être des évangélistes, qui se « soumettent » hypocritement à ce Wotan un peu cheap et lui présentent la « campagne de pub » ton Walhalla/Ton Wotan et les « goodies », des statuettes de Wotan au casque ailé : tout Dieu qui s’installe doit faire sa pub pour ratisser du public ou du fidèle… c’était déjà le cas dans la Rome impériale, riche en dieux orientaux, dont le dieu des chrétiens.
L’impression est donc multiple et inattendue : un travail théâtral attentif sur le jeu des acteurs, avec des typologies de personnages, les dieux costumés, les religieux-évangélistes et Loge, un peu à part, et puis face à eux, Alberich, l’homme du peuple, mal dans sa peau, au tee shirt affichant « Age of Empires », le jeu vidéo de construction de civilisations, au bord du gouffre, mais qui a été manœuvré par Loge (toujours lui) pour s’emparer de l’Or. Et qui ainsi « rebondit ».
La seconde impression est une sorte d’horizontalité : on ne distingue pas (trop) les caractères : paradoxalement les dieux apparaissent les plus ridicules avec leur accoutrement. Wotan même avec son casque ailé, n’impressionne pas et fait plutôt sourire. Et Tobias Kratzer, qui a déjà travaillé sur les faux prophètes (avec Le Prophète de Meyerbeer à Karlsruhe) semble nous entrainer sur quelque chose qui dépasse la simple histoire de ce Ring et qui touche à la croyance, à la foi, y compris dans les faux dieux. D’une certaine manière, l’Or du Rhin ressemble à « la fabrique du divin », sans mysticisme, sans mystère, mais avec beaucoup de sarcasme et de distance, une fabrique du divin par les hommes…
Kratzer va donc proposer les ingrédients qui permettent la naissance de la religion, car ce qu’il touche ici, c’est la question fondamentale, et jamais fouillée, qu’il n’y a pas de dieux sans religion. Il faut des gens pour croire aux dieux, vrais ou faux… et Kratzer entretient sans cesse le doute, comme si le monde était un immense théâtre dont ces dieux un peu ridicules étaient les acteurs puis les moteurs.
Dans tout ce petit monde de manœuvres où Wotan est aussi bien manœuvré et séduit par les géants que par Loge l’homme de l’ombre et toujours dans l’ombre, un seul apparaît « vrai », c’est Alberich, au départ seul, perdu, abandonné et lui aussi manœuvré. Il est "vrai" au départ parce qu’il n’a plus d’enjeu, plus rien à faire dans ce monde : il peut donc tout risquer puisqu’il n’y a plus rien à perdre et tout à gagner. L’ennemi idéal d’un Wotan en cours d’installation.
Au terme de ce premier tour d’horizon, nous nous trouvons face à un projet totalement inhabituel, où diverses strates semblent se mélanger. D’abord un néant, un noir absolu d’où émerge peu à peu le son et quelque pâle lumière, une naissance au monde où la seule chose que l’on découvre c’est le graffiti Gott ist tot (Dieu est mort), presque en contradiction avec cette impression de naissance du son, comme si de la mort naissait quelque chose… Comme si ce néant initial était néant de mort qui reprenait vie.
Ensuite, une vision très contemporaine dominée par un Loge sorte d’intellectuel distant et froid, des filles du Rhin plutôt jeunes femmes d’aujourd’hui qui manient très bien leur téléphone mobile, et un Alberich qui semble à l’abandon dans la misère du monde, et de l’autre côté des dieux un peu « à côté » en habits de dieux scandinaves d’antan, habits un peu passés, sans lustre ni relief, comme de passage ou comme cherchant un nid, je les ai appelés « squatters », des personnages comme sortis d’un livre d’images, de nos images mentales comme « insérés » dans une autre réalité, en tous cas qui ne semblent pas tout à fait à leur place ou cherchant leur place. Alors le discours grandiloquent de Wotan du début du deuxième tableau semble tomber à plat et tourner à vide, un vrai discours de « théâtre » au sens ironique du terme.
On a l’impression d’un petit monde qui tourne à vide, et pourtant déjà, dès le premier tableau, quelque chose s’est retourné. Loge a fait mouvoir Alberich, qui maudit l’amour et s’empare de l’or, non sans violence, il tire sur les filles du Rhin dont l’une est atteinte aux jambes et portera béquille. Dans ce monde initial qui semblait tourner à vide avec des Dieux inutiles, déjà un grain de sable, la violence, qui va alimenter la machine.
Le contexte est très épuré, une cathédrale abandonnée, un échafaudage, un monde soit en construction, soit en déconstruction (Dieu est mort), un monde en tous cas sans ordre apparent, jusqu’à l’arrivée des géants-évangélistes, un monde peu éclairé, un décor sans grands détails…
En fait on a pris au sérieux Alberich et Loge au départ, mais ces Dieux qui surgissent restent un mystère, et presque un sourire, comme s’ils étaient passés de mode, des dieux de théâtre avons-nous dit, on pourrait préciser, des dieux d’opéra…
Par incise, notons qu’il y a un pays, les États-Unis, où un ancien acteur, Ronald Reagan, est devenu président et où un ancien showman de téléréalité, Donald Trump s’apprête à le redevenir. Des faux dieux devenus de vrais dieux de pouvoir… Comme pour dire que le théâtre, le show n'est pas un obstacle pour arriver au pouvoir, bien au contraire.
C’est au départ ce sentiment de décalage réel/irréel, magie/vérité qui domine et donne volontairement une impression désordonnée et inquiétante. On ne sait pas trop dans quel monde on évolue. Les filles du Rhin très réelles, très modernes avec téléphone mobile et selfies, font apparaître des objets ou des animaux, font surgir des fumées, font danser Alberich, jusqu’à l’apparition de l’or et qu’on comprenne que tout est ordonnancé par Loge dans l’ombre.
Il y a le jeu, il y a les rires, il y a les interrogations, et il y a la violence, jusqu’à ce que le spectateur renoue avec l’histoire, l’or, la malédiction, Das Rheingold de toujours en quelque sorte. Un mélange des genres qui perd un peu le spectateur et qui lui fait sentir que le monde voulu par Kratzer est un monde à strates, mais aussi un monde où l’illusion envahit le réel jusqu'à le noyer.
Les strates
Pour percevoir la profondeur de ce travail, il convient de se pencher d’abord sur les substrats philosophiques, d’abord Nietzsche (Gott ist tot), mais surtout, c’est Kratzer lui-même qui le souligne, Feuerbach que Wagner a lu et qui voit dans les dieux la projection des idéaux humains. Ainsi donc l’impression qui prévaut est celle de Dieux terriblement humains, loin de la représentation habituelle des Dieux. Ces dieux réagissent avec une sensibilité toute humaine.
Deuxième strate, ces Dieux sont issus de la mythologie nordique, mais nous avons déjà noté leurs costumes un peu « fripés », au sens propre, comme des « fripes », vieux costumes de théâtre sortis d’un coffre. Des Dieux qui apparaissent fatigués, et pas très allants : rien à voir avec l’image du Dieu Viking exhibée dans le Ring de Schwarz à Bayreuth. Donc Kratzer nous montre des Dieux pas très crédibles, et répétons-le, manipulés, d’un côté par Loge, toujours dans l’ombre, et d’autre part par les géants, vêtus en prêtres diffusant des images « publicitaires » (« Dein Walhalla, dein Wotan ») comme pour vendre le produit, et qui se confondent en génuflexions démonstratives devant ce Dieu Wotan étrange, au point qu’on se demande qui se moque de qui dans un petit groupe d’êtres qu’il est difficile de distinguer puisque Kratzer ne différencie pas les « races » et fait de l’ensemble un groupe un peu indistinct. Tous semblent issus de l’humanité moyenne et ce qui distingue les Dieux, c’est leur léger « ridicule », leur décalage, le fait qu’ils ne soient pas comme « les autres », Loge et les géants c’est-à-dire les manipulateurs, sont vêtus de manière assez proches et contemporaine.
Troisième élément ou strate, Kratzer a derrière lui une histoire wagnérienne et pré wagnérienne, où sens où il a travaillé à trois Meyerbeer (Les Huguenots, Le Prophète, L’Africaine) qui chacun posent la question de la définition de l’humain et des effets des religions ou des faux dieux et trois Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg à Karlsruhe où il traite du Wagnérisme et de nos regards, y compris scéniques, sur Wagner, Tannhäuser à Brême et Bayreuth, et dans ce dernier cas, il travaille à la fois sur Bayreuth comme pèlerinage (premier acte) et sur la fin du monde et de toute humanité dans un troisième acte déchirant, et enfin Götterdämmerung à Karlsruhe dans un Ring de quatre metteurs en scène où il est chargé de mettre en scène The End/Das Ende, la fin. Chacun de ces opéras, qu’il soit de Wagner ou de Meyerbeer, traite plus ou moins de la relation à la religion, mais aussi des substituts du divin (Wagner par exemple, Dieu d’un Bayreuth devenu temple). Ainsi, Rheingold ici posant directement la relation des dieux au hommes continue en quelque sorte une sorte de filon exploité de diverses manières par les opéras montés par Kratzer qu’il est nécessaire de lier. Meyerbeer et Wagner font ici partie des strates qui construisent le concept de mise en scène où se poursuit une idée qui domine la scène de Kratzer, une lecture douce-amère du monde, sans illusion sur nous, et sur tout ce que nous créons sur tout ce à quoi (et à qui) nous croyons.
Dernier élément de ce mille-feuilles intellectuel et scénique, la capacité de Kratzer à raconter une histoire archi-connue sous un angle totalement neuf.
Jamais aussi clairement Loge n’est apparu comme le marionnettiste qui fait mouvoir les personnages et l’action. Et d’abord il travaille sur Alberich. Pour que s’affirment les dieux, il faut qu’ils s’affirment contre quelque chose ou quelqu’un. Les filles du Rhin sont des outils qui croient dans ce monde originel et pur (auquel elles sont les seules à croire), et Loge lance dans le jeu Alberich le désespéré qui va voir dans l’or la « possibilité d’une île ». Il sera le pôle négatif, qui doit s’affirmer comme tel d’emblée, il allait se tirer une balle, il finit par la tirer sur une des filles du Rhin : il voulait s’autodétruire, il va s’opposer au monde. Premier acte de guerre en quelque sorte, qui affirme son statut.
On comprend alors la logique que va suivre Loge : Alberich étant une affaire qui marche, il faut désormais susciter l’opposé. Il n’y a pas de conquête religieuse sans guerre des dieux et victoire finale : dans la mythologie grecque, Zeus s’affirme contre Chronos. Il faut créer en quelque sorte une mythologie… et comme toute mythologie, elle sera violente.
C’est le dernier élément de ces strates de mise en scène qui font de ce travail un travail faussement linéaire et vraiment complexe où il y a le sourire et il y a la violence.
La violence va être très présente (et je reviens à la mise en scène de Chéreau, qui elle aussi laisse une grande place à la violence), violence, physique, mais aussi psychologique, violence de domination, mais, comme souvent chez Kratzer, le tout sous les oripeaux d’une apparente légèreté. On rit quelquefois, on sourit, on y croit sans y croire, et pourtant, l’anneau est arraché à Alberich en coupant son doigt (comme chez Chéreau), Freia est pendue jusqu’à ce que l’or lui permette de reposer ses pieds, et elle a été probablement violée, Alberich est humilié, nu comme un ver quand on lui vole l’or, sans compter la violence intrinsèque de l’histoire originelle (le meurtre de Fasolt par Fafner). En bref, un récit qui apparaît faussement léger, et en même temps terriblement cruel, violent, amer, sans qu’on n’y fasse trop cas : c’est là la magie Kratzer, d’être toujours non dans l’ambiguïté, mais dans le double chemin… Kratzer joue sur le réel, sur le virtuel, en montrant tous les possibles d’une situation, les lignes et l’entre les lignes.
Monde des dieux et monde d’aujourd’hui
Tout le jeu de ce prologue est de nous faire douter de ces dieux pas très crédibles et de nous montrer qu’ils restent quand même des dieux qui se confrontent au monde, à notre monde. Et de montrer d’une certaine manière dans cette confrontation le décalage.
C’est dans la descente au Nibelheim que les choses sont le plus clairement exprimées, par une de ces vidéos dont Kratzer (et son vidéaste Manuel Braun) a le secret.
Il y a descente au Nibelheim, mais le Nibelheim n’est pas sous-terre, c’est la terre elle-même, le monde que Wotan va traverser, avec ses attributs divins, ou au moins ceux qu’il peut emporter. Impossible de se balader dans le monde des hommes avec sa lance, ni avec son casque ou ses goodies (comme le casque ailé miniature, que les géants ont rageusement brisés quand Wotan les a renvoyés à leurs chères études). C’est une permanence de la mythologie que les dieux pour se glisser parmi les hommes soient obligés de se déguiser en hommes (les grecs diraient mortels), ils ne peuvent apparaître comme des Dieux. Le romancier sud-africain Coetzee l’a très bien montré dans Elisabeth Costello quand il évoque les rencontres érotiques des dieux et des mortels. En revanche, pour le voyage, il faut à ce dieu un peu des pommes de Freia qui préservent l’immortalité (on emporte donc une pomme coupée qui est le viatique des dieux). Ce dieu ne peut donc se balader en costume de dieu viking dans le monde d’aujourd’hui, il doit donc revêtir un costume « anonyme », d’autant que ce monde est hostile aux dieux, les églises brûlent (un peu stimulées par Loge) et les statues sont badigeonnées d’un peu sympathique « Fuck your God »… Il n’est donc pas si facile d’être Dieu dans ce monde. Et le voyage est presque un road/air Trip, c’est un voyage qui part des montagnes mais qui traverse en avion (en classe économique) l’Atlantique puisqu’il aboutit aux Etats-Unis. Manière discrète d’identifier l’Outre Atlantique comme l’autre monde, le monde des autres, manière de souligner aussi le lieu d’Alberich, le lieu d’une altérité où Loge, dieu du feu, n’oublie pas à son passage comme on vient de le dire de brûler toutes les églises, il faut ménager l’avenir en des visions qui rappellent vaguement l’embrasement de Notre Dame dans le Faust parisien du même Kratzer (encore une opposition entre le divin et le maléfique). Et dans ce monde d’altérité absolue, Alberich vit avec Mime dans…un garage où il invente un nouveau monde, ou les outils de sa conquête…
L’allusion à Steve Jobs ou à ces Zuckerberg qui commencèrent dans leur garage ou leur chambre d’étudiant leur aventure technologique est évidente. Alberich est celui qui derrière ses écrans et fasciné par les jeux vidéo prépare la conquête du monde avec des outils nouveaux et qu’il faut à tout prix stopper. il est l'apprenti sorcier…
Bien des mises en scène représentent Alberich à la tête d’une armée de nains qu’il a soumis, mais aucune n’exploite à fond l’idée de la réelle menace qu'il représente et qu’il pourrait être avec son armée un potentiel danger pour les dieux… Cette opposition de deux mondes, Kratzer l’évoque et en est parfaitement conscient, rappelant dans l’interview du programme de salle les héros qui combattent pour Wotan dans Die Walküre. L’idée est claire : étouffer dans l’œuf ces velléités d’Alberich qui sont le danger réel d’une nouvelle domination, un nouveau combat des dieux contre des géants, une nouvelle gigantomachie… Kratzer montre très subtilement où est l’ennemi, du côté de la technologie dominante, du virtuel qui inonde le réel… Elon Musk n’est pas si loin…
Sans sacrifier aux habituels spectaculaires jeux de transformation en dragon, mais avec un Tarnhelm casque de réalité virtuelle, et par un jeu de fumigènes, de rideau qui se baisse ou se relève laissant apparaître le chien de Mime dévoré, Kratzer laisse l’imaginaire du spectateur travailler. Et le retour du Nibelheim est l’occasion encore de scènes désopilantes, puisque le crapeau-Alberich est enfermé dans un tupperware qu’il est difficile de faire passer à la sécurité (les dieux ne sont pas habitués à la vie des hommes… ) sans l’intervention bienvenue de Loge. Kratzer montre la possibilité d’un monde inquiétant, en nous faisant sourire, et c’est tout le piège de son travail.
Le retour de Wotan est l’occasion en effet d’une des scènes les plus terribles et les plus violentes de toute la soirée. Alberich est doublement humilié, d’une part parce que prisonnier et d’autre part parce que complètement nu, c’est-à-dire dépouillé de tout, comme ces gens qu’on a torturés dans les prisons irakiennes ou ailleurs.
Les dieux commencent leur reconquête… Et Kratzer s’exerce au théâtre de la cruauté.
C’est sans doute à tous niveaux le moment le plus tendu et le plus cruel de toute la soirée, entre Freia suspendue au sens propre au bon vouloir de Wotan, qui refuse de céder l’anneau, et Alberich dont le doigt à été coupé pour récupérer l’anneau qui a maudit toute la maisonnée. Rarement la scène a été traitée avec une telle violence avec en plus des géants obstinés prêts à sacrifier la déesse. Le Wotan ridicule en costume de théâtre sait aussi être un tortionnaire si nécessité fait loi et les géants à génuflexions savent aussi menacer.
C’est une sorte de climax interrompu par l’intervention d’Erda, vielle femme qui impose à Wotan de céder l’anneau lui prend et montre ce qui se passerait s’il gardait l’anneau, si bien que Wotan cède. Moment suspendu jusqu’à la lutte traditionnelle entre Fasolt et Fafner, encore une fois stimulée par Loge. En fait Kratzer part des idées Wagnériennes (Loge qui excite un géant contre l’autre par exemple) et les pousse jusqu’au bout, faisant d’Erda le « Deus ex machina » (la « dea ex machina ») et de Loge celui qui « met en scène » l’histoire .
Alors commence la scène finale, qui pourrait s’intituler, « la reconquête » de l’église qui en guise d’arc en ciel fait voir un vitrail représentant l’arbre de vie, symbole universel de toutes les religions, de lumière diffuse qui inonde la nef dont on sent qu’elle va reprendre sa fonction. Le vitrail éclairé comme « entrée en fonction » de la cathédrale qui retrouve vie puis la bâche s’écroule et apparaît un maître autel vide, dans lequel tandis que sonne la musique grandiloquente finale, prennent place dans les niches de l’autel les dieux avec au centre Wotan sur son trône.
Et tandis que les filles du Rhin pleurent l’or perdu et que Loge exprime ses doutes sur l’avenir, les dieux trônent…
Et c’est la dernière image qui est à la fois si juste et si glaçante : à peine les dieux installés dans leur niche et leur autel, les fidèles surgissent de l’ombre et prennent place.
Nous l’avons dit, il n’y a pas de dieux sans fidèles, c’est leur armée à eux… et voilà des fidèles tout prêts à croire à ces dieux qui viennent de se montrer meurtriers, tortionnaires, cruels, voleurs. Le fidèle est prêt à croire à tout…
Ces dieux qui nous apparaissaient si fragiles et fripés au début, voire un peu ridicules et « décalés » acquièrent une sorte de grandeur une fois installés dans leur niche d’autel : il n’y pas plus de « décalage ». Installés dans leur niche d’autel, ils peuvent revêtir les costumes vikings, les casques ailés, ils ont changé de nature, et par là même sont susceptibles d’être adorés dans cette nouvelle posture. Le « décalage » même fait leur singularité qui les sépare des hommes, leur position dans l’autel leur donne l’aura nécessaire et l’éloignement de l’humain. Kratzer fait du Walhalla non pas un lieu ou un Burg, mais une posture, la posture du divin qu’on a passé deux heures trente à « fabriquer », et à quel prix…
Mais, devant cette image triomphale des Dieux à adorer, le prix importe peu, et seul compte l’instant et la relation du Dieu au fidèle, littéralement celui qui a la foi… La trouvaille de Kratzer n’est pas de faire de Rheingold un vrai prologue, très séparé des autres journées, d’autres mises en scène l’ont fait , Chéreau, Castorf etc… mais de faire un prologue clos sur lui-même, qui se termine par une apothéose.
La montée au Walhalla normalement appelle une suite, ici ce n’est pas une montée, c’est une installation dans une sorte de posture définitive qui semble fixer les dieux dans une sorte d’éternité, la posture du divin, pour aujourd’hui et « les siècles des siècles ». Certes, les filles du Rhin, Loge, et peu avant Erda ont relativisé la fin, mais que valent ces avertissements face à l’image du triomphe, comme pour les trumpistes que valent 34 chefs d’accusation si leur Dieu a été élu…
Dans la montée traditionnelle au Walhalla, Wotan monte et les Dieux suivent, ils tournent le dos au public et se dirigent vers leur « Burg », vers un suite… ici, ils prennent place face au public comme pour sanctionner un épisode, terminer une histoire ; un des « coups » de Kratzer est de faire de ce prologue une sorte de fin qui couperait presque de la suite, qui sera chute… mais c’est une autre histoire.
Encore plus profond est la manière dont Kratzer montre clairement le mouvement des fidèles, qui ne surgissent que lorsque l’autel est rempli des Dieux dans leurs niches, comme si il y a avait forcément nécessité de quelque chose ou qu’un à adorer, de remplir un vide. Il n'a cessé de nous dire Dieu est mort, de nous le montrer y compris de manière agressive, et pourtant il faut remplir le vide laissé… Ce ne sont pas les Dieux qui ici sont en cause, c’est nous, les fidèles, le monde, prêt à aimer qui survient, et quoi qu’il fasse ou ait fait, mensonge, trahison, blessures, manœuvres, qu’importe : ainsi en va-t-il des adorations des peuples, des dieux comme des faux dieux… L’actualité très récente et ces Etats-Unis – Nibelheim que nous montre la vidéo sont la preuve que l’adoration est un mouvement qui transcende la raison et la morale. Tout au long de ce Rheingold, on a vu la violence, le sang et le mensonge, on a dit ces dieux un peu « décalés » et un peu ridicules », presque « faux », presque dieux de théâtre, et malgré tout, c’est eux, ces vrais-faux prophètes que le monde va adorer… terrible leçon sur comment va le monde.
Je voudrais terminer par une dernière strate, allant à la fois dans l’histoire des représentations du religieux, mais aussi dans celle du travail de Tobias Kratzer. Cet autel final où trône au centre un Wotan barbu et honoré m’a fait penser fugacement à la statue de Moïse, de Michel-Ange, prévue pour le tombeau de Jules II et installée à Saint Pierre-aux Liens à Rome. Moïse, le prophète qui dénonce les hommes qui croient aux faux dieux (le Veau d’or), et le héros de Moïse et Pharaon, mise en scène par Tobias Kratzer à Aix en Provence en 2022, qui met au centre le pouvoir du religieux et le pouvoir des hommes (Pharaon), les faux pouvoirs, et surtout, par la vision finale, la versatilité des fidèles, qui une fois sur la terre promise, oublient les prophètes et la religion et profitent du temps présent.
Ici la terre et ses puissances essaient de combattre contre Dieu.
Honoré de Balzac, Massimilla Doni (1839)
Une fois de plus, Kratzer s’est intéressé au fait religieux, à la religion en train de s’installer, et aux luttes qui en sont la conséquence, mais surtout, il traite là d’une œuvre de Rossini, aux origines lointaines des opéras de Meyerbeer pour qui Rossini était la référence musicale, et par conséquence indirecte, des drames wagnériens… Il y a là dans le travail de Kratzer une sorte de filiation et de logique qui ne pouvait qu’arriver à Wagner. Rossini, Meyerbeer, Wagner, une filiation à laquelle on ne pense pas toujours et à laquelle ce final m’a fait penser, mais aussi la direction magistrale de Vladimir Jurowski, comme on va le voir. Le tout tisse une toile serrée d’une histoire scénique de Kratzer et musicale de Jurowski qui fait de ce travail un lieu syncrétique qui va bien plus profond que le simple « Rheingold ».
C’est donc sous une apparence d’un récit presque léger et linéaire, théâtralement particulièrement travaillé, que Kratzer fait de Rheingold non pas une leçon sur les Dieux, mais une leçon sur le monde, qui ne fait qu’emprunter le chemin que lui montrent des dieux à la fiabilité et à la moralité douteuses, dans un monde qui ne cesse de vouloir croire en des « dieux » successifs, qui sont tout sauf des modèles, mais qu’on institue en modèles de vie à adorer sinon à suivre. Dans un monde construit sur de telles racines, l’aube est proche du crépuscule. La Roche Tarpéienne est proche du Capitole.
Une Gesamtkunswerk
On reste frappé par la précision du tissage du travail scénique et musical, d’une part avec l’orchestre dirigé par Vladimir Jurowski, et d’autre part par une distribution réunie pour l’occasion particulièrement homogène et engagée dans le jeu, la mise en scène, et la manière de travailler le discours. Dans la compagnie réunie, un ensemble de très bons chanteurs, mais aucune vraie star du chant wagnérien : et pourtant, au total, on est stupéfait de la prestation d’ensemble d’une distribution sans aucun point faible, où chacun trouve sa place, avec un soin tout particulier dans la manière de dire le texte, dans l’expression, dans les couleurs.
Très étonnamment, au sortir de la représentation, je me suis dit, « c’est du pur théâtre » tant l’impression qui dominait était celle d’une représentation théâtrale réglée au millimètre, avec un texte ciselé, une respiration globale jamais en défaut, un ensemble d’une précision étonnante, suivie et soutenue par un orchestre qui jamais ne couvre un mot dans un décor fixe et souvent dans l’ombre. Il y a entre jeu, diction, expressivité, couleur et chant un jeu d’équilibres subtils où la notion de performance disparaît au profit d’un produit d’ensemble qui ne laisse pas d’étonner. Ici a vaincu une troupe.
Et cela commence par les filles du Rhin, Sarah Brady, Verity Wingate et Yajie Zhang, particulièrement engagées dans le jeu et au chant particulièrement clair, projeté, énergique, moins « poétique » qu’habituellement avec cet ensemble mélodieux des trois voix qui fusionnent délicieusement ensemble, mais très vif, très expressif, où les trois jeunes femmes se détachent chacune de manière singulière : il en résulte une scène vraiment « jouée », une vraie scène de jeu dont l’objet est un Alberich un peu perdu dont elles s’amusent, qu’elles tournent en dérision avec une force peu commune. La force de leur chant, la manière dont elles s’engagent en jeunes femmes décidées et moqueuses en font des filles du Rhin singulières, parmi les mieux chantées qu’on ait entendu récemment sur une scène.
Donner est Milan Siljanov qui appartient à la troupe de la Staatsoper, et il se sort du rôle avec les honneurs, tout comme le jeune Ian Koziara en Froh particulièrement lyrique : tous deux, sans être exceptionnels s’intègrent parfaitement dans l’ensemble de la compagnie, où les dieux ne sont pas vraiment des modèles ni des personnages très relevés.
Ekaterina Gubanova en Fricka est ici comme toujours engagée, à la voix bien projetée et bien posée, très expressive, qui semble singulièrement dominer un Wotan plutôt pâlichon avec une diction claire, et une vraie présence scénique et Miriam Mesak est une Freia incarnée, à la voix puissante, bien projetée, dramatique, qui donne au personnage une valence déchirante qu’elle n’a pas toujours.
Magnifique Erda de Wiebke Lehmkuhl, qui en arrivant telle une vielle Dame surgie d’un monde ombreux stoppe tout le mouvement et en quelque sorte arrête le temps. L’expérience riche de la chanteuse dans le domaine de l’oratorio en fait ici une Erda qui remporte un éclatant succès mérité, avec une voix qui porte, et en même temps particulièrement profonde et expressive. Magnifique intervention.
Les géants sont les excellents Matthew Rose (Fasolt) et Timo Riihonen (Fafner), eux aussi très engagés dans le jeu, bien moins « bruts de décoffrage » que dans d’autres mises en scène, mais plus manipulateurs et duplices, dans la ligne d’un Loge. On pense à des prédicateurs évangélistes qui vendent leur produit (Wotan) pour étendre eux aussi leur pouvoir, c’est aussi une trouvaille de Kratzer d’en faire des personnages singuliers, identifiables, et en même temps obséquieux et faussement soumis. Plus manipulateurs que dans la plupart des mises en scène de Rheingold où ils sont manipulés par Wotan.
Mime, c’est Matthias Klink, toujours excellent interprète, (il chantait Loge à Zürich), vif, expressif, à la voix très bien dessinée, à la diction impeccable, et moins caricatural que bien des Mime. Kratzer n’en fait pas (tout comme Loge d’ailleurs) un ténor de caractère ridicule, mais un soumis qui n’a comme ami que son chien (que Alberich-Dragon va massacrer), Kratzer installe les rapports de domination à tous les niveaux de son récit, et Klink, en artiste très ductile et très adaptable scéniquement, s’en sort remarquablement.
Face à lui, Markus Brück en Alberich fait une composition exceptionnelle. Il commence dans le désespoir suicidaire, et se transforme en maître maléfique quand il s’empare de l’or sur la suggestion d’un Loge manipulateur. Immédiatement, il use de violence sur les filles du Rhin (il tire sur l’une d’entre elles), et va devenir le petit artisan de la transformation du monde au fond de son garage à la Steve Jobs où il prépare une sorte de guerre, il fabrique des armes, et suit le jeu de stratégie qu’il aime « Age of Empires » qui ne retrace rien moins que l’évolution, la succession et le développement des civilisations et mythologies… Le personnage est à la fois effrayant et pitoyable, notamment quand il se retrouve nu à la merci de Wotan qui lui enlève tout son or et lui arrache son anneau en lui coupant le doigt. Il n’a plus rien que la force du Verbe, (au commencement est toujours le Verbe…) pour maudire les dieux. Brück se montre un acteur étourdissant, et Kratzer arrive à le rendre plus « tolérable » que Wotan, avec une voix d’une expressivité singulière, d’une puissance évocatoire rare, une incroyable performance. Il sort de scène et rentre dans l’ombre, il restera l’ennemi à abattre…
Kratzer rend aussi Loge un peu particulier par rapport à notre vision habituelle ; Sean Panikkar incarne un personnage distant, froid, manipulateur, toujours dans l’ombre et jamais bien éclairé, j’ai employé plus haut le terme de marionnettiste car on l’impression que c’est lui qui met en scène les deux héros Alberich et Wotan. Il les manipule chacun à son tour, il construit de manière très cynique le monde, et la reconquête du divin en plaçant les pions comme sur un échiquier qui va ensuite fonctionner (presque) seul. Panikkar a une voix très bien projetée, très expressive et en même temps assez neutre, qui n’a rien du Loge sautillant qu’on voit souvent, Il garde toutes les distances et reste froid, ce qui est surprenant et a pu décevoir certains. Le personnage construit est prodigieux parce qu’on le sent à l’affût, déclenchant ici et là les catastrophes et le feu, juste quand il faut pour déstabiliser le monde « en attente » des nouveaux dieux. C’est le grand manipulateur du monde et d’une certaine manière, par son vêtement et son attitude, il est l’éminence grise, le politique qui fait et défait les choses.
Le grand manipulé, c’est Wotan, interprété par celui qui pourrait devenir le grand Wotan des prochaines années, Nicholas Brownlee, que nous avions remarqué à Bayreuth dans Donner – désormais un peu sous-dimensionné pour lui‑, et en Pizarro de Fidelio à Amsterdam. Timbre suave, voix magnifiquement projetée, sens de l’expression, diction impeccable et clarté de chaque mot font que ce Wotan new-look surgit dans le paysage wagnérien avec un bel avenir. Il réussit à faire transpirer un personnage sans charisme, sans relief, manipulé par des géants sarcastiques et un Loge duplice, et rendu un peu ridicule dans son habit de Dieu viking d’opérette de papa, mais surtout il réussit par ses mouvements, sa démarche, à ne jamais impressionner scéniquement. On n’y croit jamais. Ce sont les autres qui nous y font croire. C’est une vraie performance d’acteur, mais aussi une vraie performance vocale qui rendent ce Wotan singulier, jamais vraiment torturé, plus porté par les autres que protagoniste, mais qui, dès qu’il est en position de pouvoir (après avoir ramené Alberich) se montre cinglant, violent, méprisable, en somme, un Dieu pas très digne, qui laisse torturer au bout de sa corde Freia et qui est contraint par Erda à laisser l’anneau. Bref, un dieu assez minable, mais dans notre monde, cela a‑t‑il tant d’importance ? Grande performance de Nicholas Brownlee…
Jurowski, grand horloger de l’horloge wagnérienne
Il se passe avec Vladimir Jurowski quelque chose de singulier… on dit qu’il n’est pas aimé à Munich, notamment de l’orchestre et que la prolongation de son contrat n’a pas été facile.
Certes, il n’est pas un GMD si présent, à l’instar d’un Petrenko ou même d’un Nagano, sans parler d’un Sawallisch dans les grandes années. Certes, on le voit beaucoup dans les Akademiekonzerte et moins dans la fosse de l’opéra, et certes, il n’a pas réussi à tisser avec le public un lien affectif marqué.
Et pourtant, la plupart des opéras qu’il a dirigés se sont soldés par des succès fulgurants, comme Die Passagierin ou Die Fledermaus récemment ou Nos, Les Diables de Loudun ou Der Rosenkavalier. Son approche de Mozart est peut-être plus discutable dans Così fan tutte, mais dans l’ensemble, le public munichois a été gâté par ses prestations.
Avec Das Rheingold il aborde Wagner pour la première fois dans son théâtre et je trouve que son approche colle parfaitement au travail de Kratzer : en ce sens, nous avons là un travail scène-fosse qui est une véritable « œuvre d’art totale » une « Gesamtkunstwerk ».
Nous n’avons pas en effet entendu un Rheingold seulement bien dirigé, mais à la signature anonyme. Nous nous trouvons devant un travail original, fouillé, intellectuellement approfondi, très soucieux du son produit, et de faire entendre d’où vient ce son.
Vladimir Jurowski est un intellectuel de la musique, plus qu’un « sensitif » et il cherche à la fois à rendre compte d’un état de la composition au moment où celle-ci est créée. Das Rheingold est créé en 1869, mais la composition fut terminée en 1854, soit à peine quatre ans après la première de Lohengrin. Wagner mûrit ses principes d’écriture, qui exploseront un peu plus tard.
Il y a dans l’approche de Jurowski à la fois un souci de virtuosité, il fait commencer l’orchestre dans le noir total et le son émerge de l’obscurité, un effet « à la Bayreuth » qui n’est pas indifférent dans ce début de l’œuvre, mais aussi un souci visible de suivre l’évolution dramatique de la manière la plus serrée, la direction est moins « linéaire », plus scandée, avec des moments très marqués, des silences, des effets qu’on n’entend pas forcément habituellement : c’est une direction « théâtrale », qui soutient les chanteurs en veillant toujours à ce que le texte soit audible, en évitant de couvrir le plateau, mais avec un souci analytique exemplaire sans que jamais cela ne semble froid en veillant à accompagner la dramaturgie du texte.
Très étonnamment, j’ai entendu dans cette direction une sorte d’archéologie du son wagnérien, avec des souvenirs de Rossini, voire de Meyerbeer dans la manière d’accentuer certains moments, comme si Jurowski cherchait à nous rappeler que Wagner Kapellmeister avait dirigé le répertoire de l’époque, adorait Spontini, Halévy, avait admiré Meyerbeer, et admirait Rossini. D’un autre côté, je n’oublie pas que le jeune Jurowski étonna Pesaro avec un mémorable Moïse et Pharaon en 1997, de ce Moïse et Pharaon presque fondateur dont nous avons parlé plus haut…. Je perçois – peut-être est-ce mon sentiment et pas une vérité- un effort de Jurowski de nous faire percevoir à la fois d’où vient la musique de Wagner, tout en montrant comment elle transcende cette archéologie pour livrer une force nouvelle et originale. À vrai dire, j’ai rarement entendu sonner Das Rheingold ainsi, et surtout avec une telle cohérence avec ce qui se passe sur le théâtre, une telle unité de respiration. Il y a du théâtre de conversation (ça c’est le Wagner du futur), mais en même temps de la musique démonstrative et de spectacle (la descente au Nibelheim est impressionnante) et surtout une variété d’approches et de rythmes qui donnent une couleur presque kaléidoscopique à la partition, avec une explosion de couleurs différentes inattendues et d’une richesse inouïe, qui illustre ce qu’on voit sur le théâtre. La musique colle à la scène et à ses surprises, elle colle aux mouvements, elle colle aux moments distanciés, elle colle à la violence. C’est étonnant de variété, mais en même temps de souci de montrer – sans paradoxe- linéarité d’une trame et épaisseur du discours. En un mot comme en cent, c’est une des lectures les plus originales et les plus inattendues de Das Rheingold que j’ai entendues, merveilleusement irréductible à une tradition. Quelle joie !
Au total, Kratzer et Jurowski réussissent à faire de ce Rheingold une œuvre fermée, un en-soi qui semble se clore sur cette vision triomphante et désolante d’un peuple qui adore des dieux indignes, simplement parce qu’ils sont à la place juste pour être adorés. C’est un prologue à la fois sarcastique et politique, musicalement très original, qui laisse ouverte la suite sans qu’on puisse deviner clairement ce qu’elle sera. Une fois encore Tobias Kratzer lit le monde sans complaisance et nous le montre sous un angle inhabituel, même si comme Vladimir Jurowski, il sait plonger discrètement dans l’histoire du théâtre et créer un sens neuf à partir d’éléments plus anciens. Voilà un Rheingold sans Rhin, sans géants, sans nains, (presque) sans dieux, et qui pourtant dit déjà bien des choses de la parabole wagnérienne, décidément inépuisable.