Elle aurait certainement pu être l’une des « dames du temps jadis », aux côtés de « Flora la belle Romaine » ou de « Jehanne la bonne Lorraine », mais Villon ne l’a pas voulu ainsi. Shakespeare consacra un long poème narratif à son viol, et Britten en relatinisa le titre, changeant The Rape of Lucrece en The Rape of Lucretia pour l’un de ses premiers opéras, d’après le drame d’André Obey. Les beaux-arts prirent également plaisir à représenter cette dame pudique (mais souvent dénudée, suite à son viol) se donnant la mort alors qu’elle versait encore des larmes. Choisissant le suicide comme Sénèque ou comme Arria, l’épouse de Paetus (qui se tua pour montrer l’exemple à son mari pusillanime, en lui affirmant que « ça ne fait pas mal »), Lucrèce devint un modèle de vertu et peut-être même de virtus, ce qui lui valut plus tard de figurer parmi les « femmes fortes » (aucun rapport avec leur corpulence) ou « neuf preuses », en réponse au neuf preux choisis dans l’antiquité païenne, le récit biblique et dans le passé chrétien, d’Hector à Godefroy de Bouillon. Les Neuf Preuses empruntaient elles aussi à ces trois univers, Lucrèce ayant sa place parmi les Romaines.
On comprend donc sans peine qu’à une époque friande d’héroïnes mythiques ou légendaires, Lucrèce ait inspiré quelques auteurs de cantate. Pour aiguiser la plume du poète et pour stimuler l’imagination d’un compositeur, quoi de mieux qu’imaginer le monologue ultime de la Romaine sur le point de mettre fin à ses jours ? Une belle palette d’affects pouvait être ainsi déployée, en traduisant les différentes humeurs qui se succédaient avant que la lame s’enfonce dans la poitrine de la malheureuse.
Pour son nouveau disque à la tête de son ensemble Les Paladins, Jérôme Corréas a eu l’idée de réunir quatre cantates composées entre les dernières années du XVIIe siècle et les premières décennies du XVIIIe, les seules qui, selon lui, ont été consacrées à la figure de Lucrèce. Quatre partitions mais trois poèmes seulement, puisque c’est le même texte, dû au cardinal Benedetto Pamphili, qui a été utilisé pour deux d’entre elles, les autres poèmes étant anonymes. Et quatre chanteuses, quatre voix distinctes pour ces quatre incarnations de Lucrèce, deux sopranos, une mezzo, et une mezzo qui n’hésite désormais plus à se désigner comme soprano.
Deux compositeurs italiens, rejoints par un Français et un Allemand qui subirent plus ou moins directement l’influence de la musique italienne. De Montéclair, on connaît surtout la tragédie Jephté (1732), seul opéra français du XVIIIe siècle à s’appuyer sur un épisode biblique. On lui doit trois livres de cantates françaises et italiennes, publiés entre 1709 et 1728 ; c’est du troisième recueil qu’est extraite cette « Morte di Lucretia » qui ouvre le disque, la pièce la plus récente de tout le programme. Sandrine Piau bénéficie d’une longue fréquentation du répertoire de cette époque, dont témoignent de nombreux disques, et on retrouve ici toute la noblesse qu’elle insufflait à son interprétation d’héroïnes de tragédie lyrique (en 2001, déjà avec Les Paladins, elle avait enregistré la Lucrezia de Haendel dont il sera question plus loin). Dans la plainte, bien sûr, et même dans son emportement, la dame violentée conserve pudeur et réserve. Le monologue proprement dit est suivi de quelques phrases allègres qui, en moins d’une minute, résument le triomphe moral posthume de Lucrèce.
Amel Brahim-Djelloul interprète ensuite avec un dramatisme intense la « Lucretia Romana » d’Alessandro Scarlatti, la cantate la plus ancienne des quatre, composée en 1688. Cette fois, un préambule décrit les circonstances du viol et le trouble de la victime avant de lui donner la parole, après quoi la voix ne prononce plus que les paroles attribuées à Lucrèce, jusqu’à l’ultime « Addio ». La soprano parcourt un large registre expressif, osant le chuchotement sans craindre d’aller jusqu’au cri, en s’autorisant des glissandos et des moments de quasi parlando, et mettant en relief certaines syllabes, pour mieux traduire d’abord la colère de l’héroïne. Une deuxième partie, plus recueillie, exprime surtout la douleur
A Karine Deshayes revient la pièce la plus connue de ce disque, la Lucrezia, l’une des quelques soixante-dix cantates italiennes écrites par le jeune Haendel, mais sans doute l’une des plus souvent enregistrées, par des sopranos, des mezzos et même des contre-ténors (comme rivale en termes de popularité, on peut aussi citer Agrippina condotta a morire, elle aussi très prisée des chanteuses). On remarque ici la réalisation assez originale de la partition : comme s’en explique Jérôme Corréas dans le texte de la brochure, cette version « ajoute ça et là quelques touches de violon, dans la tradition des accompagnements improvisés tels qu’ils étaient pratiqués par les violonistes italiens de cette époque », d’où un tissu musical plus moiré que ce n’est souvent le cas. Cette fois, le texte est censément prononcé par Lucrèce du début à la fin, et s’achève sur le désir de revanche. Karine Deshayes y manifeste une agilité vocale jamais prise en défaut.
La voix la plus grave des quatre réunies ici se voit confier la Lucrezia de Benedetto Marcello, qui reprend le texte utilisé par Scarlatti, tout en l’amputant par endroits, pour un résultat plus bref mais non moins efficace. Lucile Richardot met elle aussi beaucoup de théâtre dans son interprétation, avec des accents tout à fait saisissants, tout en respectant les exigences d’une partition qui sollicite l’extrême grave autant que l’aigu. Du même Marcello, Jérôme Corréas a choisi de donner à entendre un Concerto a cinque en fa mineur pour faire découvrir l’écriture de ce « compositeur expérimental », la partie instrumentale du disque, qui met en valeur les sept musiciens de l’ensemble Les Paladins, étant complétée par une sinfonia tirée de l’oratorio Il martirio dei santi Vito, Moedesto et Crescenzia de Bernardo Pasquini, exactement contemporain de la cantate de Scarlatti.