Au Louvre, dans le Salon Denon, qui sépare les deux salles rouges, celle des néo-classiques et celle des romantiques français, le visiteur distingue vaguement, au-dessus des portes et sous les fenêtres supérieures, deux très grandes toiles – 8 mètres de large par 4,50 mètres de haut – qui semblent se répondre, se faisant face. L’éclairage n’est pas fameux, mais sauf pour la Mort d’Elisabeth, reine d’Angleterre de Delaroche, et la Phèdre de Guérin, on en conclut assez vite que ce n’est pas si grave, et que ces œuvres méritent sans doute ce purgatoire auquel elles semblent durablement confinées. Si le premier musée national traite ainsi Guillaume Guillon Lethière (1760–1832), c’est peut-être qu’il ne mérite pas mieux. Côté cour de la Pyramide, Brutus condamnant ses fils à mort (1811), côté salle de la Joconde, La Mort de Virginie, d’abord intitulé Virginius, capitaine de légion, tue sa fille pour lui sauver le déshonneur de servir au plaisir d’Appius Claudius (1828) : deux sujets assez épouvantables, parfaites illustrations de cette très inhumaine vertu romaine qui fut longtemps données en exemple et que la Révolution avait remise au goût du jour (même David, avec Les Licteurs ramènent à Brutus les corps de ses fils, montrait un Romain accablé par son propre caractère implacable). Quant au traitement de ces deux « grandes machines », il est assez décourageant, lui aussi : les personnages, certes grandeur nature, sont néanmoins éloignés autant que possible du spectateur (là où David nous place à quelques centimètres de Léonidas aux Thermopyles). Le Brutus de Guillon Lethière paraît assez désespérément statique et un peu terne, La Mort de Virginie est nettement plus animée et l’action est un peu moins mise à distance.
Pour ne pas en rester là, le Louvre a décidé, avec la collaboration du Clark Art Institute de Williamstown, Massachusetts, de consacrer une exposition à cet artiste aujourd’hui bien oublié. La chose est d’autant plus opportune que Guillaume Guillon Lethière présente un atout de poids : bien que tout à fait blanc de peau, à en juger par les portraits qu’ont laissés ses contemporains, à commencer par Boilly qui le montre au centre de L’Atelier d’Isabey (1798), et en terminant par Heim qui le met en pleine lumière, la bedaine tendant son gilet blanc brodé, dans Charles X lors de la remise des prix au Salon de 1824 le 15 janvier 1825, Guillon Lethière, né à la Guadeloupe, était le fils d’un colon et d’une esclave elle-même métisse. A l’heure où toutes les institutions muséales d’Occident semblent se creuser la cervelle pour trouver de nouveaux moyens de pratiquer la repentance, célébrer un artiste qui, peut-être né libre, ou du moins affranchi de bonne heure, eut une mère esclave, est un moyen de rappeler certaines vérités historiques sans pour autant discerner partout des relents de colonialisme. Hélas, Le Serment des ancêtres (1822), « trésor national haïtien », où l’on voit Pétion et Dessalines jurer de libérer Haïti sous les yeux bienveillants de Dieu le père, n’a pu le faire le voyage jusqu’à Paris et n’est évoqué qu’à travers une reproduction en noir et blanc : c’est la seule œuvre où l’artiste évoque l’indépendance d’une colonie française, et la seule qu’il signa « Guillon Lethière né à la Guadeloupe », cette dernière précision donnant son sous-titre à l’exposition. C’est aussi celle qui a été choisie pour l’affiche et pour la couverture du catalogue, les organisateurs ayant d’abord cru possible d’en obtenir le prêt pour le Louvre.
On le comprend, Guillon Lethière fut peintre d’histoire : il peignit les événements de son temps, avec un remarquable talent pour survivre sous tous les régimes qui se succédèrent durant sa vie. Au début des années 1790, il conçoit des œuvres de propagande républicaine ; sous le Directoire, il chante la chute de Robespierre et la fin de la Terreur avec sa Frise représentant le 9 thermidor an II ; choisi par Napoléon pour la décoration du Louvre en 1800, et bénéficiant en 1804 d’une importante commande, Les Préliminaires de paix signes à Leoben, 17 avril 1797 (autre immense toile – 6 mètres par 3,30 mètres – qui n’a pas quitté son lieu de conservation, en l’occurrence le château de Versailles), ayant pour mécène Lucien Bonaparte, il verra ensuite ses œuvres achetées par Louis XVIII et la mort ne lui laissera pas le temps de mener à bien La Fayette présentant Louis-Philippe au peuple de Paris, ébauché en réponse à une commande du roi citoyen. Guillon Lethière sut aussi fort bien tirer son épingle du jeu : bien qu’il ait échoué trois fois au concours du Prix de Rome, il part en 1786 pour la Villa Médicis grâce à une bourse, et il y reviendra, cette fois en tant que directeur de 1807 à 1816 – il eut notamment pour pensionnaire Ingres, qui dessina une magnifique série de portraits de trois générations de la famille Guillon Lethière.
L’exposition présente les diverses facettes de l’artiste, les plus officielles comme les plus intimes. On pourra ainsi être moins sensible aux portraits d’apparat et davantage à ceux qui semblent saisir le modèle dans un instant de vie, comme l’admirable Femme appuyée sur un portefeuille (1798) qui pourrait représenter la belle-fille de l’artiste, elle-même peintre. Ceux que laisseraient de marbre les scènes antiques comme Homère chantant son Iliade aux portes d’Athènes (1814) ou mythologiques comme Le Jugement de Paris (1812) avec son Mercure qui s’envole dans les arbres, seront peut-être plus séduits par les toiles inspirées par La Jérusalem délivrée, comme Herminie chez les bergers (1795) ou Carlo et Ubaldo dans les jardins d’Armide (1820). Et ceux que les grandes machines touchent peu prêteront un œil plus attentif aux esquisses préparatoires, qui laissent deviner un coup de crayon ou de pinceau plus nerveux (les premières versions de Brutus, remplies de nus héroïques) ou plus tendre (les belles esquisses beaucoup moins sèches pour La Mort de Virginie, des années 1820). Un conseil : ne vous laissez pas décourager par l’énorme Philoctète (1798), peint grâce à un prix décerné lors d’un concours organisé par le Comité de salut public. Guillon Lethière offre assez de visages distincts pour qu’il y en ait qui vous plaise.
Catalogue sous la direction de Marie-Pierre Salé, relié, 23 x 28 cm, 432 pages, Snoeck, 59 euros