Kaija Saariaho (1952)
Innocence (2021)
Opéra en cinq actes
Livret original en finnois de Sofi Oksanen
Livret multilingue de Aleksi Barrière
Créé au Festival d'Aix en Provence le 3 juillet 2021
Création mondiale

Direction musicale : Susanna Mälkki
Mise en scène : Simon Stone
Scénographie : Chloe Lamford
Costumes : Mel Page
Lumière : James Farncombe
Chorégraphie : Arco Renz
Assistant à la direction musicale : Clément Mao-Takacs
Chefs de chant : Frédéric Calendreau, Alain Muller
Assistante et assistant à la mise en scène : Sybille Wilson, Robin Ormond
Assistante à la scénographie : Blanca Añón García
Assistantes aux costumes : Elisa Penel, Angèle Mignot
Ingénieur du son : Timo Kurkikangas
Waitress : Magdalena Kožená
Mother-in-Law : Sandrine Piau
Father-in-Law : Tuomas Pursio
Bride : Lilian Farahani
Groom : Markus Nykänen
Priest : Jukka Rasilainen
Teacher : Lucy Shelton
Student 1 (Marketa): Vilma Jää
Student 2 (Lilly): Beate Mordal*
Student 3 : Julie Hega
Student 4 : Simon Kluth
Student 5 (Jerónimo): Camilo Delgado Díaz
Student 6 : Marina Dumont
Figurantes et figurants
Helene Beilvaire, Maëlle Desclaux, Paul Escamez, Elie Gautron, Hagop Kalfayan, Mathilde Melero, Ælfgyve Parry Courtier, Lucile Signoret
Estonian Philharmonic Chamber Choir
Chef de chœur : Lodewijk van der Ree
London Symphony Orchestra

Commande du Festival d'Aix-en-Provence
Coproduction San Francisco Opera, Royal Opera House, Covent Garden, Metropolitan Opera, Finnish National Opera and Ballet, Dutch National Opera

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 10 juillet 2021, 20h

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après un Tristan discuté, c’est une production indiscutable que signe Simon Stone : Innocence de Kaija Saariaho, le plus gros succès du Festival, du public comme de la critique, ce qui est à la fois étonnant et rassurant pour une création. Voilà un spectacle qui est une réussite à tous les niveaux : plateau (superbe), fosse (exceptionnelle) et mise en scène d’une efficacité et d’une justesse rare. Tous les ingrédients de l’opéra y sont, grâce à un livret exceptionnel tiré d'un texte de Sofi Oksanen et adapté en neuf langues par Aleksi Barrière et à un sujet qui touche chaque spectateur d‘aujourd’hui, de toutes origines et partout.

Accessible en vidéo sur ArteConcert jusqu'au 9 juillet 2024 :
https://www.arte.tv/de/videos/097910–000‑A/kaija-saariaho-innocence/

J’écris souvent qu‘au théâtre, la tragédie est le dernier jour de la crise, le moment où les choses éclatent. C’est à une tragédie classique que nous assistons, à la longueur de tragédie grecque, dont les protagonistes ont refoulé pendant dix ans un épouvantable drame. À l’occasion d’un mariage et d’un de ces hasards qu’on appelle en dramaturgie classique « ironie tragique », tout va remonter à la surface et tel un fil va dérouler les refoulements, les souvenirs, les drames enfouis au risque de voir tout s’écrouler, pour enfin poser la question de l’acceptation du deuil et du passé
Le drame ? Un ado humilié par l’école a fini par tirer sur ses camarades dans une école internationale, et a tué entre autres une jeune fille, Markéta, dont la mère, serveuse dans un mariage, ne réussit pas à se remettre.

La noce, au centre Sandrine Piau (La Belle-mère), Magdalena Kožená (la serveuse) (les mariés : Markus Nykänen et Lilian Farahani), le beau-père (Tuomas Pursio)

L’ironie ? Ce mariage est celui du frère du jeune tireur, sorte de cérémonie de conjuration et d’oubli pour toute la famille qui a vécu pétrifiée de remords pendant dix ans.
La péripétie ? La serveuse (Magdalena Kožená), reconnaît la famille, et vice versa, et tout remonte, les remords, les plaies, les souvenirs, et fait de cette fête un cauchemar.

Cauchemar : la serveuse (Magdalena Kožená) et Markéta, sa fille morte (Vima Jää)

Comme toutes les tragédies, il y a cinq actes, mais finalement très peu d’interruption de la trame, car ce qui frappe, c’est le côté continu d’une œuvre qui se joue sans entracte et dont le fil se dénoue progressivement et impitoyablement, des premiers moments où tout semble insouciant et heureux. Mais très vite le secret perce, un secret dont on ne devine pas tout de suite la nature, un lourd secret de famille  que chacun avec ses moyens a essayé de refouler : c’est d’abord le cas du marié, frère du forcené, dont le mariage scelle définitivement un passage « à autre chose », c’est le cas de sa mère (Sandrine Piau), forte personnalité qui ne désire qu’une chose : refermer coûte que coûte la plaie, au prix de mensonges, d’apparences trompeuses, de compromissions : entre ces personnalités, le père, qui le premier a reconnu la serveuse, le prêtre, ami de la famille, cherchent d’abord à éviter le drame, mais la serveuse est un reproche vivant (elle a perdu sa fille), et elle veut encore des explications, des justifications à ce drame : elle se pose face aux remords enfouis, aux reproches et aux interrogations de toute la famille.
Et puis, au milieu, la mariée, Stela, jeune roumaine que le marié a connue lors d’un voyage en Roumanie et qui tombe littéralement au milieu de cet entrelacs de non-dits : on comprend que le marié a choisi sa future complètement ailleurs, pour que rien en elle ne lui rappelle le passé, elle est étrangère en soi et étrangère à tout. Elle va donc traverser la pièce comme la seule « innocente » de tous les personnages, instrumentalisée par la « culpabilité » des autres, et en premier lieu de son mari.

Le marié (Markus Nykänen), la mariée (Lilian Farahani) à la fin de l'oeuvre

On le voit, face à la famille réunie par le mariage du fils avec la jeune Stela qui sert de cicatrice artificielle au drame enfoui, il y a la serveuse, porteuse de la plaie jamais refermée, jamais cicatrisée : et « Innocence » est la rencontre de ces deux univers, obsessionnels pour tous. Et pourtant, si le drame est permanent, si les souvenirs sont présents, vivants même, rien ne semble affleurer tant l’ensemble musical et scénique est marqué par une sorte de fluidité. La crise est là, diffuse et diffusée, distribuée en chacun et distribuée spatialement, mais la musique semble se dérouler, presque lancinante comme la douleur, avec une manière étouffante de privilégier les sons graves, notamment au départ, une gravité sous-jacente à l’apparente insouciance de la noce au départ.

Dispositif : en bas le mariage (présent), en haut la classe (passé), en bas la serveuse (Magdalena Kožená) en haut sa fille morte Markéta (Vima Jää)

Toute la trame se déroule dans un splendide décor de Chloé Lamford. Un immeuble désossé dont on voit chaque pièce, de la salle de mariage aux toilettes, sorte de squelette qui figure le labyrinthe psychologique de chacun, mais aussi de tous, car on ne cesse d’aller de l’intime au collectif, du souvenir individuel à la psychose collective : il y a la noce, image d’un collectif coupable, et face à eux, à eux tous, la bouleversante serveuse de Magdalena Kožená, dont la seule présence va déclencher la mécanique tragique. Et ce petit immeuble ne cesse de tourner, hypnotisant le spectateur fasciné par les grandes et les petites scènes, les micro épisodes, avec un réalisme impressionnant (on reconnaît la patte Simon Stone, lecteur impitoyable de la modernité.) Cet immeuble qui tourne, ralentit, s’arrête, va en arrière, sans toujours qu’on le ressente, sans rien noter précisément, mais en se laissant aller peu à peu, jusqu’à s’apercevoir qu’à la réalité du présent se substituent partiellement ou totalement des images du passé, de salle de restaurant on passe à salle de classe, d’entrée du restaurant (Convallaria : le nom savant du muguet, porte bonheur, mais éminemment toxique voire mortel) ou passe à l’entrée de « l’international school » où a eu lieu la fusillade et peu à peu l’immeuble se vide de ses accessoires jusqu’à laisser les pièces nues, les cadavres, les taches de sang : il faut aussi souligner la performance technique des équipes qui réussissent à modifier le décor qui tourne lorsque ce qui est à modifier est dans la « face cachée » au public, comme la « face cachée » des apparences, la « face cachée » des vérités qui apparaissent peu à peu dans leur crudité.

En haut les mariés heureux (l'apparence) (Markus Nikänen/Lilian Farahani) En bas, les beaux-parents découvrent la situation (Sandrine Piau/Tuomas Pursio)

Tout cela tourne, mais aussi se correspond terme à terme, du rez de chaussée au premier étage, avec des jeux de correspondances, comme les toilettes à la verticale de la salle du mariage, des images que le spectateur peu à peu reconstruit ou reconstitue, levant progressivement le voile sur ce qui est arrivé, dans une sorte de thriller qui peu à peu voit disparaître les artifices de la noce, repas, flonflons, fleurs, comme si l’aujourd’hui était peu à peu submergé par l’hier :  le sens de rotation s’inverse d’ailleurs après le massacre : une foule de micro détails qui peuvent quelquefois échapper consciemment mais qui s’impriment et prennent sens : Stone crée en même temps notre propre souvenir du massacre, il réussit presque à le faire nôtre, c’est à dire à nous forcer à intérioriser l’événement pour que nous l’accueillions non comme fiction, mais comme réalité vécue par procuration, un peu comme d’autres attentats que nous avons vivement ressentis parce que « ça aurait pu être nous »..
Nous, dans notre diversité : l’idée de placer cet épisode dans une école internationale vient du livret de Sofi Oksanen. Certes, la langue originale est le finnois, et la plupart des chanteurs sont finlandais, eux qui cherchent tous à masquer leurs culpabilité (le fils, le père, le prêtre) ceux qui ont senti quelque chose mais n’ont pas vu venir, qui n’ont pas osé voir ou osé comprendre le processus en cours, et puis il y a les femmes, chantées par des artistes de cultures diverses, une roumaine (la mariée, chantée par la néerlando-iranienne Lilian Farahani), la mère (la française Sandrine Piau), la servante (chantée par la tchèque Magdalena Kožená)  et l’enseignante (américaine, Lucy Shelton tellement émouvante) qui comme le prêtre (est-ce un hasard ?)a vu tout en refusant de voir, une diversité voulue qui masque une unité, celle d’une plus grande perméabilité des femmes à l’aveu, à l’expression des émotions, que les hommes cherchent à masquer. Jolie manière d’évaluer les comportements de genre et certaines permanences qui véhiculent des idées reçues (l’homme masque et la femme moins).

Le passé, les étudiants et en haut l'enseignante (Lucy Shelton)

C’est cette dentelle faite de subtiles variations sur les comportements qui rend aussi l’œuvre si proche de nous, les personnages de la scène sont nous-même et pas des personnages de théâtre paroxystiques : cette tragédie est notre tragédie et c’est pourquoi elle « fonctionne ». D’ailleurs, cet immeuble qui tourne et qui change et qui se vide et qui nous reflète, c’est évidemment aussi une métaphore de notre « monde comme il va », aussi
l’œuvre s’ouvre-t-elle sur cette diversité des langues parlées, des étudiants de l’école, et ce n’est pas un hasard.
L’épisode touche chacun car le massacre de masse est aujourd’hui hélas une réalité, répétée aux USA, et présente dans tous les pays sous des formes diverses. Cette diversité est en réalité une unité de choc, avec des modalités différentes de le recevoir, comme un Kaléidoscope des êtres dans une humanité unique. Monde unique qui va et qui tourne, humanité unique dans ses souffrances, c’est l’opéra-miroir.
Et puis peu à peu apparaissent dans la tragédie les fantômes. Car l’intrusion du passé dans les têtes déborde des têtes pour envahir l’espace, peu à peu, insensiblement. Comme la figure centrale de Markéta, qu’on découvre peu à peu et qui est une des victimes, mais aussi LA victime, la figure de la victime, la fille de la serveuse, chantée par l’extraordinaire Vilma Jää avec une voix nasale et étrange une voix venue de la tradition finlandaise et du pop avec des sons jamais entendus, qui donne justement cette impression d’éloignement et d’étrangeté, à laquelle néanmoins on adhère, tant ce chant est incroyable d’émotion. Encore une figure féminine marquée par une diversité-altérité. Dans cette œuvre la variété vocale, la variété des accents, la variété des timbres vient beaucoup des femmes, comme si elles portaient une valence autre, qui va au-delà des identités et des singularités.
Sandrine Piau est vraiment elle-aussi exceptionnelle, dans le rôle de la belle-mère avec sa volonté aveugle de « faire comme si », d’effacer le passé comme Lady Macbeth la tache de sang, c’est à dire en vain : elle est raide, obstinée, et la voix est tranchante, puis peu à peu affiche ses fissures et ses failles, c’est une interprétation de tout premier ordre, totalement incarnée.
Quant à Magdalena Kožená, c’est aussi une incarnation impressionnante : rarement on l’a sentie si juste, si humaine, si déchirée : elle a l’attitude, à la fois farouche et distante, et rongée par le désespoir, qui n’est même pas esprit de vengeance, – à quoi bon quand tout est perdu, mais volonté de savoir, comment ? pourquoi ? qui ? volonté désespérée. Et Kožená a tout : les gestes, brusques ou indifférents, de la femme qui fait son travail de serveuse mécaniquement, et d’autant plus qu’elle a reconnu ceux qu’elle sert, puis qui décide de parler, d’aborder les uns et les autres avec urgence, tout en gardant une dignité extraordinaire, avec une voix aux couleurs multiples, suaves ou rauques : elle est totalement prise, immergée dans le rôle et vraiment fascinante. Elle crée à elle seule l’identification.
Du monde des hommes, trois remarquables chanteurs, le très connu Jukka Rasilainen, qui porte l’humanité dans sa voix, il fut par exemple un Kurwenal bouleversant à Bayreuth, une voix au timbre un peu fatigué qui convient magnifiquement au personnage hésitant, culpabilisé parce qu’il a refusé de prévenir ce qu’il sentait venir.
Le beau-père, c’est Tuomas Pursio, qu’on a vu jadis dans les « jeunes » Wagner (Liebesverbot et Rienzi) représentés en pré-festival à Bayreuth en 2013, et que nous avions déjà remarqué pour la qualité du timbre, le soin donné à la couleur de cette voix de baryton-basse. Il est ici à la fois retenu et pudique, et sonne très juste. Et puis il y a le marié, le frère du forcené, Markus Nykänen, qu’on vit en 2015 à Bâle dans Cassio de l’Otello signé de Bieito, très « coincé » au départ, particulièrement avec sa fiancée, à qui il masque tout ce passé, et qui peu à peu se découvre, se révèle et se libère, devenant à la fin absolument déchirant lorsqu’il avoue ce que tout le monde se cachait : il était complice de son frère qu’il admirait, et il a renoncé par lâcheté. Une magnifique performance.

Et puis tout se résout, quand la fiancée a enfin tout compris de ce que cache ce mariage, même pas arrangé ou prétexte, mais ce mariage « couverture » où elle se trouve malgré elle instrumentalisée, et que finalement on comprend qu’il faut vivre, une vie qui se gravit, qui se tire au sens de la chanson célèbre de Mikis Théodorakis : « η ζωή τραβάει την ανηφόρα » (la vie est en montée, se monte ).
Quand tout est dénoué par les aveux des uns et des autres et surtout l’aveu du frère, il n’y a plus rien à attendre, et alors on voit cette magnifique scène où le fantôme de la jeune Markéta abandonne sa mère : le deuil est fait, il faut maintenant vivre un avenir.

Le passé, les fantômes : au centre Markéta (Vilma Jää)

La musique de Kaija Saariaho est très dramatique, ou plutôt très dramaturgique au sens où elle épouse parfaitement le livret à la fois fluide et déroule son fil dramatique jusqu’à la fin, ce dénouement par l’aveu dont nous venons de parler, elle épouse aussi les psychologies des personnages, dans les détails – j’ai pensé, eh oui, à Verdi avec sa volonté maniaque d’écrire en fonction des personnages qu’il veut faire mouvoir sur le théâtre, et non en fonction des performances vocales… C’est une musique de flux, plus que de crise, un flux qui épouse le flot des souvenir, le flot des mouvements circulaires de cette maison : flot, fleuve, jusqu’au débordement final, oui il y a dans cette musique comme un ruisseau qui devient un fleuve puissant et irrépressible, où tout se transforme et où tous les niveaux se mêlent, réalité comme souvenir parce qu’à un moment, les personnages ne peuvent plus se souvenir, ils ne peuvent que revivre au sens du Temps retrouvé de Proust. Ils ont fui le temps perdu mais celui-ci les rattrape tous et les emporte.
La musique épouse le drame non au sens explosif du terme, mais implosif, alors, plus que la mélodie, c’est une musique qui se diffracte en mille couleurs instrumentales, une musique de la couleur avant d’être une musique au trait, parce que dans le drame représenté, la partie dramatique, le trait est « souvenir », et la couleur est ce qui reste, et le goût, l’odorat comme ce qui n’est pas palpable,  et qui nous assaille. Et c’est là où cette musique est suprêmement évocatoire : on ne l’entend pas, on la vit dans son flux naturel qui perçoit l’imperceptible. Une musique remplie de « presque rien » à l’infini, de ces petits rien qui finissent par construire une totalité.

Et pour la servir, il faut d’abord signaler le magnifique Estonian Philharmonic Chamber Choir, qui fait corps avec l’orchestre, comme des voix perdues, et retrouvées, et persistantes, et obsédantes, mais aussi les voix parlées, ceux des étudiants de ce lycée, français, grecs, tchèques, espagnols, qui alternent avec les voix chantées, avec un stupéfiant naturel, encore une fois les diversités de timbres, d’accents, les voix féminines ou masculines (celle de Camilo Delgado Diáz, « Jerónimo »), qui se répondent… Tout cela semble naturel mais masque une construction rigoureuse dont la cheffe Susanna Mälkki a toute la responsabilité.
Elle a une profonde empathie pour cette musique, non parce que c’est une musique d’aujourd’hui, – on lui met toujours le tampon « musique contemporaine » sur le front, ce qui est ici ridicule. L’empathie vient peut-être de ce que Saariaho, Oksanen et elle sont finlandaises et qu’elles peuvent ressentir dans la même langue, mais c’est pour moi insuffisant et au fond très banal.
J’ai retrouvé les qualités de rigueur de Susanna Mälkki et sa capacité à faire entendre les détails d’une musique « pleine de détails », ou « pleine de notes » comme dirait l’autre ironiquement, pleine de tous ces détails qui accumulés forment un flot ininterrompu dont nous parlions plus haut. Mais derrière « rigueur » on lit souvent insensibilité, et j’ai trouvé au contraire dans son approche de cette musique une extraordinaire sensibilité qu’on ressent dans le soin à la maîtrise des volumes, aux changements de couleurs, à la valorisation de tel ou tel pupitre (magnifique London Symphony Orchestra, encore plus convaincant peut-être que dans Tristan). Susanna Mälkki porte avec une sorte d’urgence cette « infinie tristesse », une sorte de mélopée de l’amertume qu’est la musique de Saariaho, une musique qu’elle fait ici respirer, ressentir par tous les pores. Quel manager inspiré lui donnera un Tristan à diriger ?

Au total, et plus encore que pour l’autre triomphe contemporain d’Aix Written on Skin, on a ici un événement parce qu’il est prouvé que l’opéra d’aujourd’hui peut toucher et même bouleverser un public. On dit tellement que l’opéra est mort qu’on se trouve stupéfait d’un triomphe pareil et tellement mérité, dans lequel entrent mise en scène, interprètes, fosse, œuvre, on serait bien incapable de donner une palme tant ce triomphe est choral. L’opéra lui-même est un opéra du collectif, et vu le sujet, un opéra si collectif qu’il est opéra de civilisation, il traite sans prétention démonstrative, mais seulement par le sensible, de la sauvagerie que nous cherchons à cacher, de nos culpabilités, et des extrêmes possibles de notre culture occidentale. En ce sens il est un révélateur, c’est le rôle irréductible de l’art, un art pour une fois partagé par tous, dont tous, artistes comme publics sont bouleversés.

Accessible en vidéo suur ArteConcert jusqu'au 9 juillet 2024 :
https://www.arte.tv/de/videos/097910–000‑A/kaija-saariaho-innocence/

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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