British Stories, conversations entre le musée du Louvre et le musée des Beaux-Arts de Bordeaux, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, jusqu’au 19 septembre 2021,

Absolutely Bizarre ! Les drôles d’histoire de l’Ecole de Bristol (180‑1840), Galerie des Beaux-Arts de Bordeaux, jusqu’au 17 octobre 2021

Commissariat de l’exposition « Absolutely Bizarre ! » :
Sophie Barthélémy, directrice du musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Sandra Buratti-Hasan, directrice adjointe
Guillaume Faroult, conservateur en chef, en charge des peintures françaises du XVIIIe siècle et des peintures britanniques et américaines, musée du Louvre
Jenny Gaschke, conservatrice en charges des collections des Beaux-Arts avant 1900, Bristol Museum & Art Gallery

Catalogue  sous la direction scientifique de Guillaume Faroult, textes signés Sophie Barthélémy, Sandra Buratti-Hasan, Amy Conannon, Anna Dougherty, Guillaume Faroult, Jenny Gaschke et David H. Solkin. Coédition Musée des Beaux-Arts de Bordeaux / Snoeck, 288 pages, 29 euros, ISBN 978–94-6161–617‑3

La visite des expositions a eu lieu le 22 juillet 2021

A Bordeaux, jusqu’à cet automne, deux expositions mettent en valeur la peinture anglaise, trop souvent négligée hors des frontières du Royaume-Uni : l’une s’appuie sur les collections nationales (bordelaise et parisienne), l’autre se focalise sur les artistes de l’école de Bristol, curieux assemblage d’adeptes du sublime et de peintres du quotidien.

Bien que malmenée par les raisons que l’on sait, la « saison britannique » prévue de longue date par le Musée des beaux-arts de Bordeaux a enfin vu le jour : même si celle devait initialement démarrer dès novembre 2020, l’été 2021 permet d’en apprécier les deux volets dans toute leur richesse.

Au Musée proprement dit, il a été judicieusement décidé de rapprocher la belle collection bordelaise de peinture britannique et quelques-unes des œuvres que conserve le Louvre et qui sont si mal mises en valeur à Paris (quand le département de la peinture anglaise du premier musée national aura-t-il droit à autre chose qu’un bout de couloir ou une salle provisoire ?). Juste retour des choses, d’ailleurs, dans la mesure où ladite collection bordelaise fut largement constituée en 1952 par la décision parisienne de confier à la ville tout un lot d’œuvres anglaises, écossaises et même américaines, dont bon nombre de « MNR » (Musées Nationaux Récupération), c’est-à-dire des toiles récupérées en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, dont les propriétaires n’ont toujours pas été retrouvés. Cette petite exposition-dossier, présentée au bout de l’aile sud du Musée des beaux-arts de Bordeaux, est l’occasion de rapprochements qui montrent que, même en France où elle est rarement appréciée à sa juste valeur, la peinture britannique est assez dignement représentée à l’intérieur de nos frontières. Bien que le parcours aille de Van Dyck jusqu’à John Martin, le visiteur est accueilli par Reynolds (l’exposition fait l’impasse sur Gainsborough, artiste absent des collections bordelaises), avec notamment deux portraits majeurs où éclate la liberté de facture du premier président de la Royal Academy : le jeune Master Hare du Louvre et le vieux Richard Robinson de Bordeaux.

 

Joshua Reynolds, Master Hare (Portrait de Francis Hare), 1788–1789. Huile sur toile © RMN, Paris, musée du Louvre/ Gérard Blot. 

Ramsay, Zoffany, Lawrence et Benjamin West sont également de la fête, et assez superbement pour plusieurs d’entre eux. La « conversation » proposé par British Stories se prolonge même dans l’aile nord du musée, avec une œuvre majeure de Victor Pasmore (1908–1998), l’un des pionniers de l’abstraction britannique des années 1950.

Joshua Reynolds, Portrait de Richard Robinson, 1771–1775. © MNR 335, affecté au Musée des Beaux-Arts, Ville de Bordeaux.

De l’autre côté du Cours d’Albret, la Galerie des beaux-arts accueille une exposition au titre un rien racoleur (mais il semblerait que l’on n’ait désormais plus guère le choix si l’on veut attirer le public), Absolutely Bizarre !, consacrée à toute une galaxie d’artistes bien moins connus encore de ce côté-ci de la Manche, formant une véritable « école de Bristol » qui s’est épanouie dans les premières décennies du XIXe siècle. Pourquoi Bristol ? Parce que cette cité portuaire du sud-ouest de l’Angleterre est unie à Bordeaux par un jumelage conclu en 1947, et vit elle aussi dans la repentance d’un lourd passé, s’étant enrichie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle grâce au commerce triangulaire. La dernière manifestation artistique rapprochant les deux villes remontant à 1972, il était grand temps d’y revenir, et de rappeler au public français que l’histoire de l’art occidental ne se borne pas à l’Europe continentale.

Peut-être pour rassurer le visiteur, l’exposition s’ouvre et se referme sur un nom familier, celui de William Turner. La présence du plus illustre des artistes britanniques se justifie tout à fait dans la première salle, puisque le jeune Londonien se rendit à Bristol en 1791, tout juste âgé de 16 ans, et rapporta de son séjour plusieurs aquarelles inspirées par les paysages spectaculaires des environs de la ville. Que le cheminement se termine également avec Turner pourra apparaître un peu moins évident, malgré les efforts de Guillaume Faroult, en charge des peintures britanniques et américaines au Louvre, directeur scientifique du catalogue et l’un des commissaires de l’exposition, mais on y reviendra.

On pourrait considérer que l’une des bizarreries mises en avant par Absolutely Bizarre ! est la cohabitation de tendances apparemment tout à fait contradictoires au sein de cette « école de Bristol », partagée entre la représentation du réel et la dimension allégorique, entre la contemplation des beautés de la nature et la dénonciation des travers de la société. Mais après tout, on retrouve cette même division dans la littérature britannique de l’époque, où s’illustrèrent à la fois les poètes romantiques fascinés par la présence divine dans l’univers et une romancière comme Jane Austen, impitoyable observatrice des ridicules humains et des mouvements du cœur.

Du côté de Wordsworth ou de Coleridge, on placerait ainsi les artistes qui se sont attachés à dépeindre Bristol et ses environs, les si pittoresques gorges de l’Avon, et notamment leur point le plus étroit où Isambard Kingdom Brunel allait jeter un pont suspendu, prouesse technique dont la gestation occupa plus de trois décennies : Samuel Jackson peignit des vues du projet dès le début des années 1830, Samuel Colman représenta la pose de la première pierre en 1836, mais le pont ne serait ouvert à la circulation qu’en 1864. La présence humaine dans la nature est donc loin d’être exclue, et les peintres montrent aussi les édifices qui font alors de Bristol une rivale de Bath en matière d’architecture. L’entreprise de mise en image est favorisée par les ambitions d’un érudit et mécène bristolien, George Weare Braikenbridge, qui commande aux artistes locaux un millier de dessins topographiques, les aquarelles de Samuel Jackson (1794–1859) conférant aux lieux une luminosité étonnante.

Francis Danby, Coucher de soleil sur la mer après une tempête (Sunset at Sea after a Storm), 1824. Huile sur toile © Bristol, Bristol Museum & Art Gallery

La trajectoire la plus étonnante est sans doute celle de Francis Danby (1793–1861), Irlandais qui s’établit à Bristol en 1813. S’il se fait d’abord connaître par des paysages observés, il passe bientôt aux paysages rêvés, remportant en 1824 un vif succès avec son Coucher de soleil sur la mer après la tempête, exposé d’abord à Bristol, puis à la Royal Academy de Londres, toile dont le rougeoiement sanguinolent renvoie au sublime prôné par Burke et semble vouloir battre sur son propre terrain John Martin, grand spécialiste des vues cataclysmiques d’inspiration littéraire ou biblique. Danby va encore plus loin avec L’Ouverture du sixième sceau (1828), dont on voit ici une version réduite qui est peut-être une étude pour l’œuvre définitive. Au même moment, Samuel Colman (1780–1845) produit lui aussi des scènes apocalyptiques où grouillent humains et esprits transparents, comme La Destruction du Temple, scènes qui n’eurent pourtant pas la même gloire que celles de Danby puisqu’elles furent rarement montrées au public. De Colman, l’exposition bordelaise inclut aussi La Foire Saint-James à Bristol (1824), grande composition où le réalisme le dispute à l’allégorie, puisque derrière le sujet apparemment anodin se cache une ambition moralisatrice, avec opposition entre la vie pieuse (à gauche, un libraire vend des bibles et des pamphlets dénonçant l’esclave) et la vie immorale, dépeinte par presque tout le reste du tableau, de la simple coquetterie jusqu’au vol et à la prostitution.

Samuel Colman, La Foire de Saint-James (St James’s Fair), Bristol, 1824. Huile sur panneau © Bristol, Bristol Museum & Art Gallery.

Car telle est l’autre facette de cette école de Bristol : la représentation de la société humaine, représentation tantôt flatteuse, sinon objective, avec l’art du portrait, tantôt ironique, à travers des œuvres à portée plus satirique. Cette veine est inaugurée par Edward Bird (1772–1819), qui mêle Greuze et Hogarth lorsqu’il imagine un jeune homme quittant sa province pour aller vivre à Londres, et dont la toile Après la lecture du testament (1811) évoque irrésistiblement l’incident qui sert de point de départ au roman Raison et sentiments. C’est aussi à Jane Austen qui fait nécessairement penser Rolinda Sharples (1793–1838), seule femme parmi tous ces messieurs, dont Le Vestiaire de la salle de bal de Clifton (1818) semblait prédestiné à illustrer la couverture d’Orgueil et préjugés. Les maladresses que trahit cette œuvre semblent avoir été peu à peu surmontées par l’artiste, notamment dans une toile comme La Faillite de la banque (1827).

Rolinda Sharples, Le Vestiaire de la salle de bal de Clifton (The Cloak Room, Clifton Assembly Rooms), 1818. Huile sur toile © Bristol, Bristol Museum & Art Gallery.

Le parcours se termine sur la réaction des artistes aux émeutes dont Bristol fut le théâtre en octobre 1831, après le rejet du Reform Bill par la Chambre des Lords. L’incendie de la nouvelle prison et d’autres bâtiments avait un caractère spectaculaire qui ne pouvait manquer d’éveiller l’intérêt d’un peintre comme William James Müller (1812–1845), de père allemand mais né à Bristol et connu comme l’un des premiers orientalistes de l’école britannique. Après avoir réalisé « sur le motif » une série d’esquisses à l’huile ou à l’aquarelle, Müller s’associa à son confrère Thomas Leeson Rowbotham pour produire une lithographie représentant La Charge du 3e régiment de Dragons sur Queen Square. On reste plus réservé quant à l’influence que ces œuvres pourraient avoir eue sur Turner dans sa représentation d’incendies survenus peu après à Londres, mais ce n’est qu’un détail. Soulignant une dernière fois les liens entre les deux villes, l’exposition offre en guise d’adieu au visiteur une toile offerte au musée en 1972 par l’Association Bordeaux-Bristol, une vue du Vieux Port de Bristol peinte en 1938 par Paul Ayshford, Lord Methuen.

Catalogue :

  • Auteur : MBA Bordeaux
  • Editeur : Snoeck Publishers
  • Date de parution:01/06/2021
  • Collection : Beaux Arts
  • Format : 23cm x 28cm

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © RMN, Paris, musée du Louvre/ Gérard Blot.
© MNR 335, affecté au Musée des Beaux-Arts, Ville de Bordeaux.
© Bristol, Bristol Museum & Art Gallery.

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