Kurt Weill (1900–1950)
Mahagonny – ein Songspiel,
Livret de Bertolt Brecht
Créé au festival de Baden-Baden le 17 juillet 1927

Les Sept Péchés capitaux
Ballet chanté en un prologue et sept tableaux, livret de Bertolt Brecht, Créé au Théâtre des Champs-Elysées le 7 juin 1933

Arnold Schoenberg (1874–1951)
Pierrot lunaire,
texte d’Otto Erich Hartleben d’après les poèmes d’Albert Giraud
Créé à Berlin, Choralion-Saal, le 16 octobre 1912

Orchestre symphonique de Mulhouse
Direction musicale : Roland Kluttig

Mise en scène : David Pountney
Chorégraphie : Amir Hosseinpour
Décors et costumes : Marie-Jeanne Lecca
Lumières : Fabrice Kebour

Avec :

Lenneke Ruiten (Jessie, Anna)
Lauren Michelle (Bessie, Anna)
Roger Honeywell (Charlie, Père)
Stefan Sbonnik (Billy, Frère)
Antoine Foulon (Bobby, Frère)
Patrick Blackwell (Jimmy, Mère)
Wendy Tadrous (danse)

24 mai 2018 à l'Opéra du Rhin

Kurt Weill et Arnold Schoenberg ont tous deux été victimes de l'antisémitisme et des politiques racistes du IIIe Reich qui les ont contraints à émigrer vers l'Amérique. Bien qu'ils aient été les figures éminentes de la vie culturelle de leur temps, leurs esthétiques divergeaient profondément. Sans chercher à réconcilier deux pensées musicales aussi différentes, David Pountney relève le défi de programmer les deux compositeurs dans un même spectacle combinant Mahagonny-Songspiel, Pierrot lunaire et les Sept Péchés capitaux.

Pierrot Lunaire

Ces œuvres ont en commun cet univers de cabaret qui tourne le dos à la tradition des salles de concert où l'on vient écouter la musique en habit de soirée. La culture populaire irrigue le Mahagonny autant que le Pierrot, sans pour autant sacrifier à l'exigence de l'écriture derrière les apparences. Dès le prologue, la danse des panneaux-cartons sert de bulles dialoguées au-dessus du rideau blanc et noir qui barre toute la largeur de la scène. On est de toutes évidence dans une déclinaison de scènes qui puisent dans le théâtre de tréteaux et le tour de prestidigitateur. Les têtes apparaissent au-dessus du rideau, les jambes se désolidarisent tandis qu'une deuxième tête fait irruption au milieu de ce qu'on croyait être le corps du premier personnage etc. Les trois messieurs sont en melons et costumes noirs à bords blancs, jouant habilement le rôle de manipulateurs et de magiciens. Une poursuite lumineuse les réunit dans un halo qui rappelle les chanteurs de jazz sur les affiches publicitaires des années folles.

Trois Louise Brooks

L'humour décalé des songs de Kurt Weill et la poésie d'Albert Giraud peinent pourtant à s'associer sur la plan dramaturgique et l'idée d'insérer le Pierrot au cœur de Mahagonny-Songspiel se heurte à plusieurs éléments paradoxaux. Si la mise en scène use de références nourries à Paris et à Berlin, les époques et les problématiques sont pourtant distinctes. En témoigne ce déguisement de mime Deburau dont sont affublés les musiciens et le chef Roland Kluttig dans une première partie qui se déroule intégralement sur scène. La rencontre de ces Pierrots et des trois Louise Brooks met curieusement en regard le Paris de la Belle Epoque et le Berlin de l'entre-deux guerres. D'un côté, le parfum fin de siècle trouve dans ce spectre mi-joyeux mi-effrayant un héros de pantomime qui noie dans la dérision et le nostalgique le vieux monde finissant. De l'autre, cette héroïne de théâtre (Wedekind) et de cinéma (Pabst) qui donne à voir à travers la confusion des genres, le charme d'une société décadente. Les multiples références vont du cinéma muet au théâtre de boulevard. On croise ici la lune de Méliès, écho visuel au popotin de ces dames tandis que la seconde partie puise davantage chez Faulkner et Charlie Chaplin.

Mahagonny

Les chorégraphes Amir Hosseinpour et Beate Vollack (également sollicitée dans la production Bieito des Soldats de Zimmermann) se partagent les deux parties de la soirée, réglant les déplacements de deux groupes, quatre hommes et trois femmes. La présence d'une danseuse aux côtés des deux chanteuses Lauren Michelle et Lenneke Ruiten a, semble-t-il, attiré toutes les attentions comme en témoignent la finesse des détails dans les gestes et les postures. Les musiciens sont disposés en hauteur, loin du chef et sur les étages d'un décor d'échafaudages dont la façade est zébrée de tiges métalliques et de néons. Au premier plan, les deux chanteuses se partagent la récitation du Pierrot, solution qui rend audible un déséquilibre dans la matière vocale des deux protagonistes – plantureuse et sonore pour Lauren Michelle, plus fine et déliée chez Lenneke Ruiten. Puisant dans un imaginaire Grand Guignol, la mise en scène donne à voir l'hyperréalisme des poèmes de Giraud comme cette spectaculaire trépanation de Pierrot ou la blanche lavandière. L'allusion prémonitoire à l'écran de télé dévorant se lit dans l'image surréaliste de Patrick Blackwell, se promenant dans un chariot avec, littéralement, la tête dans l'écran.

Les Sept péchés capitaux

Plus cohérente de ton et d'ambiance, la partie dédiée aux Sept péchés capitaux joue la carte du théâtre entre fiction et série télé. Cette édification en creux est construite en sept tableaux (La Paresse, l'Orgueil, la Colère, la Gourmandise, la Luxure, l'Avarice, l'Envie), ponctués par un prologue et un épilogue. Au fil des sept épisodes se déroule le destin des deux Anna, victimes d'un destin malheureux. L'intrigue se déroule entre un canapé crasseux, faiblement éclairé par la lumière d'un téléviseur, avec en fond de scène, une voiture roulant phares allumés vue en surplomb.

La petite famille cultive la violence et le sexe, maniant le flingue et la batte de baseball, sans oublier de jurer sur la Bible ou d'humilier la jeune Anna en démembrant le corps de sa poupée de celluloïd. Un ring de boxe en pente descendante jouxte cette misérable assemblée. C'est le lieu du combat au sens propre et figuré de la pauvre Anna contre ses agresseurs. Doublées par les déplacements virtuoses de Wendy Tadrous, les deux Anna chantent leur désespoir tandis qu'une brochette de mâles avinés miment les péchés capitaux à l'avant-scène (mention spéciale à la gourmandise, avec cartons à pizzas obligés).

On a dit plus haut nos réserves quant à la répartition du récitant du Pierrot ; Lauren Michelle et Lenneke Ruiten forment en revanche un duo d'actrices hors pair dans les Sept péchés capitaux, les voix langoureuses se mêlant aux voix masculines. Dominant les débats, la large et sonore vocalité de Roger Honeywell a tendance à occuper les premiers plans. Son confrère Patrick Blackwell, impayable dans le rôle de la mère sous sèche-cheveux, invente pour l'occasion la catégorie de basse bouffe tandis que Stefan Sbonnik et Antoine Foulon, tous deux issus de l’Opéra Studio font une belle démonstration de leurs talents. À la tête de l'Orchestre Symphonique de Mulhouse, Roland Klutig donne à la musique de Kurt Weill une carrure et un élan de belle facture, sans négliger la couleur improvisée qui sied aux scènes les plus humoristiques. La direction du Pierrot est ciselée avec classe et brio, à l'image d'une soirée à recommander sans réserve.

Sept péchés capitaux

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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