On pourrait commencer et finir avec Schopenhauer. Le Monde comme Volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) œuvre publiée en 1819 puis revue et republiée en 1844 a profondément influencé Wagner, notamment dans Tristan mais elle a marqué une bonne part du monde intellectuel de la deuxième moitié du XIXe et des débuts du XXe, de Flaubert à Dostoïevski, de Proust à Rodenbach, mais y compris plus tard, on ne peut exclure que le pessimisme d’un Houellebecq ne procède aussi de cette pensée, qui fait de l’homme un éternel écartelé entre des désirs irréalisables et le constat d’une insondable misère qui en résulte, et que la réalité en est inconnaissable, sinon à peine approchable par l’art et notamment par la musique et ses effets notamment physiques… d’où les élans mystiques des furieux dans la salle de Bayreuth.
Il y a quelque chose d’aporétique à voir se réaliser un désir impossible, mais la musique est de tous les arts le seul capable de procurer une esquisse de satisfaction… On comprend l’intérêt à aller entendre Tristan à Bayreuth…
Ce que va nous montrer Thorliefur Örn Arnarsson c’est notre insondable misère, la nôtre, au travers de celle de Tristan et Isolde, car c’est du monde qu’il s’agit.
J’avoue comme beaucoup être resté un peu perplexe ou interdit par ce travail, mais j’avoue aussi qu’il me poursuit par son mystère même (au sens fort du mot) et j’ai donc essayé pour en percevoir des signes et un sens de partir non de présupposés ou de méandres psychologiques mais de ce qu’on voit, au (relatif) premier degré.
Il y a clairement des ambiances différentes entre le premier acte et les deux autres.
Au premier acte, un espace vide, sombre, des cordages rappellent que nous sommes sur un bateau, peu de mouvement, et une Isolde enfermée dans son immense robe nuptiale en cercle autour d’elle, comme retenue prisonnière de son futur.
Aucun doute, Thorliefur Örn Arnarsson a vu au moins en vidéo la mise en scène bayreuthienne de Jean-Pierre Ponnelle (1981), et son allusion n’est pas copiage, mais rappel d’une mémoire, d’une situation : il veut nous donner à penser une épaisseur de ce lieu, une des images fortes d’une production devenue référentielle de Tristan und Isolde, d’une beauté sublime et d’une tristesse insondable. Cette image initiale, c’est évidemment un geste fort, qui tisse un système de référence vers la première mise en scène à Bayreuth qui imposait une fin, une Liebestod non vécue, non sublimement romantique, mais rêvée d’un Tristan resté désespérément seul sous son arbre mort à la Caspar David Friedrich.
Si la robe de Ponnelle était clairement une robe, celle de Thorliefur Örn Arnarsson a quelque chose de plus dur, de plus cassant, de moins souple, comme une robe de statue, ou comme un tissu de carton : d’ailleurs, il est couvert de mots, que ces mots qu’Isolde écrit, dans un premier acte qui est sans cesse rappel de mémoire, rappel de l’Irlande, rappel du meurtre du Morolt, rappel de la blessure de Tristan, rappel du premier regard si important et si fondateur et de l’explosion de l’amour. Et c’est Isolde qui écrit tout cela, comme si elle portait cette mémoire comme un poids : si chez Ponnelle la robe était poids du futur avec Marke, elle est ici poids du passé, mais d’un passé qui survit par l’écriture, garante de la vie, de la permanence des sentiments et ses strates de souvenir, des labyrinthes de la mémoire.
Alors, autour de cette Isolde prisonnière de son passé, de ses souvenirs, de son amour comme une gangue dont elle ne peut se libérer, les autres personnages qui sont dispersés sur la vaste surface de la scène, à vue, semblent paradoxalement bouger plus, être plus mobiles, s’exprimer avec plus de vigueur, de vie, ou même une pointe de vulgarité, comme si entre cette Isolde statufiée ou en processus de « statufication » il y a avait une distance, une béance que semble matérialiser un trou sur scène, comme créé par un spot lumineux obstinément fixé sur Isolde, qui l’isole (sans mauvais jeu de mot).
Comme l’a souligné Thorliefur Örn Arnarsson, il n’y a dans l’œuvre aucune action, aucun mouvement particulier, et surtout aucune magie ou légende, et surtout pas celle du philtre. Un philtre inutile puisqu’on ne réveille pas un amour déjà envahissant, un amour qui vous tient prisonnier et qui vous assaille. D’ailleurs le seul philtre qui circulera jusqu’à la fin de l’œuvre sera celui qui tue.
Peu de direction d’acteur, et c’est volontaire, peu de mouvements, et ceux qui apparaissent semblent presque incongrus (le Tristan de Schager toujours pris par sa célèbre bougeotte), un espace sombre, des nuées : il n’y a pas d’exaltation d’un amour légendaire, mais la vision d’un amour déjà désolé, comme s’il fallait encore y croire, mais que tous les éléments nous indiquaient qu’il ne fallait pas trop espérer, au moins visuellement.
Dans ce premier acte, ce qu’on voit invite non à l’espoir, le sale espoir de Jean Anouilh ce qu’on voit invite au Néant, au Goût du Néant cher à ce Baudelaire qui admirait Wagner :
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher !
Et pourtant, ce décor sans limites, cette nuit qui entoure les personnages, ces bougies et cette très chiche lumière, cette abstraction qui semble unir temps et espace, restent des éléments d’un Tristan de toujours à la Wieland Wagner, qui rend l’espace suffisamment abstrait pour que la représentation musicale au sens schopenhauerien du terme fasse l’effet voulu.
Mais c’est un piège. Il n’y pas de grande effusion romantique, ni même d’urgence : souvent, Brangäne ou Kurwenal retiennent les protagonistes emportés dans leur exaltation, mais ici, on chante l’exaltation et on voit une sorte de misère et de désarroi. Rien sur scène n'anime le désir éventuel du spectateur d’une catharsis fusionnelle, bien au contraire. Tout cela finira mal…
Alors apparaît au fond le château du Roi Marke, une lumineuse muraille étrange, ajourée, comme percée et déjà fantôme et menaçante, de cette lumière rouillée qui va faire tout le deuxième acte.
Au terme de ce premier acte, deux éléments me semblent être à retenir, d’une part la question de la mémoire par le texte, avec cette robe mémoire qui l’est à deux niveaux, mémoire d’Isolde et mémoire de Bayreuth et de la scène de Bayreuth par l’allusion à Ponnelle (costumes de Sybille Wallum), mais – on s’en aperçoit par les photos de scène du programme mais pas par notre vision du rang 26 ou 27 du parterre- aussi texte écrit sur le costume et tatoué sur le corps de Tristan, comme si les amants ne pouvaient exister que par le texte, seul apte à réveiller les strates des histoires des vivants, seul capable de faire revivre ou peut-être simplement vivre. Le texte, comme vie, s’opposera dans les autres actes aux objets jetés en pâture à la poussière et à l’oubli. Le texte sur les habits, le texte sur les corps, grave à jamais le mot comme fondement du drame wagnérien – avant la musique. Ne jamais oublier que les textes sont appelés « Dichtung », poésie, et pas « livret, libretto » ou toute autre qualification strictement utilitaire. La poésie-Dichtung est non seulement le caractère de ce texte et donc un texte qui porte en lui-même un univers, mais qui procède de divers poèmes aussi par ses sources. C’est ainsi que se construisent des labyrinthes de la mémoire évoqués plus haut qui sont l’une des données de ce spectacle. Encore faudrait-il que le spectateur puisse en avoir visuellement la clef mais les éclairages (de Sascha Zauner) tout au long du spectacle sont chiches et frustrants, ce qui m’apparaît volontaire dans une entreprise particulièrement noire et profondément pessimiste. Il faut en quelque sorte que le spectateur soit à la fois présent et exclu, qu’il sorte dubitatif, interdit, peut-être agacé, qu’il ait le sentiment de quelque chose de manqué parce que dans ce Tristan, tous manquent quelque chose, et pourquoi pas le spectateur aussi ?
Il y a la mémoire, les strates de tout ce qui a abouti à ce que nous voyons (ou ne voyons pas) et il y a d’autre part un espace sans limites ni dessin, qui est vaguement allusion à un bateau par les cordages, dont certains à la fin de l’acte, tombent comme de manière prémonitoire, comme si même cette allusion-là restait fragile et à peine évocatoire. Voilà un non-lieu pour une histoire lourde, pour un récit plus écrit que vécu semble-t-il, en tous cas qui ne devrait pas fonctionner comme d’habitude, une sorte, déjà, de machine à frustration. Mais là encore, ne voyons-nous pas le bateau parce que nous savons par notre mémoire wagnérienne que c’en est un ? Nous le cherchons, et notre esprit le trouve ou le déduit. Mais l’espace scénique est bien peu précis à cet égard. Même les mises en scènes les plus abstraites font voir une idée de navire, une proue, ou un défilement des côtes qui se rapprochent, ou les costumes qui indiquent des marins. Rappelons par exemple la (mauvaise) mise en scène de Mariusz Trelinski à Baden-Baden où le bateau était un cuirassé, métallique et lourd. Mais ici, rien pour nous attacher à cette idée que quelques cordes et nos souvenirs, nos traces personnelles, notre savoir implicite, notre bric-à-brac intérieur.
Paradoxalement, le bateau qu’on voit à peine au premier acte, va nous envahir et nous étouffer au deuxième, alors qu’il n’y devrait plus y être…
J’avance à pas feutrés, sans trop savoir si je suis « dans le dur » ou dans des sables mouvants, mais j’essaie de faire percevoir ce que je sens de ce travail. A première vue, un travail pas très riche, une direction d’acteurs absente, un univers sans lumière ni extérieure ni intérieure, une sorte de trou noir tel qu’il apparaît en scène : tout paraît aimantation vers la nuit sans lumière.
Si la musique dit l’amour et l’espoir de l’arrivée, si la musique raconte, la scène ne raconte pas, et ne racontera jamais sinon par bribes. Il ne faudra pas s’attendre à voir défiler l’histoire de Tristan und Isolde de nos livres ou de nos souvenirs, on la voit écrite de loin sur le corps de Tristan ou la robe d’Isolde, mais rien de bien clair : il faudra s’attendre à une vision bien plus mortifère, de cette mort que les amants ne cessent d’évoquer depuis le début de l’œuvre, de cette mort qui est non pas mort des amants, mais mort d’un univers, d’une totalité, et encore une fois s’élève dans ma mémoire le génial « Friedhof der Künste » (cimetière des arts) de Christoph Schlingensief dans son Parsifal bayreuthien, car le deuxième acte se lève sur un cimetière, terrible qui n’est pas seulement celui des amants, mais qui est le nôtre. Il y a par son refus de se rattacher strictement à l’histoire, une volonté de la part du metteur en scène, de nous impliquer dans le processus en cours au deuxième acte.
Le deuxième acte est un Vaisseau fantôme.
Un fond de cale de navire, où l’on aurait entreposé tout un bric à brac d’objets symboliques de notre culture et de notre humanité au moins occidentale depuis l’antiquité : ange baroque, statues antiques, papiers et livres divers, tableaux (dont Caspar David Friedrich – évoqué il y a peu à propos de Ponnelle plus haut), mais aussi gramophone, tuyaux, poussière. Le royaume de « Louis la Brocante »…
Ce n’est justement pas un musée, pas un lieu ordonné qui nous laisse voir notre culture au miroir et nous aide à en jouir, mais une brocante, un lieu où l’on entrepose des objets anciens qui ne servent plus pour les vendre, les échanger ou leur faire prendre simplement la poussière. Cet univers censé être le lieu de Marke est un lieu de décomposition progressive de nos mémoires, un lieu où est jeté tout ce dont nous ne voulons plus.
La mémoire d’Isolde (et ‑on l’a vu- de Tristan) était un texte qu’elle écrivait ardemment sur une robe sculpture et voilà les amants qui se retrouvent à fond de cale émergeant d’un univers encore plus désolé où chaque objet entreposé a perdu son sens, sa mémoire, pour devenir strate, oubli, désert mental. C’est là qu’ils se donnent rendez-vous, comme si ce lieu des choses oubliées était le seul lieu possible de leur rencontre (et Tristan qui casse une vitre semble en être désespéré), une rencontre qui garde par la musique sa fascination et sa sensualité, mais qui scéniquement est un jeu d’ombres. Les éclairages sont tels qu’on a l’impression qu’ils surgissent du bric à brac, qu’ils en étaient déjà part, que ce qu’ils vivaient ou ils allaient vivre était déjà poussière, que la mort d’amour n’était qu’amour de la mort.
Je ne peux m’empêcher de nous inclure dans ce processus : ce bric à brac, c’est celui que chacun porte en soi, fait de petites et grandes choses, de petits objets et grandes rencontres, grands livres, grandes œuvres, et métal qui rouille, livres entreposés qui pourrissent. Telle est notre mémoire au bout du compte, notre petit bric à brac personnel d’une incroyable richesse et qui périra avec nous, toute cette richesse diverse que chacun porte en soi est une brocante destinée à disparaître. Tel est notre univers de désespérance. C’est pourquoi la seule trace possible n’est pas l’objet, périssable en soi, mais le texte, parce qu’il est transmissible par le jeu des mémoires, orales, (voyons les grandes épopées) ou écrites. Seul le texte est construction pour l’éternité, κτῆμα ἐς αἰεί selon l’expression bien connue de Thucydide. La seule trace de vie au milieu d’objets qui par le fait même qu’ils sont entreposés pêle-mêle, ont perdu leur relation à l’histoire et à la mémoire, chapiteau de colonne, statue antique, ange baroque, tableau romantique, tout est dans tout et tout se vaut puisqu’au fond de la cale du navire de ce navire de mort presque fellinienne, un navire de type E la nave va, plus personne n’est là pour leur donner du sens. Seul le spectateur essaie de tisser difficilement des liens et trouver les relais, de manière fugace, pour reconstituer le sens d’un puzzle impossible puisqu’il est le puzzle inextricable de la vie et de la mort. Et le spectateur finit forcément par renoncer, parce qu’à peine un sens possible est trouvé qu’il glisse des mains comme une anguille. Espoir, sale espoir déçu.
Alors, dans un tel univers, il faut d’abord s’arrêter évidemment sur l’image du Vaisseau fantôme, autre histoire wagnérienne, autre histoire d’amour qui ne trouve sa clef que dans la mort. Le retour à la vie du Hollandais tous les sept ans est une recherche de mort enfin sereine. Et le don que lui fait Senta est le don de sa vie pour qu’il puisse enfin mourir. Le vaisseau surgit des brumes comme ici à la fin du premier acte : le mur inquiétant apparaît au fond, impossible à qualifier, impossible à définir, bizarre « burg » fragile et troué, mais que certains ont pourtant déjà, en cette fin de premier acte, rapproché de Kupfer et de son Fliegende Holländer, autre production mythique de la scène de Bayreuth qui devrait être inscrite dans toutes les mémoires de wagnérien.
Ce mur presque quichottesque tant il est à la fois immense et fragile en fin de premier acte se révèle donc vaisseau au deuxième acte et nous savons – du moins nous essayons de comprendre-ce qu’on peut en penser.
Comment, dans ce fond de cale où croupissent toutes nos mémoires, s’imaginer qu’on va vivre un moment d’exaltation mystique à la mode des Tristan sublimés de Sar Péladan à la fin du XIXe ou de nos rêves d’amoureux éperdus. Il y a des couples qui se font des bisous avant chaque acte du Ring à Bayreuth (devant moi, cette année) … alors imaginez à Tristan…
Et pourtant non, cela ne donne pas envie, cela ne peut donner envie : d’abord parce qu’on entend les voix mais on voit mal les personnages, comme sortis du bric à brac, comme s’ils étaient déjà condamnés en tant que personnes physiques à devenir des objets de plus dans la brocante, Tristan et Yseult de nos rêves poétiques entre un gramophone, un tuyau percé et une statue brisée…
Vivre le duo sublime du deuxième acte là-dedans, c’est déjà le détruire. Le duo comme autodestruction à deux. Comment s’étonner dans cette perspective que les seules fioles qui circulent soient celles qui donnent (ou offrent) la mort. Et tous les personnages qui les entourent ne sont pas des rôles, mais presque des « fonctions ». Ils sont fonctionnels comme pour dire : « ils faut bien qu’ils servent à faire avancer la musique ». Ce Melot un peu perdu, aux gestes de théâtre quelquefois, mais un théâtre justement trop "théâtral" ce Kurwenal agressif et mal dans sa peau, cette Brangäne plus prosaïque que nature (il faut dire que Christa Mayer y met sacrément du sien) et surtout ce Marke, au costume noir fanfreluché qui surgit lui aussi comme le propriétaire du bric à brac surprenant des voleurs cherchant fortune : quelle dignité spectrale pourrait-il avoir dans un tel contexte ? imagine-t-on un Matti Salminen, un Kurt Moll, surgissant entre une colonne dorique et un coffre à moitié ouvert pleurer à la trahison.
Groissböck, en difficulté d’émission a cette brutalité dans la voix, elle aussi très prosaïque, qui convient à la situation, au lieu et aussi à cette histoire de cale de navire empoussiérée. Sa violence face à Tristan (il le baffe, il lui tire les cheveux) n’a rien de la violence sadique, froide et calculée d’un Zeppenfeld dans la vision de Katharina Wagner, c’est une violence de décadence, qui nous dit qu’à ce point tout est foutu, comme les objets qui gisent là. Marke marionnette prête à prendre la poussière comme les autres traite Tristan comme un objet à jeter. Nous sommes tous jetables. Kleenex de l’amour.
Dans un tel contexte, d’une part l’histoire telle qu’elle est écrite ne peut se dérouler parce que justement, elle est écrite, et nous, nous sommes en dehors de l’écriture, dans le monde qui s’autodétruit, se jette et prend la poussière. Alors, comme des personnages presque pirandelliens, ils sont tous là à ne pas savoir quoi faire sinon être là sans bouger et regarder les hommes tomber, ils sont en quête de sens dans un espace qui n’en a plus ou qui n’a qu’un sens délétère, tragique, presque cynique : les belles histoires que nous vivons finissent dans la poussière et l’oubli, mais (peut-être) pas les belles histoires écrites dans les textes. Le navire fellinien fait du sur place il avance sur place par une force d’inertie qui est force de mort, aimantation de fin.
Si Tristan boit sa fiole, il y aura bien une raison. Il y a d’autres mises en scène où Tristan se jette sur l’arme de Melot, et c’est une action, une décision. Mais ici, il se détourne et trouve sa solution, la fiole, la mort, parce que de lui, de sa pauvre vie, il n’y a plus rien à tirer en tant qu’être vivant, il ne sert plus à rien puisque tout est déjà écrit. Et les autres restent fixes, déjà statufiés, déjà ailleurs, sans même un reste/zeste de vie. Une misère. Nihil. Nihil. Nihil.
Nihil ?
Non, il y encore pire après le rien. Il y a le troisième acte. Nous avons déjà parlé des troisièmes actes terribles de Wagner, à propos de Tannhäuser ou de Parsifal, de ces troisièmes actes où le rideau se lève sur un désert humain, un désert naturel, un monde fini. Le monde comme ces cimetières de navires qui attendent en rouillant qu’on les dépèce et qu’on les transforme en choses impossibles à reconnaître, en bribes de poussières.
Et c’est le cas ici.
Le fond de cale du deuxième acte était une brocante, une sorte de survivance des objets qui eurent un sens en attente d’autre chose, un lieu de l’oubli où les objets vidés de sens continuent d’exister sans plus rien dire au monde. Ils sont objets sans qualités.
Au troisième acte, le fond de cale est dépecé, il reste des traces d’armature, des traces de navire, des bribes, des tas informes, il reste toujours les cordes, le fil rouge depuis le premier acte, les « cordes rouges » en quelque sorte mais gardent-t-elles un sens sinon, celui, ironique, de faire croire au spectateur qu’il suit une trame. Mais dans la construction de cette mise en scène qui est mise en scène volontaire d’une action non-action, mise en scène espace-mental qui nous dit la fin de Tristan und Isolde, en tant que mythe, en tant que couple, rangés non au magasin des accessoires, mais jetés dans la cale des mondes perdus et oubliés, il y a encore un pas de plus vers l’abîme. La cale-brocante avait quelque sens, mais à mon avis surtout pas la mort du romantisme ou quelque chose d’approchant, même si Caspar David Friedrich trônait bien en vue. La cale-brocante était la mort de toute culture, de toute civilisation, c’était notre fin.
C’était peut-être la cale de Marke désireux de jeter aux orties et aux acariens toutes ces fariboles : il y avait bien derrière tout cela quelqu’un qui jetait les objets. Le lieu appartenait, disons, à Marke. Et Marke serait le destructeur, celui à qui Isolde ne veut surtout pas appartenir. C’était un lieu de mort, un lieu où l’impossibilité de vivre quoi que ce soit était inscrit. Marke est peut-être une sorte de thanatophore, porteur de mort.
Au troisième acte, c’est un lieu dépioté, qui a perdu tout sens, même pas une ruine. Ce sont des restes, comme ces restes informes dans les assiettes après un repas. Ici, les restes qui sont images de la désolation de Tristan, images mortifères, d’un personnage qui n’a plus rien encore une fois que l’espoir ou le fantasme d’Isolde, qui en tout cas n’a plus rien à attendre de l’existant.
Disons d’emblée qu’il n’y aura pas de bataille, pas d’arrivée explicative, que les personnages réapparaissent comme fantomatiques, comme si Pirandello revenu leur donnait une explication finale, qui est celle d’être vides, de n’être que vides. Ce que nous dit Thorliefur Örn Arnarsson, c’est que leur fonction est de chanter : comme au deuxième acte, on ne leur demande pas plus, et surtout pas d’être des personnages. Personnages sans quête d’auteur, sans quête d’identité, dont la seule fonction nécessaire et suffisante est de prêter leur voix à la musique. Ils tombent tous ou disparaissent de manière autonome, sans bataille (encore la fiole décidément bien utile). Ils illustrent par leur présence et c’est, je le sais, paradoxal, leur totale inutilité. Il ne se passe rien parce que rien ne doit se passer. Des quilles qui après la performance, devraient tomber et restent debout, inutiles. Trou noir.
D’ailleurs pendant son monologue en évoquant Isolde, Tristan sort d’un coffre la robe à texte, c’est la seule chose qui ait encore sens dans un monde où tout doit disparaître comme on dit dans les déstockages de magasins.
Justement, Andreas Schager qui s’est égosillé à en perdre la voix (à la fin il éructe ou racle mais ne chante plus) est dans cette perspective totalement nihiliste le personnage qu’il faut, qui perd tout, et la vie, et la voix : le chanteur suicidaire pour un Tristan suicidaire. La vie a collé directement à la scène, c’est à la fois pathétique et terrible, mais bien trouvé. Se non è vero, è ben trovato…
Et la Liebestod devient alors chant du vide…
Tristan s’est écroulé, mort sur un tas de détritus informes, un détritus parmi les autres, dans les bribes du monde du troisième acte, Tristan a trouvé sa place d’objet et la Liebestod devient pur chant dans le vide sidéral du Nihil, du rien, Il n’y a pas plus horrible que cette fin qui ne laisse aucun espoir à nos fantasmes et nos espoirs, à nos rêves romantiques ou bayreuthiens, Isolde meurt seule et elle s’objective volontairement en s’enfermant dans son texte, l’œuvre, seul élément qui restera par les siècles des siècles.
Dans cette perspective totalement nihiliste, donner un sens au personnage serait une contradiction. Et donc, l’absence de direction d’acteur est volontaire. Thorliefur Örn Arnarsson s’est en quelque sorte lancé le défi fou de nous faire voir le vide, d’imposer le vide de l’action, par des visions théâtrales. Et nous, parce que nous sommes « nous », spectateurs exégètes et ici tragiques, nous cherchons désespérément à retrouver le Tristan de nos désirs dans un travail qui s’oppose à nous comme refus volontaire de toute catharsis, de toute adhésion. Peine perdue. Il n’y a rien à chercher là que notre propre vide, que notre propre mort.
Comment oublier que la culture de Thorliefur Örn Arnarsson, islandais est justement cette culture des textes et des sagas nordiques nées en Islande qui ont ensuite largement essaimé la Scandinavie puis l’Europe, comment oublier qu’il vient d’une culture « originelle », où la transmission du texte est essentielle, alors, à travers les mémoires scéniques et visuelles, et les allusions à l’écrit, il essaie de nous communiquer (maladroitement ?), la seule vérité des textes, la mémoire schopenhauerienne de la représentation, et surtout l’illusion de l’objet, du visuel, la fugacité des choses et le monde comme ombre portée… Encore une fois la caverne platonicienne où tout est ombre et illusion, encore une fois Aristote où seule la fable compte, encore une fois Pirandello qui nous perd entre théâtre et réalité. Une entreprise théorique qui essaie de montrer en Tristan une aporie, qui place le spectateur dans le malaise, parce qu’il est mis devant ce qu’il croit être une succession de maladresses théâtrales, qui sont des servitudes volontaires du metteur en scène qui désire ce malaise, pour faire saisir dans la chair la grandeur de la musique, la seule qui reste quand tout est fini, et la vanité des formes que nous croyons identifier et qui nous trompent, et l’illusion de faire théâtre dans le monde pessimiste de Schopenhauer. Notre frustration au sortir de ce spectacle, voulue, construite, et en quelque sorte une métaphore de la mort du spectateur… Vite, une fiole…
La direction musicale
Face à un spectacle aussi ambigu, discutable et noir, il faut une musique qui tienne la route au-delà du possible. Car il s’agit ni plus ni moins que de faire mourir le théâtre pour faire vivre la musique comme musique des sphères, seul art capable de créer l’émotion au-delà de ce qui se voit, de ce qui se touche…
On n’en est pas encore là…
Semyon Bychkov a été en fosse, salué par le public qui lui a réservé une véritable ovation. On a loué la respiration, l’arc large de la construction sonore, la précision et les raffinements.
J’avais apprécié son Parsifal et pourtant ce Tristan me laisse quelques doutes. Notamment sur les deux premiers actes, où la fosse accompagne les voix de manière pour mon goût un peu terne, accentuant la sensation d’inaccompli, de frustration, avec des moments la plupart du temps bien conduits, mais quelquefois un peu lâches, sans toujours la tension voulue, sans toujours faire contraste en fosse avec une scène à l’action assez fruste sinon inexistante. Il y a sans nul doute un vrai lyrisme, mais pas de manière continue, et avec des moments où l’orchestre se pare de mille couleurs et d’autres où il apparaît plus fade. C’est cette irrégularité apparente, ces longs silences qui quelquefois semblent inutiles ou exagérés, certaines ruptures de tempo qui m’ont un peu déstabilisé. Il faudra réécouter cette interprétation soit dans les représentations plus tardives, soit l’année prochaine, pour en analyser plus finement les caractères. Le troisième acte m’est apparu plus convaincant, avec plus de relief que précédemment où certains moments du deuxième acte paraissaient sans caractère ou sans grande profondeur. Il y a dans cette direction un évident sens dramatique qui m’est apparu cependant discontinu, et par ailleurs un soin à soutenir les voix et à ne jamais les mettre en difficulté, mais sans toujours faire de la fosse un lieu de merveilles. Si le prélude a fini par être convaincant, le premier acte donnait au contraire une impression plus indifférente. Et donc l’auditeur que je suis est passé de moments vraiment extatiques à d’autres plus plats ou ennuyeux. C’est cette absence d’homogénéité et de pulsion générale, au moins à mon degré de perception, qui m’a le plus gêné, sans que cette direction m’apparaisse trop décevante, bien plutôt à réécouter pour mieux asseoir mon opinion.
L’intervention courte du chœur à la fin du premier acte, toujours solide (dirigé par Eberhard Friedrich) est apparue cependant, effet de l’espace ou de l’exposition en arrière fond, moins affirmée qu’à d’autres occasions, mais c’est véniel.
Les voix
Du point de vue vocal il faut d’abord saluer la performance de tous les rôles dits de complément, à commencer par le pâtre poétique et suave de Daniel Jenz et l’excellent junger Seemann de Matthew Newlin, un ténor qui commence à compter dans le paysage lyrique, sans oublier le Steuermann de Lawson Anderson. Ces rôles sont remarquablement tenus et les voix sonnent particulièrement dans la salle de Bayreuth. On sait combien les petits rôles sont essentiels pour la couleur d‘un ensemble.
Excellent Melot de Birger Radde, dans la perspective décrite de personnages réduits à leur « essence » et contraints à ne jamais « jouer », la voix est claire, bien projetée, expressive et les Melot de qualité sont suffisamment rares pour être signalés.
Christa Mayer en Brangäne a remporté un immense succès, elle est très aimée à Bayreuth. La voix est forte, les aigus dardés et quelquefois violents, avec une pointe de vulgarité qui est ici (presque) de bon aloi, pour faire pièce à l’Isolde élégante et si bien dessinée de Camilla Nylund. Elle fait contraste et dans le paysage sonore, et vocal, mais aussi dans cette étrange mise en scène, ce type de voix très prosaïque peut avoir du sens. Il reste que même si elle chante le rôle ici depuis des années, elle ne fera pas oublier les grandes Brangäne de Bayreuth, de Waltraud Meier à Mihoko Fujimura, de Yvonne Minton (sublime) à Hanna Schwarz.
Olafur Sigurdarson est un Kurwenal un peu bridé dans cette mise en scène, et il semble notamment pendant bonne part du premier acte un peu à côté du personnage, plus criard que nécessaire, alors qu’il est un Alberich excellent. Il darde trop la voix, comme s’il compensait la fixité voulue par la mise en scène par des attaques vocales brutales, mais il n’est pas convaincant, il est bourru, mais manque de la tendresse nécessaire du personnage. Il lui manque sans doute un peu de « jeu »
Günther Groissböck en Roi Marke est lui aussi un habitué de Bayreuth et très aimé du public. La voix cependant m’est apparue en deçà des possibilités habituelles, contrôlée, certes, mais pas très modulée, brutale elle-aussi avec des problèmes de projection moins contrôlés, un peu trop poussés, peut-être à cause du personnage hargneux qu’on attend de lui dans cette mise en scène, c’est un Marke sans grandeur, teinté d’une pointe de vulgarité inhabituelle et avec une ligne de chant hachée et un peu dérangeante. Mais il n’est pas dit que ce ne soit pas en cohérence avec la mise en scène.
Nous avons déjà abordé la question du Tristan d’Andreas Schager. C’est un Tristan problématique à bien des égards, comme si la voix ne répondait à aucune sollicitation autre que celle du forte. Comme il a tendance à tout chanter forte, les nuances et les modulations s’en ressentent, et chaque montée à l’aigu devient vite tonitruante et dérangeante. Pour l’avoir entendu plusieurs fois dans Tristan, c’est une de ses prestations les plus discutables : il manque là un travail avec le chef pour lui donner quelques limites, comme seul ou presque Barenboim savait le faire (cf son Tristan berlinois dans la production Tcherniakov) ; lâché comme un chien fou, ce chanteur généreux ne sait se contrôler jusqu’à l’épuisement. Les dernières mesures, les dernières notes sont un supplice et pour lui et pour nous entre notes non chantées, raclures de gorge, aigus évités. Comme je l’ai écrit plus haut, c’est cohérent avec une mise en scène qui signe la fin des hommes, des mondes et des voix, mais on attend d’un Tristan autre chose que cette démonstration peu conforme au rôle, à l’artiste, et au lieu.
Andreas Schager a 53 ans, la voix n’a plus la jeunesse ni la fraicheur d’antan et il n’a jamais eu la technique d’un Kaufmann pour bien masquer les insuffisances, il devrait y veiller, parce qu’ici, à Bayreuth, et Tristan, et Parsifal étaient chantés de la même manière ce qui n’est pas exactement ni le même rôle, ni le même profil, mais qui signifie qu’il n’arrive plus à se contrôler ni à chanter si ce n’est à la mode d’un Siegfried devant sa forge. Très décevant voire inquiétant.
De tout ce paysage vocal au total contrasté, Camilla Nylund se sort avec les honneurs de sa première Isolde Bayreuthienne. La voix est pleine, contrôlée, les aigus assurés, l’ensemble a une rondeur bienvenue et une tenue impeccable, ce qui est assez conforme à une mise en scène où en quelque sorte, elle est presque le seul « personnage ». Nylund a une ligne sans faille, sans jamais rien de trop, pas d’aigus tonitruants, pas d’accidents : tout est régulier, charnu, plein.
Est-ce pour autant une Isolde à rêver ? Pas encore. Il lui manque dans la voix une couleur et un univers, parce que l’articulation et la diction peuvent aussi quelquefois faire un peu défaut. Elle n’est pas imposante en scène, au sens d’une personnalité qui immédiatement se pose de manière indiscutable. Il reste que sa prestation est de toute la distribution, la plus convaincante, la mieux contrôlée et la plus attentive. Elle fait évidemment contraste avec le Tristan tonitruant de Schager d’où quelquefois l’impression de deux voix mal assorties qui cultivent des jardins différents, un jardin bien ordonné et cultivé (Nylund) et une friche (Schager).
Au total, un Tristan und Isolde qui vocalement mérite mieux, avec une belle Isolde qui devrait continuer d’approfondir et de mûrir le rôle si le contexte le lui permet, qui n’a pas réussi à me convaincre totalement au niveau de la direction musicale, malgré des qualités indéniables et de vrais moments lyriques, mais jamais extatiques, et une mise en scène paradoxale et mystérieuse, dans laquelle je lis un total nihilisme qui nie histoire, et personnages, et qui place le spectateur dans une sorte de tunnel frustrant. Mais – est-ce la marque des spectacles forts malgré tout ?- elle me reste en tête et j’y sens derrière une vraie pensée, pas un fatras de supermarché comme dans le Parsifal à réalité augmentée et esprit diminué. Alors je fais confiance au Werkstatt Bayreuth pour que ce travail pour l’instant au milieu du gué trouve sa voie et sa force de conviction dans le futur.
Merci à Guy Cherki pour cette analyse très fouillée et argumentée d’une mise en scène qui ne m’a pas convaincu mais que je comprends un peu mieux après avoir lu son papier.J’ai été gêné par l’absence d’idée forte ,la neutralité des intentions ( ou leur absence) ,la faiblesse de la direction d’acteurs .Pour moi ce n’est pas un grand Tristan.
Musicalement je partage totalement les avis de Guy Cherki.Je précise que j’étais à la représentation du 7 août,que Schager n’a pu terminer.Il était évident,dès le duo du II qu’il était en grande difficulté.Schager est un excellent chanteur avec une belle voix mais il gagnerait à s’économiser .Il a mis en péril la représentation du 7 août et le Parsifal du 8 août où Il a été remplacé par Vogt.
Nylund,magnifique et émouvante.
Grossbock en méforme.J’ai rarement entendu un roi Marke aussi faible et pourtant Grossbock est un immense chanteur.
La direction de Bychkov était belle et lyrique mais manquant de fièvre.
Quelle fabuleuse intelligence dans votre analyse , je suis admiratif , j’ai ressenti les choses comme vous mais je n’aurais pas su les exprimer aussi bien. Pour la direction je suis assez déçu par le manque de contraste et le côté « bande son » du discours musical.
Pour information, et contrairement visiblement à la représentation à laquelle la critique fait référence, celle du 26 août aura vu le chef d’orchestre Semyon Bychkov se faire copieusement huer.
Cela ne m’a pas étonné tant parfois la musique était un supplice à écouter, trop lente, statique et sans aucune tension, à l’image de cette mise en scène très fainéante qui ne raconte presque rien, et surtout très mal gérée en terme dynamique : de nombreux passages étaient trop forts, couvrant les chanteurs et donnant l’impression même de saturation du déploiement musical, comme à bout de souffle, il est fort probable que ce chef se soit laissé avoir par le son du Festspielhaus…
Pas étonnant que de nombreux chanteurs aient donné l’impression de s’être égosillés.