Le vide scénique et tridimensionnel
Si la vision strictement théâtrale (sans lunettes), met clairement en cause l’exploitation minière (le Graal est un minéral protégé précieusement, et au troisième acte une monstrueuse excavatrice traine sur l’espace désolé) qu’on suppose abusive, les lunettes nous apprennent aussi que les déchets plastiques, sacs, bouteilles, envahissent une nature qui n’en demande pas tant, si bien que le monde fleuri (outrageusement) de Klingsor apparaîtrait presque pour le vrai paradis intouché, un jardin d’Eden que le monde du Graal contribue à détruire. C’est l’idée qui m’est venue cette année. Et si Klingsor détenait la vérité, dans son joli costume rose et son masque de diablotin ? Franchement, avec ses fleurs et son bassin on est dans le vrai locus amoenus du paradis des auteurs latins… Certes les filles fleurs dépècent quelques cadavres de chevaliers çà et là, mais ce n’est pas pécher, Seigneur ! si c’est pour garantir la fraicheur de la nature inviolée…
Car le monde du Graal semble être un temple ennuyeux, temple du mauvais goût avec ses étranges costumes (de Meentje Nielsen) qui n’offrent aucun sens et cette lande désolée, sans un arbre, déjà détruite par les désordres du monde (que les lunettes nous apprendront aussi dévasté par la guerre : la sainte lance y est un « dégoupilleur » de grenade, et y volent les Kalachnikov, les grenades et autres jouets) dont les chevaliers du Graal semblent s’accommoder, à moins que la blessure d’Amfortas ne soit le maléfice qui leur est envoyé pour les punir. Au troisième acte, la mare devient une eau stagnante et probablement polluée, et rien dans ce royaume du Graal ne nous le rend désirable… au premier comme au dernier acte. Klingsor, c’est bien mieux…
Ce monde du Graal, de plus n’est ni chaste ni pur, puisque dès le réveil des chevaliers, Gurnemanz se détache des bras d’une jeune femme avenante une sorte de Kundry-bis, une Kundrette (qui sera aussi un double de Kundry au troisième acte), pour aller réveiller les autres chevaliers : au royaume du Graal, les nuits sont visiblement plus belles que les jours.
Mais dans l’ensemble, le monde du Graal de Jay Scheib ne devrait pas désarçonner un Parsifalien pour qui tout n’est que fixité et gestes convenus dans la jouissance extatique de la musique du Maître, écrite pour ce lieu. Ils sont tous là pétrifiés par la sainte musique, même si Parsifal durant la cérémonie du Graal circule un peu (mais Andreas Schager a toujours la bougeotte) : en réalité, c’est le Parsifal de toujours dans des oripeaux de modernité sans intérêt.
Il faut attendre le deuxième acte pour trouver (un peu) de théâtre, des filles-fleurs sauvages avec les chevaliers pris au piège, et une Kundry assez raffinée qui entraîne un Parsifal sauvageon (et romantique de supermarché avec son tee-shirt à petits cœurs) dans les délices de la sensualité tout en le sauvant de la lance qu’elle rattrape à la fin, ce qui justifie qu’elle soit rachetée au troisième acte… Comme rien n’a changé vraiment d’une année l’autre, je renvoie le lecteur pour les descriptions détaillées à notre article sur le Festival 2023, dont le lien est ci-dessous. La réalité augmentée et les lunettes font ici référence au Jardin des Délices de Jérôme Bosch (Musée du Prado), même si les effets et les idées fusent moins cette année que l’année précédente les principaux thèmes y restent exploités. Les lunettes nous font voir un monde moins rempli, des images plus répétitives, et finalement on ne peut même plus se réfugier dans les lunettes pour sortir de la torpeur théâtrale.
La réalité augmentée au travers des lunettes 3D lourdes, chaudes (dans un théâtre qui est souvent une étuve) fait qu’on les enlève fréquemment pour voir mieux la scène, mais la vacuité est telle qu’on les remet, pour subir quelques effets amusants, une mouche qui vous tire la langue, une Kundry si proche qu’on dirait votre voisine, des colombes en vol et des cygnes en veux-tu-en-voilà, percés de flèches qui font gicler le sang, et des rameaux sans feuilles, et des troncs, et des petits personnages qui semblent traverser la scène en surimpression. La question reste cependant : peut-on augmenter le rien ? C’est grosso modo du rien au carré…
Au troisième acte pourtant, on retrouve le renard de l’an dernier dans une autre posture, plus étoffée. Un renard au milieu de l’Enchantement du Vendredi Saint où de petits agneaux gambadent, se chevauchent et regambadent en un mouvement perpétuel qui ne semble pas intéresser le renard. Ce pauvre renard est comme le spectateur, il ne va cesser de bailler pendant bonne part du troisième acte. Ironie ? Humour ? Second degré ? Ce renard qui baille à l’envi est l’événement de la réalité augmentée 2024.
Cette mise en scène qui n’en est pas une est une mise en images (avec d'ailleurs des images vidéo assez pénibles et mal faites) sans imagination ni imaginaire pétrie de bons sentiments : la guerre qui nous tue, une nouveauté, la planère que nous tuons, une autre idée neuve, des ressources que nous exploitons jusqu’à l’extrême, là encore c’est du neuf, et enfin, quand tout est résolu, aimons-nous, aimons-nous tous. Voilà le message profond transmis par la scène finale où Parsifal libéré brise le Graal (on avait compris que ce Graal n’était pas trop bénéfique) et libéré, peut enfin célébrer la paix retrouvée avec Kundry dans l’eau du bassin central, sorte de piscine probatique stagnante, pour une célébration finale à deux, tandis que Gurnemanz et sa Kundrette s’avancent eux aussi. Voilà la leçon : on peut enfin tous s’aimer à ciel ouvert, sans moralismes ni règles, libérés des horreurs du monde et des interdits stupides… Le Graal est mort, copulons…
Il y a un côté un peu hippie, un peu Woodstock à la mine. Il y a du bon sentiment à revendre dans cette dernière image. On ne fait pas de bons spectacles avec de bons sentiments.
C’est bien ce qui frappe au sortir de la salle : quand on sait les masses de réflexions et d’écrits théoriques générés par Parsifal, quand on a vu les mises en scène absconses (Christoph Schlingensief) ou abstraites (Wieland et Wolfgang Wagner), historiques (Herheim) revenir à une vision de bande dessinée assez premier-degré – c’est quand même un peu la philosophie qui transpire de l’ensemble- est assez frustrant. De plus mettre la technologie au service du vide de la pensée, ce n’est plus frustrant, c’est désolant. La platitude en réalité augmentée ne fait qu’augmenter la platitude, elle ne crée pas un sens augmenté.
À moins que le message subliminal ne soit que le théâtre vu comme onanisme intellectuel a vécu, et que naît enfin le théâtre au message simple et partageable par tous : la guerre, l’exploitation minière, la planète qu’on détruit, c’est vilain, l’amour c’est beau et ça grandit sur fond de soleil levant… Hiroshima mon amour pour amoureux de Peynet.
L’intérêt du Festival de Bayreuth a toujours été de mêler intellect et émotion : je reviens à Christoph Schlingensief, que je sais honni de la plupart des spectateurs qui virent sa production de 2004. Mais sa production était un labyrinthe d’idées et de références qui encore aujourd’hui, me hantent et me poursuivent – ceux qui me lisent savent avec quelle fréquence j’en parle et je m’y réfère‑, avec en fosse un Boulez flamboyant et presque chaleureux, une rencontre pour moi totalement folle, mal servie hélas par un cast à oublier. Ici on a du ventre mou scénique et du néant conceptuel qui laissent la musique seule à défendre l’œuvre alors que chacun devrait se soutenir dans la perspective de la Gesamtkunstwerk, notamment pour une œuvre écrite et conçue pour ce lieu. Le Graal est à moitié vide.
Face au vide scénique, la musique tient
Musicalement, les choses sont en effet nettement plus nuancées.
Dans Parsifal le chœur est déterminant et comme d’habitude le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est remarquable de cohésion et de force. Mais dans une salle à l’acoustique aussi sensible, comme pour Tannhäuser, la diminution de l’effectif affecte l’effet global, même si cette diminution est moindre que prévu. Le chœur de Bayreuth est une des signatures du Festival, il devrait être intouchable et le fait même qu’on y ait touché me semble une absurdité, eu égard à l’histoire et à la tradition du lieu. On perd un peu l’effet de ce son massif enveloppant, immense qui vous écrase et que l’on ne ressent nulle part ailleurs dans aucune salle d’opéra.
Pablo Heras-Casado a remporté un véritable triomphe après la représentation. Et le succès avec lequel l’an dernier et cette année il a été accueilli justifie évidemment le choix qui a été fait de lui confier le prochain Ring.
Pour ma part, j’ai toujours éprouvé quelques réserves à l’endroit de ses interprétations, qui souvent ont déçu mes attentes. Ici, le troisième acte est parfaitement en place et très convaincant, le deuxième dramatique à souhait et le premier m’est apparu (ainsi que le prélude) plus irrégulier, avec des ruptures de tempo, tantôt très rapide et tantôt plutôt lent, manquant de profondeur et avec malgré tout un orchestre limpide, bien équilibré, très expressif parfois.
L’Enchantement du vendredi Saint est l’un des moments les plus réussis de la soirée, et plus généralement un troisième acte équilibré entre méditation et sens dramatique (accompagnement de l’air d’Amfortas). Et pourtant on se surprend à trouver quelquefois les lenteurs qui semblent des langueurs que la mise en scène accentue il est vrai. Il reste que cette direction musicale accompagne et soutient les chanteurs, sans les couvrir, et donne à l’ensemble malgré quelques surprises çà et là, une très grande dignité en gardant à l’ensemble une tension salutaire. On peut donc saluer la performance, même si on reste un peu sur sa faim quelquefois.
Un ensemble vocal de niveau
Du côté vocal, comme souvent, on saluera les deux chevaliers, aux voix efficaces et raffinées, très marquées, Siyabonga Maqungo et Jens-Erik Aasbø, et les Knappe (écuyers) aux voix et personnalités bien dessinées, que ce soit Margaret Plummer et Betsy Horne ou Matthew Newlin et Jorge Rodríguez-Norton.
Comme souvent aussi, il est difficile de trouver dans les filles-fleurs l’équilibre vocal idéal (c’est un peu comme pour les Walkyries), entre une très belle Florina Stucki aux aigus stables et une Betsy Horne à la voix projetée et bien assise, et les voix acides et un peu criardes d’une Evelin Novak ou d’une Catalina Bertucci, et dans une moindre mesure Margaret Plummer. Il est rarissime de trouver un ensemble de filles-fleurs homogène, alors il y a des moments qui sont très appréciables dans cet ensemble et d’autres où percent des stridences malvenues qui surprennent et gênent. Des fleurs suaves et d’autres carnivores…
On saluera en revanche la belle voix de contralto de Marie-Henriette Reinhold qui donne une ligne poétique et forte à l’intervention finale de la « Altsolo » à la fin du premier acte.
En Jordan Shanahan nous trouvons un Klingsor qui pour une fois possède une voix au timbre clair, chaud, à la diction impeccable et au phrasé parfait, une sorte de vrai double d’Amfortas qu’on entendrait presque ici. C’est incontestablement une voix à suivre, car il a le phrasé idéal pour cette salle et offre un Klingsor jamais caricatural dans ce rôle bref et difficile.
Tobias Kehrer est aussi un Titurel aux accents marqués et justes, avec une belle présence vocale au premier acte.
Moins convaincant Derek Welton en Amfortas : il a la voix, il a le timbre, mais rien dans l’expressivité, rien dans les accents ne donnent à cet Amfortas un grand intérêt. Il faut un chanteur de Lied, il faut un diseur de mots qui sache ce qu’ils pèsent. Derek Welton semble étranger à tout cet univers évocatoire et offre un Amfortas neutre et sans aucune couleur, ce qui est un comble. Il fait les gestes, il est en scène, et ne diffuse rien. Il était bien plus convaincant en Klingsor dans la production Laufenberg.
Georg Zeppenfeld sait au contraire dans le moindre détail et recoin ce que mot veut dire, sait ce qu’accent veut dire, sait aussi ce qu’est une ligne de champ et il sait surtout ce qu’est la couleur d’un discours. On a entendu ici et ailleurs des Gurnemanz plus graves, plus âgés, plus écrasés par le poids du savoir et de l’expérience. Il est un Gurnemanz plus jeune, au timbre plus clair (ce qui est conforme : c’est un compagnon d’Amfortas et non de Titurel). Il maîtrise un rôle qu’il interprète depuis des années jusqu’à ses moindres inflexions, jusqu’à la moindre respiration. Du grand art.
Ekaterina Gubanova est une Kundry plus raffinée que sauvage, en ce sens elle se différencie de Garanča, avec un impeccable phrasé et une certaine humanité que d’autres Kundry peinent à posséder. Elle est particulièrement sensuelle, particulièrement expressive et particulièrement musicale, ainsi elle compose une Kundry moins animale mais passionnante ô combien, imposant sa voix à la très large étendue mais toujours attentive à chaque mot, donnant à certains moments de son chant la couleur d’un Lied. Impressionnante et juste, et surtout élégante. Une Kundry « humaine »… c’est assez rare.
Andreas Schager en Parsifal a des moyens insolents, un timbre fascinant, mais, revers de la médaille, il est incapable de les maîtriser, de s’économiser, et chante systématiquement forte. Cela peut se comprendre dans un premier acte où il est « fol », déjà moins dans le deuxième, une fois lancé le Amfortas die Wunde, et pas du tout au troisième. Le problème, c’est qu’il ne nuance jamais, projetant tout de la même manière et il finit par s’épuiser tellement il pousse, d’autant que comme nous tous, il vieillit et n’a plus les ressources du passé. Son troisième acte urlando furioso est quelquefois difficilement supportable notamment à la fin Nur eine Waffe taugt. Seul Daniel Barenboim a réussi naguère à le canaliser, dans Tristan ou dans Parsifal : c’est au chef à s’imposer ici pour l’empêcher d’être trop débordant. Il y a certes dans le rôle de Parsifal une vraie jeunesse de chien fou, mais justement le personnage évolue vers quelque chose de plus intérieur. Avec ce chant trop poussé, jamais contrôlé, impossible de faire la différence, impossible de marquer les évolutions du personnage. Certes, le public l’accueille et lui fait un triomphe, mais pour ma part, je ne peux m’associer. Schager est ici pour moi, malgré ses moyens immenses et sa très grande générosité, une occasion perdue.
Au total, un Parsifal avec des atouts musicaux et vocaux, mais avec un Parsifal excessif et un Amfortas sans profondeur, il reste à parfaire le cast. Quant à la mise en scène, réalité augmentée ou non, elle reste plate, banale, inutile et ne marquera pas les esprits.
Rendez-nous Götz Friedrich, Stefan Herheim, et même Wolfgang Wagner, ça avait une autre gueule… quant à Schlingensief… c’est pour le Jardin des délices….Enfin, au moins le mien.
J’ai assisté à la représentation du 7 août lors de laquelle Vogt a remplacé Schager qui n’était pas venu à bout de Tristan la veille et avait dû déclarer forfait.
Je vous trouve exagérément sévère avec la mise en scène qui défend des idées cohérentes avec une certaine habileté ( je précise que je n’avais pas de lunettes et je n’ai donc pas tout vu des intentions du metteur en scène).
Musicalement cette représentation était d’un très haut niveau,les sommets ayant été atteints ,à mon avis,par Zppenfeld et Gubanova.Est-il besoin de préciser que les reproches qu’on peut légitimement adresser à Schager ( et qui le conduisent à cette fatigue vocale qu’il connaît souvent) ne peuvent être adressés à cet excellent musicien qui ménage sa voix qu’est Vogt.Un mix de ces deux grands artistes serait idéal.