Giuseppe Verdi (1813–1901)
Don Carlo (version de 1886)
Opéra en cinq acte
Livret de Joseph Méry et Camille du Locle
Traduction italienne d'Achille de Lauzières et Angelo Zanardini
d'après le drame Don Karlos, Infant von Spanien (1787) de Friedrich von  Schiller
Création à l'Opéra de Paris le 11 mars 1867 (version originale)
Création de la version de Modène le 29 décembre 1886

Direction musicale :  Juraj Valčuha
Mise en scène : Claus Guth
Décors : Etienne Pluss
Costumes : Petra Reinhardt
Lumières : Olaf Freese
Video :  Roland Horvath
Dramaturgie :  Yvonne Gebauer

Filippo II Michele Pertusi
Don Carlo Matthew Polenzani
Rodrigo marchese Ludovic Tézier
Il grande inquisitore Alexander Tsymbalyuk
Un frate Giorgi Manoshvili
Elisabetta di Valois Ailyn Perez
La principessa Eboli Elīna Garanča
Tebaldo Cassandre Berthon
Il conte di Lerma Luigi Strazzullo
Un araldo reale Massimo Sirigu
Una voce dal cielo Maria Sardaryan*
Primo Deputato Takaki Kurihara
Secondo Deputato Lorenzo Mazzucchelli
Terzo Deputato Giuseppe Todisco
Quarto Deputato Ignas Melnikas*
Quinto Deputato Giovanni Impagliazzo*
Sesto Deputato Rocco Cavalluzzi
Il giullare (attore) Fabián Augusto Gómez

* Allievo dell’Accademia di canto lirico del Teatro di San Carlo

Orchestra e Coro del Teatro San Carlo
Chef de chœur : José Luis Basso

 

Naples, Teatro di San Carlo, jeudi 1er décembre 2022, 18h

C’est la saison des « Prime » en Italie, entre fin novembre et début janvier. Tous les théâtres de référence ouvrent leur saison, et entre Rome, Naples , Milan et Florence, rien moins que deux Don Carlo de Verdi (Naples et Florence) tandis que la Scala annonce que ce sera le titre de l’inauguration du 7 décembre 2023. L’œuvre monumentale de Verdi a le vent en poupe…
À Naples, la première du 26 novembre a été annulée pour cause de deuil, suite au glissement de terrain catastrophique survenu à Ischia, décision à la fois honorable et discutable. Honorable pour marquer une solidarité envers une des îles les plus fameuses de la baie de Naples, discutable parce que prise à peine trois heures avant le lever de rideau et peut-être quelque peu excessive dans la mesure où dans Naples et même sous la pluie battante, la foule se pressait dans les restaurants et bars et ne semblait pas tellement atteinte– visiblement seul le San Carlo devait afficher la douleur locale -. Sans doute les politiques qui ont pris cette décision ont-ils voulu éviter de s’afficher dans la fête mondaine qu’est toujours une « Prima ».
Il aurait peut-être suffi pour marquer leur solidarité, de transformer la représentation en soirée ordinaire et de n’y pas paraître, laissant au théâtre les légitimes gestes de deuil et de mémoire avant le lever de rideau…  Mais pour un politique, ne pas paraître est toujours une douleur…
Alors, nous sommes revenus à Naples le 1er décembre pour assister à ce qui fut la deuxième représentation, la première ayant eu lieu le mardi 29 novembre… Bien nous en a pris, cette production de
Don Carlo est l’une des meilleures vues ces dernières années, vocalement et scéniquement.


Ce beau spectacle a fait l’objet d’une retransmission en direct par la RAI. La trace vidéo existe sur l’application RAIplay, mais inaccessible si vous n’êtes pas enregistrés sur la plateforme. Enregistrez-vous, et vous pourrez y avoir accès. 

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Don Carlo (Matthew Polenzani) au centre de son espace mental

Comme toujours s’agissant d’une œuvre que Verdi a remise cent fois sur le métier sans jamais véritablement clore le débat se pose la question de l’édition. Dans le cas de Naples, le choix a été apparemment simple, il s’agit de la version de 1886, dite «  de Modena », sans autre forme de procès. Pas de chœur initial des bûcherons dans le dur hiver français, pas de lacrimosa mais en revanche une version en cinq actes, bien plus équilibrée du point de vue dramaturgique que la version en quatre actes dite « de Milan ».
Je ne peux imaginer cependant que Stéphane Lissner n’ait pas pensé d’abord à présenter la version originale en Français de 1867, qu’il a défendue à la fois quand il était au Châtelet (Pappano/Bondy) et à l’Opéra de Paris (Jordan/Warlikowski).
Mais si proposer Don Carlos et non Don Carlo eût été un événement considérable en Italie (la version française n’étant jamais jouée par les grands théâtres, et la dernière production remontant à 1990 au Regio de Turin), c’est une décision qui demande d’être mûrie. Les temps sont durs à Naples où la situation financière est fragile et présenter Don Carlos aurait supposé d’abord une représentation plus longue, avec des choix à discuter, (Ballet ou pas ? Quelles scènes reprendre ? En effet la version de 1867 navigue entre celle très complète du début des répétitions, celle de la générale et celle coupée à la hâte de la Première )… Cela voulait dire une préparation longue et aussi une entreprise ardue pour un chœur certes dirigé par l’excellent José Luis Basso, mais d’un niveau encore fragile pour apprendre l’ensemble de la version française sans grand espoir de la reprendre à court terme. En revanche, trois des protagonistes connaissaient Don Carlos pour l’avoir chanté soit à Lyon (Michele Pertusi), soit à Paris (Garança et Tézier). L’entreprise a sans doute semblé trop lourde et hasardeuse pour pouvoir être montée dans des conditions correctes. On aurait pu penser à une reprise de la version de Naples de 1872, mais elle comprend le ballet. Alors la version de Modena est un pis-aller acceptable.
Un pis-aller de toute manière, parce que tout le monde sait (et bien des chefs le reconnaissent) que la version française fonctionne bien mieux que l’italienne et que Verdi, très soucieux des livrets et de la couleur des mots par rapport à la musique, a vraiment composé Don Carlos en fonction d’une prosodie française. Don Carlos est bien plus fascinant que Don Carlo, et le livret lui-même, en dépit des considérations musicales est sans doute l’un des plus beaux qui aient été écrits pour Verdi…
Mais faisons contre mauvaise fortune bon cœur, il est hors de doute que Claus Guth n’aurait pas conçu une mise en scène bien différente s’il avait dû travailler sur la version originale.

On connaît le goût de Claus Guth pour les replis psychologiques, voire psychanalytiques de ses personnages (on se souvient de son Fliegende Holländer à Bayreuth ou de son Tristan und Isolde à Zurich). De culture germanique, il connaît aussi parfaitement la complexité du personnage de l’infant, déjà traité par le drame de Schiller que tout élève de lycée allemand a lu. C’est le fil rouge de sa mise en scène que la psychè du prince, pris entre ses désirs, ses rêves, ses souvenirs, ses contradictions.
L’espace scénique est donc un espace clos, comme un espace mental avec quelques images sublimes, un espace tragique aussi, un espace unique dans une œuvre aux multiples contextes et lieux.
Guth et son décorateur Etienne Pluss ont parfaitement su concentrer l’action et en faire un espace peu coloré, de hauts murs et entouré par des stalles de bois, telles qu’on en voit dans les tribunes d’église, un espace traversé par des visions, avec quelques vidéos volontairement répétitives, souvent pour marquer les obsessions de Carlo et son refus de devenir « adulte » : souvenirs des jeux adolescents avec Posa, duels, courses, vision d’une femme voilée (celle idéalisée d’Elisabetta), telle un esprit qui pourrait trouver sa place dans le ballet Giselle, des images lointaines presque maladroites. L’idée est de faire de Carlo une sorte d’éternel infant/enfant tourmenté, héros romantique – chemise blanche ouverte, pantalon noir et bottes- un peu hors sol, si perdu dans ses rêves qu’il est impossible de faire la part du réel et du rêvé dans toute la représentation, qui est aussi représentation de Carlo. De plus, des jeux  d’ombres et de lumières (très beaux éclairages d’Olaf Freese) donnent une impression d’étouffement, d’angoisse, sans issue possible.
Tout est déjà inscrit au lever de rideau où Carlo allongé est tourmenté et réveillé par un moine encapuchonné fantomatique (image prémonitoire de la fin ?), et par un bouffon avec lequel il joue et qui va accompagner toute la représentation autour de tous les personnages. Ce personnage créé par Guth n’est pas sans rappeler El Bufón Dom Sebastián de la Morra de Vélazquez et plus généralement la passion du peintre pour ces figures dont il a fait divers portraits.
La figure du bouffon, magnifiquement interprétée par Fabián Augusto Gómez, un acteur nain à l’incroyable mobilité et doué d’une ductilité à la limite du transformisme est marquante dans cette mise en scène que d’aucuns ont trouvé lassante, alors qu’il joue le rôle d’aiguillon (traditionnel rôle du bouffon), mais aussi en quelque sorte d’un petit génie bienfaisant. Figure en contrepoint par sa mobilité et sa souplesse à la rigidité ambiante des personnages, une figure à la fois présente et en transparence, toujours là où on ne l’attend pas, une figure qui rend dérisoire le vécu et qui remet tout en perspective avec laquelle les personnages comme Carlo et Eboli jouent et qui finira par s’éteindre discrètement au cinquième acte.
Dans le duo de Fontainebleau, seul moment de bonheur de l’opéra, le bouffon est un amour avec ses petites ailes qui ne cesse de virevolter autour des deux jeunes gens, jouant notamment avec le voile d’Elisabetta qui est motif récurrent des deux premiers actes comme on va le voir et qui lance des pétales de fleurs (un geste fréquent), comme il le fera au dernier acte, dans ce mariage d’adieu qu’est leur duo final.
Avec Eboli au deuxième acte, il est couvert du voile de mariée, mais aussi d’un turban (c’est la chanson « sarrasine »), et ainsi il s’adapte aux circonstances, en décalé, à la fois touchant et agaçant.
Autre caractère de ce travail immédiatement perceptible : on navigue dans le temps, on passe indifféremment de Vélazquez à Goya puisque trône sur le  mur du fond le célèbre portrait de Charles IV et de la famille royale de Goya évidemment plus tardif (1800), mais pas moins terrible que les portraits royaux de son lointain prédecesseur. De Vélazquez à Goya, les représentations passent des Habsbourg aux Bourbons, mais toujours aussi peu flatteuses…
Claus Guth en effet souligne que chacun dans l’œuvre est seul et se détruit : la reine mariée de force et fossilisée dans son rôle, le Roi Filippo II autoritaire de façade, mais rongé de l’intérieur et soumis à pouvoir plus fort que lui, l’Infant Carlo pris entre son amour massacré et ses désirs d’héroïsme impossibles. Autour d’eux, Posa appelé « sognator » par le roi dans son magnifique duo du deuxième acte, qui rêve de liberté et d’idéal, mais prisonnier de contradictions, et Eboli, princesse de cour assoiffée de séduction qui après avoir eu le Roi rêve d’avoir son fils.
Guth navigue dans le temps parce qu’il est persuadé que la solitude du pouvoir, que les forces obscures qui en délimitent l’étendue (ici l’Inquisition) sont de toutes les époques : le Grand Inquisiteur est une silhouette noire, sorte de Clergyman entouré d’ombres qui semble émerger d’une société secrète contre laquelle le roi ne peut rien. Et ainsi les costumes naviguent entre un vague  XVIe siècle, un XIXe siècle impérial et même le XXe siècle. En effet, les drames des familles royales, les mariages arrangés et politiques, la famille Windsor nous en a donné des exemples assez fréquents ces dernières décennies et l’entrée d’Elisabetta à l’acte II en grande capeline noire voilée, comme en deuil, a quelque chose d’une Lady Di prisonnière de son statut.
Le théâtre n’est jamais photographie, mais représentation et donc interprétation.
Le paysage ambiant ne laisse pas beaucoup d’espoir. Et il ne faut pas voir un hasard à ce que l’ensemble de l’opéra se déroule sur un sol qui rappelle de loin un échiquier – on pourrait même y voir une métaphore avec chaque pièce, le roi, la reine, le fou etc… Où tout finit Échec et Mat.

Don Carlo (Matthew Polezani) Posa (Ludovic Tésizer) entre rêve et réalité

Cette ambiance sans cesse ballottée entre rêve et réalité, peut aussi bien être une construction mentale de Carlo qu’une carte mentale de l’œuvre traduite scéniquement.
Car l’œuvre est complexe, même dans son déroulement scénique traditionnel de Grand-Opéra historique et même si un metteur en scène ne fait que l’illustrer sans rien fouiller.
Claus Guth préfère aux « scènes » des « visions », oniriques ou pas, qui essaient de produire du sens, révêlé par des images souvent magnifiques et marquantes, avec une constante, la quasi permanence de la présence en scène de Carlo, le cœur de la représentation selon les propres déclarations d’intention du metteur en scène.
Autre caractère de cette production, c’est le travail très précis sur le jeu d’acteur, les mouvements très calculés, les attitudes scéniquement construites et appuyées sur le texte. Jamais le chanteur n’est laissé à ses gestes traditionnels. Un seul exemple : au cours de l’acte I, le jeu de Carlo est très étudié, sa maladresse avec Elisabetta, ses gestes brusques, sa trop grande ardeur qui le pousse à des gestes prématurés, son côté gauche et timide, et en même temps brutalement hardi, tout cela est parfaitement géré par la mise en scène et présente le personnage dans sa candeur et son inadaptation, alors qu’Elisabetta est plus retenue, même si offerte.

Dans ce travail très intelligent et si précis, nous aimerions dégager quelques lignes de force et quelques exemples de cette continuité dramaturgique qui éclaire le sens.
Les deux premiers actes entremêlent deux rencontres entre Elisabetta et Carlo (avant et après le mariage), et parallèlement deux rencontres de Posa, avec Carlo et avec le Roi, qui sont en quelque sorte deux déclarations d’amitié qui placent le personnage en situation difficile.
Tout tourne autour de amour/amitié, avec au milieu, une Eboli qui semble jouer avec cette cour sans saveur et en tirer ses propres avantages.
Chez Guth le premier acte développe le motif du voile de mariage et plus généralement du voile dans son imagerie romantique (esprits de la forêt, willis du ballet romantique) : la jeune (encore) princesse arrive voilée, telle un esprit des bois, et d’ailleurs le premier monologue de Carlo est empreint de ce rêve de possible amour non encore identifié (il chante au milieu de quelques danseuses voilées, encore des esprits, ou fantasme de l’Infant qui ne cesse de se projeter dans un bonheur presque littéraire ou de contes de fées. La rencontre avec la princesse est un dévoilement, il gardera d’ailleurs dans la main le voile d’Elisabetta, tel un fétiche.
Au deuxième acte, il dort allongé sur le sol (sa position habituelle, comme si tout était un rêve) et il semble se réveiller au milieu des mêmes voiles, comme une obsession. Mais cette fois-ci, c’est la scène de la chanson sarrasine dite Canzone del velo/chanson du voile, comme si le voile devenait un jeu de cette cour d’où l’infant s’exclut, et en même temps une obsession continue.

Canzone del velo : au centre Eboli (Elina Garança) et à genoux, le bouffon (Fabián Augusto Gómez) 

Tous ces voiles, c’est la projection de Carlo qui a de moins en moins de sens dans la mesure où tout est fini, comme s’il voulait superposer à toutes force le conte et le réel.
L’entrée d’Elisabetta à la fin de la scène est aussi forte, parce que de nouveau elle est voilée, mais dissimulée sous une large capeline et un voile noir, quand tous les autres sont blancs.
En un instant, Guth nous montre d’une certaine manière une reine qui, de l’espoir du mariage (voile blanc de fiancée offerte), elle était désormais en deuil de sa vie , noir/blanc, Ying et Yang.

Enlèvement final du premier acte : Elisabetta (Ailyn Pérez)

D’ailleurs toute la scène finale du premier acte était vécue scéniquement par Carlo comme un enlèvement par des monstres aux griffes crochues et sombres de l’ombre blanche. Et ainsi, cette tache blanche s’éloignait, comme happée et noyée par la mort vive qui l’attendait encore une image de conte pour infant/enfant.
Dans ces scènes, tous les costumes (de Petra Reinhardt) sont noirs sauf celui du page Tebaldo beige, la chemise blanche ouverte de Carlo et surtout Posa qui avec sa redingote ivoire froissée, revient de voyage et tranche sur tous les autres, comme si « venant de l’extérieur » il n’était pas atteint par le virus de la cour. Cela lui donne moins de rigidité, plus de liberté de ton : l’habit fait le moine.
Encore un jeu (fatal cette fois) sur le voile quand Eboli au début du troisième acte se présente dans les jardins de la Reine avec la capeline et le voile de la reine (la version française est plus explicite d’ailleurs à ce propos puisque les deux femmes s’échangent leurs habits, ce que Guth reprend pendant l’introduction orchestrale où la mise en scène évoque de manière fugace le ballet qui prend place à ce moment dans la version française) et qu’elle se révèle à Carlo en soulevant le même voile qu’Elisabetta avait ôté dans leur scène de l’acte II. Guth joue ainsi sans cesse des images, des projections mentales, pour mieux asseoir les quiproquos, et donc les désarrois.

Scène du jardin de la Reine (III,1)

Autre grande réussite (esthétique), cette même scène du jardin de la Reine faite de six lustres de cristal à terre, éclairant l’espace d’une lumière plus faible, comme nocturne, donnant à la fois l’image d’un espace de rêve que l’introduction merveilleuse écrite par Verdi confirme, permettant une autre fois de voir l’Infant allongé comme s’il évoluait au milieu d’un espace totalement irréel, et permettant aussi une vision scénique d’une indéniable puissance et d’une grande poésie. On circule entre les lustres comme entre des bosquets fantômes, c’est une magnifique trouvaille d’Etienne Pluss.
La scène de l’autodafé n’a pas le côté pompeux et démonstratif qu’elle peut avoir dans d’autres productions. Le chœur est installé dans les stalles (certains ont critiqué ce choix qui le place dans une position inconfortable pour être entendu, et pour regarder le chef). L’espace au centre est vide, sinon occupé par six personnages au visage couvert qu’on suppose être les suppliciés, et tous les autres personnages, Carlo, Posa, le page, la Reine, en rang d’oignon, se présentent en habit officiel avec chacun un bouquet de lys, la reine identifiable avec une robe aux doublures rouges et la couronne.
À l’entrée du roi lui aussi couronné et en rouge vif, un geste suffit pour qu’il attire la reine à ses côtés, d’une manière impérieuse et distante.

Scène de l'autodafé

Ainsi cette scène reste-t-elle malgré son côté pompeux ici une scène presque « familiale » où seuls les protagonistes peuvent se mouvoir sur l’espace laissé libre, puisque le chœur est entièrement rejeté sur les côtés, comme les moines d’une cérémonie religieuse (la scène est censée se dérouler sur le parvis de la basilique Nuestra Señora de Atocha (Notre Dame d’Atocha). Désireux de simplifier la scène au maximum pour en accentuer l’efficacité dramatique sans altérer le sens, Guth fait des députés flamands les sacrifiés (normalement, l’autodafé envoie au bûcher des « hérétiques » et les députés flamands sont « en plus ») : il fait d’une pierre deux coups, et les députés sont égorgés au dernier moment, solution finale efficace plutôt moderne (Espagne franquiste ?).
Cette disposition scénique permet aussi de traiter avec grande précision l’intervention de Carlo, à la fois généreuse et excessive. Généreuse parce qu’il défend les députés flamands, excessive par sa manière de brandir et d’agiter un drapeau, comme un héros de barricades. Il y a là discrètement de la part de Guth l’indication d’une  posture qui trahit le déséquilibre de Carlo confirmé par la manière dont il menace le Roi : il ne lève pas l’épée à la manière d’un noble, mais le menace d’un poignard en s’agrippant à lui, comme un vulgaire assassin. Dans cette rage qui nie et son statut et la relation de filiation, c’est la folie qui guette.
Enfin Guth dans la dernière partie montre un Carlo désorienté, en proie à l’hallucination : il voit la Madone…
En effet, Guth refuse (c’est contraire au vœu de Verdi, mais enfin…) une Voce dal Cielo qui vienne du Ciel et en fait une Madone baroque qui traverse la scène, comme dans les processions traditionnelles, manière aussi de souligner que la religion vient des hommes et qu’à travers cette image, il en fait une projection non collective, mais spécifique à Carlo  qui semble alors sombrer…

Les deux premières scènes de l’acte IV sont sans doute celles qui sont le mieux réglées, et les plus fortes de toute la production, les autres scènes de l’acte, et l’acte V (jusqu’à la disparition de Carlo) restant globalement plus conformes à l’attendu, même si elles sont très précises et originales au niveau de la direction d’acteurs.
En effet, elles sont construites sur un jeu entre deux espaces lumineux : à Jardin, Carlo, allongé (en prison), à Cour, le Roi dans son cabinet dont on voit essentiellement le lit.
Tout l’acte IV se joue entre ces deux espaces et le Roi qui est protagoniste de presque toutes les scènes devient spectateur de la scène avec Posa et de sa mort dans une sorte de face à face entre deux conceptions, deux univers, deux drames, deux déchirures.
Comme dans la mise en scène de Calixto Bieito à Bâle (en 2006) le monologue de Filippo II s’ouvre sur la présence dans le lit royal d’Eboli, qui ici s’en va immédiatement. L’idée est désormais commune dans les mises en scène récentes. Ce pourrait être Eboli, ce pourrait être aussi une courtisane, c’est de toute manière aussi un signe de la misère du roi, insinuant l’idée que le couple royal ne l’est que pour l’apparence.
Tout le monologue est réglé comme une chorégraphie de l’accablement, du tourment, de la lassitude, chaque geste en est calculé, en écho avec le texte, un travail de ciselure vocale et scénique. Et cette fois, ce n’est pas Carlo qui a des montées d’images, mais le Roi qui chantant sa misère affective, fait surgir l’image du couple Carlo/Elisabetta (avec le bouffon et ses pétales) de l’autre côté de la scène, prémonitoire du duo du cinquième acte.
La scène de l’inquisiteur, un des sommets de l’œuvre est elle aussi réglée au cordeau, en deux parties très différentes. Dans la première, le roi interroge le prêtre, comme on l’a dit, plus sorti d’un thriller qu’autre chose et accompagné de ses servants, des ombres qui le guident et même sur lesquels il s’assied, ou qui lui servent d’accoudoir, style Kriegenburg (La Walkyrie, Munich). Dans la deuxième partie de la scène, c’est l’Inquisiteur qui a l’initiative et le dessus, face à un Filippo II méconnaissable, agenouillé, implorant, assis devant l’inquisiteur debout, et surtout, allongé sur le lit avec l’inquisiteur assis, comme pour une consultation médicale, ou pire, une analyse (avoir l’Inquisiteur comme thérapeute devrait vous conduire au plus vite au suicide, assisté ou non).
Alors, le roi est laissé comme abandonné, détruit après une scène non seulement puissante vocalement mais qui a rarement été aussi forte scéniquement.
De belles idées aussi dans les dernières scènes, une Eboli qui dans son Don fatale, se détruit en se scarifiant le visage, coupable d’être trop beau,  se dévêt de ses habits de cour pour apparaître en pantalon, comme prête à vivre une autre vie, et probablement pas au couvent, mais qui devient alors un tout autre personnage, une sorte d’amazone qui va essayer de sauver Carlo.
Signalons encore Carlo agitant de noiuveau le drapeau de la révolte lors de la scène finale de l’acte après avoir refusé l’affection du roi, et en couvrant le cadavre de Posa, assassiné par ces ombres e la scène en laissant le doute entre  l’inquisiteur précédemment. Encore une fois, Guth règle la scène en laissant un Carlo entre le geste authentique et la posture pour se construire une représentation de soi qui aille au-delà du geste creux.

Le cinquième acte dont la moitié est le monologue d’Elisabetta, et l’autre le duo avec Carlo est très hiératique et réduit à l’essentiel.
De manière surprenante, l’acte s’ouvre non sur Elisabetta comme la plupart du temps mais l’introduction orchestrale montre sur scène Carlo, allongé, qui se lève et va saisir le grand tableau (celui de Goya) le saisit et le jette au centre de l’espace, et s’y accroupit songeur puis sort de scène.
Guth structure par le jeu le monologue d’Elisabetta, d’abord une prière avec une bougie et le tableau retourné faisant office de tapis de prière en quelque sorte. Puis à mesure qu’elle évoque l’amour avec Carlo, le ton change, la bougie s’éteint, l’image d’un rêve de couple s’impose, puis en dernière partie, retour à la réalité dans une position de détachement, elle se débarrasse de ses bijoux, boucle d’oreilles et bague, comme pour se donner à Dieu débarrassée de toute attache terrestre,
allongée les bras en croix, comme attendant d’être emportée par Dieu.
Rarement ce monologue a été accompagné d’une manière aussi serrée, la plupart du temps, la chanteuse étant laissée à ses gestes coutumiers.

Le duo passe lui aussi du statut de duo d’adieu à celui de « mariage d’adieu », où les deux personnages revivent leur amour impossible (magnifique moment ou face au public, le couple a les mains ouvertes, et le bouffon comme un ange protecteur au centre met dans leur mains les pétales de fleurs, puis il s’éloigne et la scène devient acceptation de l’accomplissement des destins, une scène d’adieu qui fait pendant à la scène d’espoir du premier acte, la scène de l’échec définitif et lacérant.
Dans les derniers instants de la scène finale, Carlo disparaît dans le sol, reprenant presque la première image de la mise en scène, qui précédait la musique, au son du glas et qui par cette image faisait de ce qui allait suivre des « choses de la vie » qui sanctionnaient  des destins ratés. L’ironie de ce final, c’est que Carlo disparaît dans le sol un peu à la Don Giovanni, lui, l’être d’un seul amour et d’un seul rêve, protégé par un moine à la même voix de Commendatore et l’autre ironie, c’est de le voir disparaître comme « dans le tableau familial »  de Goya, ajoutant une strate supplémentaire à l’histoire des familles détruites.

 

Nous avons déjà évoqué l’accueil contrasté de la mise en scène et les polémiques sur les réseaux sociaux. Il faut reconnaître à Stéphane Lissner la constance d’imposer pour les grands moments des metteurs en scène de haut niveau. C’était la première apparition de Claus Guth à Naples, on se souvient de son magnifique Lohengrin scaligère , puis parisien. Il signe là un travail d’une force incontestable, attentif à ne jamais contredire l’histoire mais à en tirer toutes les conséquences, servi par une distribution qui par ses qualités théâtrales, a su s’engager avec intelligence dans le projet scénique qu’elle défend à tous les moments. Il a en plus essayé par des images d’une grande force de satisfaire le goût esthétique italien : personne ne pourra accuser ce spectacle d’esthétique « trash » , c’est au contraire un spectacle d’une grande beauté plastique qui sert le sens à chaque respiration.

 

La distribution

Stéphane Lissner a réuni une distribution assez exceptionnelle, de celles qui valent le voyage et projettent le San Carlo au firmament des théâtres italiens.
Il faut saluer l’homogénéité des rôles moins importants et surtout la très belle prestation de la plupart des protagonistes. Une bonne distribution de Don Carlo est difficile à réunir car elle comprend au moins cinq rôles déterminants (Elisabetta, Carlo, Filippo II, Eboli, Posa) sinon six avec il Grande inquisitore, sans compter les petits rôles, déterminants pour la couleur générale, le page Tebaldo, la Voce del Cielo et Il frate (le frère qui est l’ombre de Charles Quint). Tout cela donne l’idée de la complexité de monter un Don Carlo vocalement digne.
À cela s’ajoutent des difficultés spécifiques à Naples, des équipements scéniques qui nécessitent de lourds travaux car ils ne répondent plus aux exigences du théâtre d’aujourd’hui et des forces artistiques de niveau moyen, le chœur en reconstruction artistique et l’orchestre qui est loin d’être au niveau de ses grands voisins de la péninsule : bien des pupitres notamment les cuivres et les bois sont renforcés à leur tête par des musiciens invités. Si l’on ajoute la situation tendue des finances des théâtres et des financeurs, le tableau est assez sombre.
Pourtant, l’arrivée de José Luis Basso à Naples a déjà changé bien des choses dans la préparation du chœur et ici cela s’entend nettement. Le chœur est plus clair, plus puissant, moins uniforme et en phase avec la fosse, avec iun volume modulé. Il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendu avec cette qualité et cette sûreté.

On pouvait s’interroger sur le choix de Matthew Polenzani pour le rôle de Carlo, car ce chanteur était plutôt catalogué comme ténor lyrique plus léger, plus belcantiste et mozartien que verdien. Le timbre n’est pas particulièrement séduisant (l’a‑t‑il jamais été), mais c’est un artiste à la technique sûre, avec des qualités notables d’émission, de phrasé et de diction (école américaine oblige). Alors, il entre dans le personnage voulu par Claus Guth avec bonheur, privilégiant une allure juvénile, un timbre clair qui renforce l’idée d’adolescence attardée et sculptant le texte avec beaucoup de délicatesse, ce qui est particulièrement bienvenu dans les duos avec Elisabetta (évidemment dans l’acte de Fontainebleau où cette voix est idéale, mais aussi aux premier et dernier actes). On pourrait craindre que les moments héroïques affichent plus de difficultés, notamment au moment de l’autodafé, mais il n’en est rien. Polenzani négocie avec une solide technique les passages moins lyriques, toujours avec un grand raffinement, compensant une moindre puissance par des notes filées, par des mezze-voci d’un bel effet et jamais à contresens.
Certes, cette voix peu habituelle dans Verdi (notamment le Verdi italien) étonne dans les duos avec Posa, où Tézier, en authentique baryton Verdi, montre une voix plus large et plus forte, mais outre que la voix peut convenir au Verdi en Français (plus héritière du bel canto et du grand opéra à la Meyerbeer), la différence de couleur vocale convient aussi à l’idée de la mise en scène d’un Carlo plus dominé que dominateur dans sa relation avec Posa, lequel, même avec affection, essaie de le manœuvrer. Au total, sans se révéler un Carlo légendaire, Polenzani ne déçoit pas (il surprend plutôt agréablement) et s’insère parfaitement dans le projet.
Même crainte avec Ailyn Pérez, plus Mimi qu’Elisabetta, une voix plus lyrique que celle de lirico spinto, exigée par le rôle. Le personnage voulu sonne juste dans l’acte de Fontainebleau qui exalte la jeunesse et l’amour, moins dans le dernier acte, celui de la désillusion où il est pris acte de l’échec général.
La voix, à l’évidence, n’a pas l’assise nécessaire pour Elisabetta où l’on attend un plus gros volume, et les aigus sont quelquefois négociés en dessous, pour pouvoir passer au mieux. On entend la difficulté à entrer dans les exigences vocales du rôle.
Mais ce n’est jamais au détriment de la ligne, et Ailyn Pérez réussit à donner d’Elisabetta un peu la même image que le Carlo de Polenzani (à ce titre, le couple est vocalement bien assorti) et offre d’Elisabetta un portrait vocal cohérent, avec un beau lyrisme et une technique accomplie, avec un joli phrasé, des filati toujours réussis, ne forçant jamais et gardant à sa voix une homogénéité bienvenue. J’avoue que personnellement ce n’est pas une voix qui me touche, mais je confesse ici une autre surprise plutôt positive, j’avais beaucoup de doutes en lisant son nom sur l’affiche et au total, cette prise de rôle a une grande dignité.

Michele Pertusi (Filippo II), Ludovic Tézier (Posa) (scène finale de l'acte II)

Ludovic Tézier nous avait convaincus en Rodrigue, il nous convainc en Rodrigo. Il a le timbre qu’il faut, il a l’énergie qu’il faut dans la voix, il a la rondeur nécessaire et le volume, tout en ne sacrifiant jamais le phrasé, ni les accents, parce que la voix est sans cesse contrôlée, jamais lancée de manière anarchique si bien qu’on ne peut lui disputer sans doute le statut de « meilleur Posa du moment ». Il sait aussi adoucir, donner à la voix de subtiles variations de couleur pour un rôle plutôt en finesse qu’en héroïsme ou en volume, c’est un chant diablement intelligent, aujourd’hui irremplaçable dans les grands barytons verdiens. C’est donc de manière tout à fait logique qu’il remporte le triomphe le plus marquant, partagé avec sa collègue Elina Garança, au salut final.
Justement, en Elina Garança nous trouvons une Eboli proche de l’idéal. En effet, elle a tout pour caractériser le personnage et d’abord un physique de séductrice de cour (une « courtisane » au sens propre et figuré), avec une présence scénique indéniable dès son entrée en scène : l’artiste a une prise incroyable sur le public.
Mais elle est Eboli (nous le savions déjà depuis ses prestations parisiennes en Français), parce qu’elle affronte ses deux grands moments avec la même sûreté et la même justesse.
D’abord, elle a une diction plus claire en Italien qu’en Français, ensuite, elle a une maîtrise technique et stylistique dans toutes les facettes du rôle : dans sa conversation avec Posa, dans son duo (et trio) de la scène du jardin, elle sait converser avec la couleur voulue et les variations nécessaires, ironie, menace, badinage, passion.
Enfin et surtout, elle a pratiqué le bel canto (Giovanna Seymour dans l’ Anna Bolena mémorable face à Netrebko à Vienne) et Mozart (on se souvient de sa Dorabella dans Cosi fan tutte à Aix dans la production Chéreau). Il n’y a pas de bonne Eboli qui n’ait pas de culture belcantiste pour assumer la Canzone del velo, carte de visite du personnage dès son apparition. Si Verdi en décide ainsi, il n’y a pas de hasard : comme personnage, elle se place d’emblée en marge d’une cour figée dans une sorte de rigidité funèbre et affirme une liberté de ton par ce chant ornementé et quelque peu aussi ambigu. C’est un chant de séduction. Et vocalement Verdi pose d’abord ce style-là, tout en artifices belcantistes, avant de lui donner le Don Fatale, plus conforme à un mezzo dramatique et au fond, plus traditionnel pour un grand mezzo.
Alors, la Canzone del velo est un chef d’œuvre de ciselure et de technique : homogénéité sur tout le registre, aigus faciles, graves bien timbrés et surtout agilités complètement maîtrisées, avec un legato jamais pris en défaut y compris dans le suraigu et surtout des trilles incroyables de sûreté, avec un soin à dire  chaque note sans en éviter ou en savonner (alors que certaines de ses collègues ne s’en privent pas), en bref une leçon de chant,et de couleur, où le sens ambigu des paroles s’entend dans les variations de l’expression.
À l’autre bout de l’œuvre, son Don fatale en est l’antithèse, tout aussi réussi et triomphal. Là où il y avait des volutes discrètement orientalisantes (la « Saracena », la sarrasine), on a un chant direct, droit, dominant, expression d’une rage et d’un désespoir devant l’échec d’une stratégie (utiliser le don fatal qu’est la beauté) et de toute une vie. Aigus triomphants, volume immense, mais toujours contrôlé, ouragan vocal mais toujours grand style. Quelquefois, l’air est l’occasion d’un déversement de décibels pour recueillir les bravos, sans aucune trace de subtilité. Ici rien de tout ça : le chant reste impeccable, mais expressif, mais incarné et aussi émouvant. Il n’y a qu’une Eboli sur les scènes aujourd’hui, immense incarnation, c’est Elina Garança.
Le cinquième élément et non des moindres, c’est le Filippo II de Michele Pertusi. Encore un chanteur qui a longtemps été une référence belcantiste, avec ses nombreux rôles rossiniens où il est resté irremplaçable. Cela signifie clarté de l’expression, articulation, phrasé, couleur, poids des mots (on oublie que le belcanto est une école de la parole croyant qu’elle est une exposition de gosiers en délire).
Ainsi, il a pu aborder d’autres rôles, et notamment les basses verdiennes, avec des atouts immenses.
Son Filippo II (tout comme son Philippe II) n’est pas une basse profonde à la Ghiaurov, mais sa carte maîtresse, c’est une sensibilité aux mots peu commune, une manière de les dire, de les sculpter, d’en exprimer les variations de couleur, en bref de mettre toute sa technique au service du sens, une technique et un contrôle de tous les instants, gardant sans cesse dans le rôle de Filippo II une incroyable intensité. Aussi intense et sec dans la manière de chasser la comtesse d’Aremberg au premier acte qu’intense, tourmenté,  émouvant et humain dans la scène suivante avec Posa, un sommet. Son Ella giammai m’amò est un autre sommet de rage rentrée, de solitude, de désespoir, tour à tour le personnage s’expose dans sa faiblesse structurelle de bête à jamais blessée. Immense. Et son duo avec l’inquisiteur, mis en scène de manière extraordinaire par Claus Guth, achève de montrer par l’expression même de la voix une faiblesse que seul un artiste de cette trempe peut faire entendre. Et si la performance frappe à ce point, c’est que Claus Guth a su exploiter les qualités vocales des deux protagonistes, deux basses à la couleur radicalement différente, dont l’une découvre toute l’étendue de sa faiblesse, et l’autre celle de sa force.

Michele Pertusi est de ceux qui vivent les textes de l’intérieur et qui imposent une incarnation. Fabuleux.
Face à lui, l’Inquisiteur d’Alexander Tsymbalyuk a d’autres qualités, et d’abord un magnifique timbre de basse slave, avec un chant, droit, sûr, affirmé, qui tranche avec celui tourmenté de Pertusi. D’où un duo de basses contrasté et particulièrement riche que Guth a su parfaitement exploiter avec deux parties où d’un côté l’Inquisiteur reste debout, droit, fixe et chante presque de manière monocorde ses réponses au roi qui doute, puis une deuxième partie où il se rapproche pour dire au roi son fait et lui imposer la mort de Posa. La voix grandit, devient cette fois expressive et n’a plus cette absence calculée de celui qui attend son heure. Et Guth travaille avec les deux voix dans une sorte d’ Agôn tragique où, on l’a vu il met Filppo toujours en position d’infériorité. Vocalement Tsymbalyuk est imposant : l’inquisiteur est un homme de fer dont le seul son de la voix doit faire trembler. À ce titre, c’est pleinement réussi.
Face à pareils interprètes, les rôles moindres n’arrivent pas toujours à faire entendre une singularité, mais s’en sortent avec honneur. Le Tebaldo de Cassandre Berthon, au phrasé parfois un peu problématique, s’en sort quand même très correctement, avec une belle présence scénique, d’autant que le rôle est plus développé dans la version de Modena à cause de l’acte de Fontainebleau où le personnage intervient de manière fréquente. Même solide performance pour  le Frate plutôt flatteur de Giorgi Manishvili, ainsi que la Voce del cielo (ici une voix plutôt terrestre) très affirmée de la jeune Maria Sardaryan (du Studio du San Carlo)  ou le Lerma sonore au joli timbre de Luigi Strazzullo. Ànoter enfin la performance appréciable aussi des députés flamands.
Dans l’ensemble une distribution soignée, qui fait honneur à l’œuvre, non sans prise de risque (Polenzani-Pérez) qui tourne à l’avantage de la cohérence d’ensemble et permet d’entendre trois des plus grandes voix actuelles dans leurs rôles qui n’écrasent cependant pas le reste de la distribution.

La direction musicale

Le son de l’orchestre reste quelquefois un peu terne mais dans l’ensemble se montre à la hauteur de la situation : en bon technicien Juraj Valčuha réussit à bien tenir l’ensemble, sans trop de problèmes, dans une partition difficile.
Juraj Valčuha était en décembre l’encore directeur musical du Teatro San Carlo depuis 2016 qui va quitter sa charge sans jamais avoir démérité (C’est Dan Ettinger qui lui succède). Ce slovaque formé en Russie et en France s’est frotté à la tradition lyrique italienne en arrivant à Naples à qui il a offert de beaux moments, grâce à son sens de l’analyse et au soin apporté aux lectures symphoniques. Don Carlo est son adieu au San Carlo et s’il offre une exécution très honorable, et plutôt efficace en ayant réussi à rendre la prestation de l’orchestre plus que louable, il garantit la tenue, mais pas la lecture qui reste un peu froide, sans l’intensité ni la vibration indispensables à l’œuvre sauf peut-être le beau solo de violoncelle qui précède l’acte IV joué par le premier violoncelle de l’orchestre (et soliste invité) Michele Chiapperino. Jamais la partition n’est vraiment vibrante, rarement expressive (la Canzone del velo et la scène qui suit sont accompagnées très proprement, mais il ne faut pas y chercher une épaisseur de lecture). Efficace, sans fautes de goût ni de style, sans moments orchestraux clefs non plus (peut-être un peu plus à l’acte V) la direction du chef slovaque – un excellent chef par ailleurs- n’arrive pas à  toujours refléter la complexité ou la profondeur de l’œuvre, mais offre à l’ensemble du plateau un support sûr qui jamais ne faillit dans sa tâche. C’est déjà beaucoup, même s’il est évident qu’un chef mieux rompu (ou plus sensible ?) à Verdi eût répondu avec un autre relief à ce plateau d’exception.

Mais ne chipotons pas, dans notre théorie du trépied lyrique selon laquelle une production lyrique tient sur ses trois pieds, direction musicale, distribution et mise en scène, même si le premier pied est un peu plus fragile que les deux autres, nous nous trouvons face à une des meilleures productions du chef d’œuvre de Verdi depuis plusieurs années, n’en déplaise à ceux qui ont hurlé au sacrilège et au scandale dans les réseaux sociaux, une mise en scène qui n’est pas si éloignée par son sens de celle de Ronconi à la Scala en 1977 (qui avait aussi à l’époque déclenché les huées). Mais voilà, ceux qui hurlent au sacrilège ne hurlent jamais devant des mises en scènes « traditionnelles » pitoyables qui laminent les chefs d’œuvres.

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Ce beau spectacle a fait l’objet d’une retransmission en direct par la RAI. La trace vidéo existe sur l’application RAIplay, mais inaccessible si vous n’êtes pas enregistrés sur la plateforme. Enregistrez-vous, et vous pourrez y avoir accès. 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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