Giuseppe Verdi (1813–1901)
Don Carlo (1867) (Version de 1884)

Opera in quattro atti
Livret de Joseph Méry e Camille Du Locle, d'après Don Karlos, Infant von Spanien (1787) de Friedrich von Schiller.
Traduction italienne de Achille de Lauzières et Angelo Zanardini
Création  le 11 mars 1867 à l'Opéra de Paris
Création de la version en quatre actes le 10 juin 1884 au Teatro alla Scala de Milan

Direction musicale : Daniele Gatti
Mise en scène :  Roberto Andò
Collaboration à la mise en scène :  Boris Stetka
Décors et lumières : Gianni Carluccio
Costumes : Nanà Cecchi.
Vidéo : Luca Scarzella

Filippo II Mikhail Petrenko
Don Carlo Francesco Meli
Rodrigo, Marchese di Posa Roman Burdenko
Il Grande Inquisitore Alexander Vinogradov
Un frate Evgeny Stavinskiy
Elisabetta di Valois Eleonora Buratto
Principessa Eboli Ekaterina Semenchuk
Tebaldo Nikoletta Hertsak
Conte di Lerma/un araldo reale Joseph Dahdah
Una voce dal cielo Benedetta Torre
Députés flamands : Davide Piva, Eduardo Martinez Flores, Matteo Torcaso, Matteo Mancini, Volodymyr Morozov, William Hernández, Lodovico Filippo Ravizza, Roman Lyulkin

Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Maestro del coro Lorenzo Fratini

Florence, Teatro del Maggio Musicale Fiorentino, Sala Grande, Vendredi 30 décembre 2022, 19h

Un Don Carlo pour marquer l’inauguration de la nouvelle machinerie scénique de l’Opéra de Florence (Teatro del Maggio Musicale Fiorentino), inauguré en 2011, puis agrandi de la Sala Zubin Mehta, un auditorium multifonctions inauguré quant à lui en décembre 2021, voilà qui en dit long sur les tribulations d’une construction (mal) conçue par l’architecte Paolo Desideri, au point que beaucoup regrettent la disparition du vieux Teatro Comunale, pas très séduisant, mais au moins fonctionnel.
Budgets explosés, acoustique douteuse, fosse d’orchestre trop large, position très lointaine du chef face aux chanteurs, choix absurdes des espaces professionnels (accessibilité auxc loges des artistes etc…) la liste est longue des négligences et idioties qui ont présidé à ce projet. 

Elle n’est pourtant pas si absurde cette idée d’une Cité de la Musique construite dans une zone à réhabiliter d’une des villes les plus culturelles d’Italie.
Il était légitime aussi de lui donner le nom du Mai Musical Florentin, l’un des Festivals musicaux les plus prestigieux de la Péninsule, avec une riche histoire d’ouverture à la modernité et des phalanges (orchestre et chœur) qui rivalisent avec les plus grands théâtres internationaux.
Depuis 1985 et jusqu’à 2017, l’orchestre a été dirigé par Zubin Mehta, qui en est l’âme et la carte de visite, désormais
direttore onorario a vita. C’est depuis début 2022 Daniele Gatti qui en a pris la direction effective.
C’est pourquoi cette fin d’année, et cette inauguration du plateau sonnent de manière très particulière, même si Daniele Gatti a déjà dirigé plusieurs productions en 2022 (nous avons rendu compte de celle d’
Ariadne auf Naxos en juin dernier dans ce site).
Pour marquer le coup, Alexander Pereira a donc affiché
Don Carlo, un titre verdien prestigieux (mais complexe) aux enjeux multiples.
Était-ce si pertinent de programmer assez tard, avec les aléas de la construction du plateau (en la matière, ce lieu est échaudé) un titre qui a priori demande un espace scénique au maximum de ses possibilités.
Était-ce si pertinent de programmer assez tard un titre à la distribution nombreuse (avec au moins six chanteurs de premier plan) là où les titulaires des principaux rôles pouvaient être difficiles à récupérer ?
Était-ce si pertinent de programmer assez tard un titre qui avait fait l’inauguration d’un autre théâtre important de la péninsule cinq semaines auparavant, avec les inévitables comparaisons ?
De quelque côté qu’on se tournât, cette production présentait un risque, voire un piège, qui a malheureusement fonctionné et s’est refermé sur le théâtre.
Heureusement, la présence de Gatti au pupitre était une garantie, celle de Francesco Meli dans Le rôle titre une autre, et l’Elisabetta de Eleonora Buratto a confirmé qu’en quelques années, elle est devenue le soprano Lirico spinto italien qui compte.
Mais pour le reste…

Une production comme Don Carlo demande, outre une distribution nombreuse,  une logistique lourde, une préparation artistique longue (notamment pour le chœur) et selon les choix des versions (problème récurrent, on le sait), une mobilisation scénique importante, aussi le choix s’est-il porté sur la version la plus « simple », celle en quatre actes dite de Milan (1884) qui évite l’acte de Fontainebleau avec chœurs, airs supplémentaires, et changements de décor. On peut parfaitement le justifier, même si on peut aussi le regretter en tant qu’auditeur.
Du point de vue de la mise en scène, les incertitudes pesant sur les conditions techniques à un an de distance (c’est à peu près le délai de gestation de cette production, là où à l’opéra on compte en général trois ou quatre ans – souvent un peu moins en Italie cependant) et sur l’accomplissement des travaux obligeait l’équipe de mise en scène à faire là aussi au plus simple. Tout cela, on peut le comprendre.
Mais le plus simple ne veut pas dire le plus mauvais, voire le plus nul.
Alexander Pereira, à qui l’on doit à Zurich des productions mémorables (il suffit de rappeler le Tristan und Isolde signé Claus Guth ou la production de Die Meistersinger von Nürnberg signée Harry Kupfer et d’ailleurs dirigée par Daniele Gatti), et après des passages à Salzbourg et à la Scala plus discutés, a fait appel au cinéaste sicilien Roberto Andò, dont aucune des productions lyriques n’a fait date.
Depuis que Pereira est en Italie, et surtout à Florence, il semble avoir un peu perdu le goût de choix sinon audacieux (qu’à Dieu ne plaise) mais au moins dignes et efficaces. Et ce Don Carlo est malheureusement un exemple de choix scénique calamiteux.

Nous avons droit à une production sombre, c’est un poncif des mises en scène de l’œuvre qui peut avoir un sens si on lui en donne un…

Ici, c’est sombre, plein d’ombres, avec des crânes parsemés un peu partout, sur les tombes (c’est presque normal) (Carlo=Hamlet ?) mais aussi sur les dossiers de Filippo II dans son bureau comme presse-papiers. Les costumes (de Naná Cecchi) sont tous noirs ou presque, les arbres décharnés, la structure scénique unique, les éclairages plats (décors et lumières de Gianni Carluccio), les vidéos ( ?) pitoyables et surtout inutiles (de Luca Scarzella).

Final de la scène de l'autodafé avec les pauvres vidéos…

Dans ce cas, on pourrait compenser par une conduite d’acteurs plus élaborée, des mouvements plus subtils, bref quelque chose qui tranche avec la fixité ambiante.
Las, pas de mouvements (le chœur chante presque toujours face au chef, sans jamais bouger, et quand il bouge (chanson du voile) c’est ridicule à souhait (une sorte de bal des fantômes avec des voiles dont on se couvre et de pauvres petits mouvements giratoires), et les chanteurs sont laissés à leurs gestes habituels, sans aucun travail sur le jeu, sur les rapports entre les personnages (pourtant essentiels dans cette œuvre). Bref on se demande s’il n'aurait pas mieux valu que les travaux de la scène ne fussent pas terminés, imposant une version concertante ou une simple mise en espace…
Car c’est de toute manière d’une simple mise en espace qu’il s’agit, avec un décor inutile (quelque idée dans le monologue de Filippo II de l’acte III, mais c’est vraiment pour trouver un point un peu moins négatif) facilement modifiable d’une scène l’autre.

L’acte I se déroule dans le couvent de Saint Just au milieu de tombes (voilà qui est prémonitoire…), et quelques éléments du décor changent à chaque scène pour s’adapter aux ambiances différentes. un peu plus lumière pour la Canzone del Velo et la scène d'Eboli.

Canzone del velo, scène d'Eboli.

Pour la scène du jardin de la reine, quelques arbres décharnés feront l’affaire pour entourer les trois protagonistes, aux mouvements mille fois vus ailleurs.

Autodafé : entrée des suppliciés-pénitents

L’autodafé, avec les chœurs fixes (le début de la scène nous montre le chœur en rang face au chef), disposés de part et d’autre, ainsi qu’en hauteur, une Elisabetta arrivant vêtue de sa simple robe, qu’on habille de son habit officiel en scène (une idée de qui n’en a pas), attendant l’entrée de Filippo II, seul, fermant le défilé.
Je passe sur les suppliciés portant les traditionnelles capirotes, marque de repentance et les députés flamands vêtus de noir et humiliés dans la scène finale.
Et l’autodafé se termine par des flammes projetées sur les suppliciés, solution rapide et assez mal ficelée pour conclure (in)dignement cette scène.

Monologue de Filippo II (Mikhail Petrenko)

Si la scène très intime du monologue de Filippo II se déroule dans un cadre à peine moins plat (un bureau des piles de dossiers posés au sol et tenus par des crânes, on l’a dit…) elle est réglée à peu près comme dans la production Wallmann/Dupont de Paris en… 1975, mais c’était quand même Wallmann dans la production historique de 1963, première reprise de l’œuvre depuis… sa création (Paris sera toujours Paris) et Filippo II, c’était Ghiaurov, qui à lui seul faisait théâtre.
Scéniquement le duo avec le Grand Inquisiteur n’apporte rien de plus à la trame, sinon les poncifs d’usage, le Grand Inquisiteur aveugle arrivant en fauteuil à roulettes, et aidé quand il marche par deux servants dont un nain (image traditionnelle), mais paradoxalement il retrouvera sa mobilité dans la scène finale au moment où Carlo va disparaître. Cela m’a fait penser à une autre mise en scène de triste mémoire, celle de Zeffirelli à la Scala où l’inquisiteur commençait aveugle sa grande scène avec Filippo II et finissait en trottinant, montant les marches sans aide et sans qu’il nous soit expliqué ce miracle. Pourtant, seule idée passable de cette mise en scène, l’inquisiteur s’assoit au bureau du roi, montrant qui est le maître…

Scène finale

Andò utilise aussi la projection pour la scène finale (ombre de Charles Quint), et la disparition de Carlo montée sans une once d’invention.
Au total une mise en scène qui se contente d’illustrer pauvrement l’histoire, sans références notables, sans travail notable sur la psychologie des personnages, sans mise en place scénique particulière, sans une seule idée : un travail inaccompli, conçu à la va-vite, ne reflétant rien de la profondeur de l’œuvre, même pas une bande dessinée bâclée.
Un résulat indigne de cette scène prestigieuse. Mais quelle mouche a donc piqué Pereira dans son choix ?
Et que les lecteurs qui connaissent mon goût pour la mise en scène n’aillent pas penser que je rêve à Warlikowski à Paris ou Guth à Naples, à Wernicke à Salzbourg voire à Luc Bondy au Châtelet il y a bientôt trente ans… Il me suffit de penser à la belle (et traditionnelle) production (elle remonte à 2000) de Jürgen Rose à Munich (elle est encore au répertoire) pleine de sens et scéniquement autrement impressionnante, qui n’a rien du Regietheater puisque le mot aujourd’hui signifie (à contresens) pour les imbéciles mise en scène moderne… L’opéra de Florence a sacrifié une production d’un des plus beaux opéras de Verdi. Un ratage. Total

Bien heureusement, la misère scénique est compensée par quelques diamants musicaux, mais là encore, on se demande comment la distribution a été composée, tellement elle est hétérogène et bancale…
Nous avons bien compris qu’un spectacle monté rapidement dans des délais courts ne peut prétendre à retenir les chanteurs les meilleurs dans tous les rôles, et considérons d’abord comme une chance que Francesco Meli et Eleonora Buratto aient pu non seulement sauver, mais élever la représentation à des sommets quand ils étaient sur scène.
En effet, musicalement et vocalement, le spectacle est vraiment déchiré entre des sommets musicaux mémorables du côté de l’orchestre,

du chœur et des deux solistes pré-cités, et tout le reste de la distribution ou presque à oublier, ou du moins loin, très loin des exigences induites par l’incroyable niveau atteint par  la fosse. Là encore on se demande comment un Sovrintendente aussi expérimenté que Pereira avec son passé ait pu penser que sa distribution fonctionnerait.  Moi-même l’été dernier j’ai émis quelques doutes dans Le Blog du Wanderer…

 L’œuvre étant un Grand-Opéra nécessite même dans la version réduite à quatre actes un chœur important et de grande qualité. Aucun souci parce le chœur du Maggio Musicale est l’un des tout premiers en Italie, sous la direction de son chef, Lorenzo Fratini. La prestation est impressionnante, avec cette qualité de diction et de phrasé qui distingue les grands chœurs, sans aucun décalage, en « syntonie » parfaite avec la fosse.
Du côté de la distribution, de grands déséquilibres, nous l’avons souligné, dans le style, dans le phrasé, dans les rythmes et les accents.
Sans doute, il faut le répéter, les « grands noms » étaient-ils déjà réservés au moment où le titre a été programmé, et une partie de ceux qui auraient pu faire la distribution étaient pris soit à Naples pour le Don Carlo signé Claus Guth( Pertusi, Tézier, Garança), soit à Milan pour Boris Godunov (Abdrazakov), mais alors c’était peut-être l’occasion de lancer des plus jeunes,  plutôt que de convoquer des voix certes connues, mais inadaptées à cette œuvre.
Si les Députés flamands s’en sortent plutôt bien (Davide Piva, Eduardo Martinez Flores, Matteo Torcaso, Matteo Mancini, Volodymyr Morozov, William Hernandez, Lodovico Filippo Ravizza, Roman Lyulkin) ainsi que le Lerma de Joseph Dahdah et surtout la voix du Ciel claire et séraphique à souhait de Benedetta Torre, le page Tebaldo est la plupart du temps inaudible et peu en phase quand on l’entend (Nikoletta Hertsak) : on se rend compte de l’importance de certains rôles quand il sont mal tenus. C’est le cas ici.
Belle et noble intervention du frate (Carlo V) , Evgenij Stavinsky, notamment dans la première scène, car à la dernière, il est dissimulé au loin en coulisses et l’acoustique assez pénible du théâtre ne valorise pas une voix bien posée et projetée, qui aurait pu ici prétendre à une rôle plus important…

Avec une mise au point un peu moins ridicule qu’ailleurs dans sa scène avec Filippo II (à part sa « mobilité ») le Grand Inquisiteur d’Alexander Vinogradov au phrasé quelconque manque de ce côté incisif et puissant si nécessaire au rôle. Le Grand inquisiteur a une scène, qui doit laisser des traces. Ici, elle passe, sans que cette voix pourtant correcte ne nous ait marqués un seul instant.

Ekaterina Semenchuk (Eboli)

Ekaterina Semenchuk est désormais un des mezzo-sopranos qui compte, dans des rôles aussi divers que Lady Macbeth (Verdi) ou Didon (Les Troyens) ou Azucena qu’elle vient d’incarner avec succès sur cette même scène. Mais Azucena n’est pas Eboli…
S’il n’y avait que le Don fatale dans le rôle, sans doute la Semenchuk serait-elle à l’aise car elle s’en sort correctement, sans être exceptionnelle. De même le duo et le trio des jardins de la reine passe-t-il également, même si le phrasé laisse quelquefois un peu à désirer. Mais rien ne passe dans la canzone del velo, qui est la signature initiale d’Eboli, et pour moi la plus importante parce que c’est un de ces faux airs légers qui annonce en fait (dans la deuxième partie de l’air) la scène des jardins de la reine, tout comme son dialogue apparemment badin avec Posa, plein de sous-entendus dont Gatti en fosse fait ressortir les ombres (violoncelles !).
Il faut dans cette scène maîtriser les techniques belcantistes et faire montre d’une souplesse vocale que Semenchuk ne possède pas. Vocalises difficiles, trilles savonnés ou ratés, aucun legato dans les aigus qui semblent à la fin une succession de suraigus à la « clochettes de Lakmé ». c’est dire que nous n’y sommes pas stylistiquement ni techniquement. Comme jadis pour Waltraud Meier à Paris, on choisit Eboli par rapport au Don fatale alors que ce qui fait la différence, c’est la canzone del Velo. C’est la conjugaison des deux qui fait les très grandes Eboli. Et même si en fosse, Daniele Gatti essaie de soutenir cette voix au mieux, en jouant sur le tempo ou le volume du son, ça reste très peu convaincant.

Roman Burdenko (Posa) et Francesco Meli (Don Carlo)

Autre problème avec le Posa de Roman Burdenko, un chanteur pourtant habitué des rôles italiens. Plus que tout autre rôle verdien, Posa exige un phrasé, des accents, un sens de la couleur qui donnent au personnage toute sa finesse psychologique et sa singularité. C’est un rôle qui ne peut supporter la platitude Or ici la voix projette mal, le chant reste sans couleur, d’une fadeur notable. Posa n’est pas un rôle spectaculaire, c’est un rôle qui utilise un nuancier important, qui joue sur une palette de sons pastel, à la limite de ce que serait une mélodie. Ici, on entend bien la voix, mais elle ne nous dit rien, ne nous passionne pas, en bref laisse indifférent. La grandeur des duos Carlo/Posa tient aux équilibres, passion retenue chez Posa, passion explosive chez Carlo au premier acte, ou un chant crépusculaire et mélancolique chez tous les deux dans la scène de la prison à la fin du troisième acte. Ici, le déséquilibre est criant entre un Meli ardent face à un Posa sans relief. Il porte le rôle d’une manière linéaire jusqu’à la fin, sans jamais sortir une once de poésie ou de tripe.

Nous ne voyons pas plus la lumière avec le Filippo II de Mikhail Petrenko qui ne rentre pas vocalement dans le personnage. Sans doute un vrai metteur en scène eût-il aidé à compenser la discordance entre la voix et le rôle. En effet, le Filippo II de Verdi est plus que tout autre un personnage qui exige une voix profonde, parce que seule elle peut rendre toute la subtilité et les tourments exprimés par la musique. Il y a des aigus dans le rôle, mais ils doivent surgir eux aussi des profondeurs comme un rugissement désespéré (ah… Ghiaurov…). C’est presque un truisme, mais la profondeur de la voix est mimétique de la profondeur du personnage et surtout de tout ce qu’il sait cacher. Et pas seulement dans son Ella giammai m’amò, mais aussi dans sa longue scène avec Posa, au deuxième acte, que Verdi a vue et revue.

C’est elle qui est révélatrice d’une solitude et d’une humanité cachées, c’est là, dans ce dialogue avec un Posa à la noblesse infinie, que le roi se révèle, c’est là qu’on doit entendre le texte, les accents, les couleurs… Et c’est là surtout que Verdi présente son personnage après la dureté qu’il vient d’afficher en renvoyant la Comtesse d’Aremberg dans la scène précédente.
Or entre un Roman Burdenko incapable de faire vibrer Posa, et un Mikhail Petrenko à la voix trop claire pour aller chercher dans la couleur du son l’expressivité nécessaire, on est dans l’électroencéphalogramme plat. Et le paradoxe de la situation, c’est que ni Burdenko ni Petrenko ne sont de mauvais chanteurs, mais ils semblent extérieurs à l’œuvre, au texte, à la situation.
Mikhail Petrenko est le seul de la distribution qui suscite quelque mouvement (rare) dans la salle et pourtant il fait ce qu’il peut pour défendre un rôle pour lequel il n’est absolument pas fait. Les aigus sont encore éclatants, mais ils tombent à plat, parce qu’ils ne sont pas préparés par une couleur sombre de la voix, ni par un vrai ressenti : ils deviennent inutilement spectaculaires, et surgissent sans être motivés par un mouvement de l’âme. C’est aussi assez solide dans le registre central mais dans l’ensemble il y a peu d’accents (ce qui ici est délétère). Enfin, peu de présence et de poids scénique complètent une prestation erronée, the non-right man at the non-right place.

J’imagine le lecteur lisant ces lignes et un peu interloqué par mon compte-rendu, dicté il est vrai par une véritable amertume devant une succession d’erreurs qui laissent bien seuls les trois diamants de la représentation, Eleonora Buratto, Franceso Meli et Daniele Gatti.
Car à l’opposé de tout ce que nous avons écrit jusque-là, les deux voix protagonistes donnent dès leur premier duo le frisson nécessaire et offrent une leçon de chant qui montre à tous ceux que nous venons de citer ce que doit être le chant verdien.

Eleonora Buratto (Elisabetta) au troisième acte

Eleonora Buratto en quelques années a explosé dans le paysage des chanteuses italiennes : elle est très rapidement passée du rang de bonne chanteuse solide à celui de voix exceptionnelle. La voix s’est étoffée, elle a une assise particulièrement large, et du grave à l’aigu un homogénéité exemplaire, sans problèmes dans les passages, et un aigu qui s’épanouit avec une incroyable pureté.
Elle est aussi totalement contrôlée, sachant adoucir la voix, chanter sur le souffle, émettre des notes filées allant jusqu’à l’imperceptible, et surtout toujours en phase avec le personnage : ce qui frappe dans ce chant c’est à la fois une technique de fer, mais aussi un naturel et une simplicité sans affectation. On sent que la voix a encore des réserves, elle est sûre, et elle sait aussi toucher et émouvoir, par le seul jeu des accents.
Son Tu che le vanità, si long, si subtil par la variété du ton est sans doute vocalement le meilleur entendu depuis des années (depuis Harteros, un soir à Munich peut-être, avec d’autres ressources et une voix moins typiquement verdienne, mais sans doute plus expressive) et la place d’emblée au premier rang des Elisabetta d’aujourd’hui. Il reste à cette voix d’abord à acquérir encore plus de couleur, à asseoir une véritable interprétation, et plus largement à savoir aussi choisir ses rôles, sans forcer les volumes, peut-être rester à Verdi et ce qui le précède sans aller explorer le vérisme car j’entends en elle aussi une mozartienne, la Donna Anna qui nous manque peut-être au milieu des fausses valeurs qu’on essaie de nous vendre, en tous cas pour sûr une des grandes stars mondiales du chant italien dans un futur proche. Freni aurait-elle enfin une voix digne de lui succéder ?

Francesco Meli (Don Carlo)

Face à elle, Francesco Meli, un autre magnifique technicien, formé à l’école du bel canto, qui s’est désormais (depuis une petite décennie) ouvert à un répertoire élargi. Si le timbre reste solaire, si le phrasé est toujours impeccable, si la diction est parfaite, la voix a grandi y compris en assurance. Le duo initial avec Elisabetta, nous l’avons dit, est une leçon de chant, mais aussi son premier air, io la vidi… qui retrace le court bonheur de Fontainebleau (comment Meli tient la note jusqu’à l’imperceptible sur « bleau » est miraculeux), c’est un Carlo qui rappelle (avec moins de fougue) José Carreras par la jeunesse du timbre. Le rôle est dominé de bout en bout avec une science du chant qui laisse quelquefois pantois. Meli n’est pas un immense acteur, mais il compense par une manière de dire le texte et une expressivité rares. Certes, la voix cède un peu dans le fameux aigu (Sarò tuo salvator, popol fiammingo, io sol) de la scène de l’autodafé fatale à tant de ténors (Pavarotti…), mais il évite habilement l’obstacle et au vu de tout le reste et de la grandeur de la prestation, c’est vétille.
Quant au duo final du quatrième acte avec Elisabetta, c’est presque une union mystique entre deux voix et un chef, qu’on ne cesserait de réentendre.

 

En effet, en fosse, Daniele Gatti nous offre l’une de ses plus belles interprétations verdiennes, d’une subtilité et d’une profondeur rares. On le sent à la peine pour essayer de soutenir un plateau aussi hétérogène, mais dès le court prélude on entend la rondeur et la limpidité d’une lecture, qui concilie force dramatique et poésie intense et surtout qui suit les méandres du texte avec une justesse inégalée. Qui depuis Abbado a dirigé Don Carlo ainsi ? On se prend à rêver d’entendre (enfin) une version française dignement défendue car cette direction par sa finesse semble faite pour la langue française qui est la langue originale (y compris de cette version en quatre actes, rappelons-le) avec laquelle Verdi a travaillé sa musique sublime.
Jamais Gatti ne couvre les voix, jamais il ne tonne, jamais il n’impose l’orchestre, mais il dit en fosse ce que le plateau ne dit pas toujours. Nous signalions plus haut le duo badin entre Eboli et Posa à la fin de l’acte I, la musique, certes, semble légère, mais dès qu’on se concentre sur l’orchestre, on entend  quelque chose de plus profond, de moins superficiel, par une mise en valeur des cordes graves qu’on n’avait jamais remarquées ici. Daniele Gatti est un lecteur tellement sensible des partitions verdiennes qu’il semble le seul aujourd’hui à savoir rendre toute l’épaisseur du tissu musical et à ne pas en faire une succession d’airs, mais un continuum, avec de subtiles variations de tempo : un exemple, dans l’air du voile, on entend la fluidité, la danse, mais si on écoute la flûte, on est surpris de l’âpreté du son quelquefois, et si on écoute le tempo, on comprend qu’il est un peu plus lent que de coutume, parce que l’air est prémonitoire et qu’il faut le marquer avec délicatesse. Habituellement cet air est simplement divertissement, ici, il sonne autrement.
Il y a dans cette direction une sensibilité inouïe, une attention à toutes les respirations, un jeu avec les silences, mais aussi une urgence et une tension qui montrent à quel degré de maturation est arrivé Daniele Gatti dans son Verdi.
Il n’avait pas eu beaucoup plus de chance dans son Don Carlo scaligère pas très bien distribué, et dans la mise en scène médiocre de Stéphane Braunschweig , de nouveau il se trouve face à une distribution déséquilibrée et une mise en scène encore pire, mais cette fois-ci la direction et les deux voix protagonistes valent vraiment le voyage.

Alors ma conclusion est en forme de colère froide face à l’incapacité du théâtre à offrir un écrin digne à de tels artistes. Un metteur en scène médiocre et une distribution largement inadaptée pour trois des cinq principaux rôles (avec une plongée à la va vite dans le Bottin vocal russe de secours, visiblement sans trop chercher plus loin, par habitude parce que les chanteurs slaves sont techniquement bien formés, connaissent les grands rôles et bouchent les trous de bien des théâtres européens), ce n’est pas à la gloire de la gestion Pereira.
Et puisque désormais Gatti est le directeur musical de cette salle, d’une part on attend qu’il impose après cette production à oublier un Don Carlos en version originale car c’est le rôle historique du Mai musical d’imposer des  choix forts – et on sait que la version française manque en Italie depuis 1990 (Teatro Regio di Torino, pour son 250ème anniversaire)  et d’autre part, il aurait à mon avis intérêt à travailler avec des metteurs en scène dignes de sa vision musicale, car, n’en déplaise à ceux qui considèrent que la mise en scène est qu’un vague décor pour la musique, une mise en scène forte et une fosse forte se soutiennent l’une l’autre pour produire un spectacle marquant. Rappelons qu’Abbado avait pour Don Carlo travaillé avec Luca Ronconi à la Scala.
Gesamtkunstwerk…Gesamtkunstwerk…

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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