Nous commençons une série comptes-rendus de spectacles plus reculés dans le temps que nous n’avions pu mener à bien en temps utile pour des raisons malheureuses et indépendantes de notre volonté.
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La reprise vidéo de ce spectacle est disponible jusqu’au 11/01/2027 sur ArteConcert à l’adresse URL suivante :
https://www.arte.tv/fr/videos/121074–001‑A/rameau-samson/
Commençons par le récit d’une petite anecdote. Dans les discussions inévitables avec les amis qui suivent les représentations de Festival, j’ai eu le malheur de parler de Pasticcio, et de me faire vertement remettre à ma place par un ami pour qui ce genre qui fit florès au XVIIIe – et typiquement baroque- est bien trop léger pour qualifier une entreprise aussi noble que ce Samson.
Quelle volée supplémentaire pleine de bois vert n’aurais-je pas reçu si j’avais osé rapprocher cette tentative de faire revivre un opéra qui n’existe plus de celle d’Eduardo e Cristina de Rossini, composé à partir d’œuvres existantes sur un livret original d’Andrea Leone Tottola et Gherardo Bevilacqua-Aldobrandini en 1819. Rossini, ce paresseux, ce dilettante qui compose et recompose des opéras à partir de ce qu’il a déjà écrit… comment oser comparer cette entreprise paresseuse à ce Samson.
Une entreprise qui prend ses racines dans une pratique millénaire
Et pourtant…
Loin de moi l’idée de relativiser l’entreprise de Raphaël Pichon et Claus Guth, mais de la remettre dans une perspective historique, où elle ne constitue pas une singularité. Elle poursuit une tradition à l’opéra initiée au XVIIIe, grand consommateur d’opéras qui aussitôt créés étaient aussitôt oubliés tant le public était avide de nouveauté. La notion de répertoire n’existe pas à cette époque, et commencera à apparaître à mesure que les créations se raréfient, et le pasticcio consiste à « conserver » des airs à succès puisque le principe en est de proposer un spectacle nouveau sur un canevas original tissé d’airs connus. Bien plus récemment, le MET avait programmé un pasticcio baroque, The Enchanted Island qui eut son succès (avec Domingo…) et dont nous avons rendu compte en son temps.
Encore plus récemment, la Monnaie de Bruxelles en 2023 a programmé Bastarda, pasticcio belcantiste sur la vie d’Elisabeth 1ère, à partir d’Elisabetta al Castello di Kenilworth, Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux. C’est d’ailleurs peut-être une manière de dire que ces opéras de Donizetti peuvent se réduire à quelques airs connus. On n’ose penser que c’est une mauvaise raison…
En revanche, le travail de Rossini sur Eduardo e Cristina est un peu différent. Un mois après l’échec d’Ermione, Rossini compose à toute vitesse pour Venise (Teatro San Benedetto) un opéra sur un livret inspiré de celui de GiovannI Schmidt pour Odoardo e Cristina (1810) de Stefano Pavesi, composé pour l’essentiel d’airs pris à Ermione, Adelaide di Borgogna, Ricciardo e Zoraide, Mosè in Egitto. Et paradoxalement, jusqu’à 1840, cet opéra sera un succès, quand la musique notamment d’Ermione, avait été un échec…
On a appelé cet opéra un centone, constitué majoritairement ou totalement d’extraits pris à d’autres compositions de Rossini et là c’est une pratique qui remonte à l’antiquité, en littérature par exemple, notamment en utilisant Virgile ou L’iliade et L’Odyssée notamment pour raconter des scènes des Évangiles…
Après la censure de Samson, qui empêche la partition d’être déposée à l’Avadémie Royale de Musique, Rameau va réutiliser dans diverses œuvres la musique déjà écrite, et le livret de Voltaire ne va réapparaître sous forme édulcorée que bien plus tard, quand il fera paraître ses œuvres complètes. Rameau fait exactement ce que Rossini fera pour réutiliser des musiques (dans ce cas souvent déjà publiées et jouées) mais dans d’autres contextes et qui souvent auront plus de succès que dans leur emploi original.
Raphael Pichon et Claus Guth ont donc eu l’idée de reconstituer quelque chose du Samson disparu réécrivant un scénario et réutilisant dans l’ordre du scénario réécrit d’abord les extraits provenant sûrement ou probablement du Samson original et d’autres dont l’esprit pouvait convenir à l’œuvre… c’est un travail qui s’apparente au centone, c’est à dire un travail de grande tradition historique (millénaire), dont l’originalité est de faire revivre Samson l’opéra disparu, en recontextualisant les extraits d’œuvres de Rameau à travers un scénario appuyé sur l’histoire de Samson dans la Bible.
Quelques éléments de contexte : Raphaël Pichon et Claus Guth ont travaillé de longs mois à la fois pour retrouver les pièces que Rameau a dispersées dans ses œuvres postérieures, mais aussi, à partir de ces pièces et d’autres extraits, retisser un scénario, une histoire qui fasse spectacle mais surtout qui fasse théâtre et qui fasse sens. C’est évidemment dépasser l’art du pasticcio qui était plutôt divertissement léger de l’ordre de l’entertainment , le centone étant en revanche une entreprise plus « sérieuse », avec des buts didactiques, ou de créations d’œuvres nouvelles douées d’un certain poids…
C’est in pectore un hommage indirect à Rossini, qui se permettait tout à tous niveaux, sans considération pour la tradition et les habitudes pourvu que la fin justifiât les moyens et pourvu que l’œuvre parlât au public.
Mais c’est aussi par-delà le travail magnifique de récréation auquel ils se sont livrés, de nouveau un rappel de débats esthétiques et dramaturgiques qui traversent l’opéra et la tragédie lyrique. Mon précédent article sur Ermione de Rossini portait sur la manière de porter à l’opéra la tragédie classique française, et c’est exactement ce que Voltaire, lui-même auteur de tragédies (il a été en son temps plus connu comme tragédien que comme philosophe), posait en travaillant avec Rameau au livret de Samson, anticipant d’une quarantaine d’années la réforme gluckiste, recadrer l’importance excessive donnée à la performance des chanteurs, éviter une dispersion de l’action notamment par des ballets qui n’ont pas forcément à voir, éviter de recourir systématiquement au lieto fine, à la fin heureuse. À quatre-vingts ans de distance, on retrouve ce qui fut reproché à Ermione et fit son échec… C’est en fait, à travers Voltaire et quelques autres dont Gluck, mais aussi Wagner, toujours la même volonté de retour à la pure chose théâtrale, fait de prédominance du texte, hiératique et sans fanfreluches, qui était sans doute plus vivace aux premiers temps monteverdiens de l’opéra que dans ses développements ultérieurs. La question est encore et toujours celle du « divertissement » face à la fonction élévatrice ou éducative du théâtre et de l’art. C’est un débat qui n’est pas clos aujourd’hui, loin de là, quand on entend les divergences encore vives sur la mise en scène.
C’est pourquoi l’entreprise de Guth et de Pichon est en soi passionnante, dépassant la seule question de cette production de Samson.
Elle pose d’abord qu’un spectacle d’opéra n’est vraiment réussi que s’il est conçu, négocié, construit entre le chef d’orchestre et le metteur en scène et que mettre en scène, c’est entrer dans la musique, sa logique et ses méandres, et diriger, c’est comprendre ce qu’un livret, qu’un texte dit d’un personnage et d’une situation et entrer dans la logique de la mise en scène. C’est l’interaction des deux éléments qui fait la réussite d’un projet : ce qui est fascinant ici, ce sont les allers et retours entre les découvertes des possibles musicaux de ce Samson newlook, et les évolutions du scénario, entre le livret que Voltaire a publié tardivement probablement modifié par rapport à l’original, la lecture attentive de la Bible et de ce qu’elle dit pour une des histoires les plus singulières que tout le monde connaît à cause de Samson et Dalila, de Saint-Saëns, plus que par le Samson de Haendel (1741) pourtant à peine postérieur de quelques années à la tentative avortée de Voltaire et Rameau.
Dernière remarque, essentielle à mon avis qui est indirectement motivée par une remarque d’un spectateur glanée pendant l’entracte. « Ça n’est pas assez baroque »…
J’ai un peu gambergé sur cette réflexion parce qu’elle trahit un horizon d’attente lorsqu’on vient voir un spectacle. Rameau, c’est du baroque et donc ça veut dire un certain type d’histoire, des décors qui changent, des fééries, des ballets, des acrobaties vocales… Même si au XVIIIe on a opposé la tragédie lyrique française et le style italien, et avec quelle violence, aujourd’hui on a toujours l’impression que ce monde est plus homogène, l’éloignement temporel et l’abondance des productions de nos jours aurait tendance à mettre dans le même sac à malices « baroques » Monteverdi Lully, Rameau, Haendel et même Gluck… tout s’arrêtant ou « recommençant » avec Mozart, avec plusieurs « a »…
Justement, la question que démontrent Pichon et Guth par leur projet est que la même musique ne sonne pas de la même manière selon le contexte d’interprétation ou de présentation. C’est là encore une question qui a traversé l’œuvre de Rossini et ses réécritures en français d’opéra créés en italien, voire de Wagner avec ses multiples Tannhäuser, ou des versions françaises ou italiennes d’œuvres de Verdi, c’est plus généralement une question de sémiologie du spectacle.
Le Rameau que nous entendons dans Samson, extraits de diverses œuvres mises bout à bout et intelligemment scénarisées, ne sonne pas comme un Rameau « ordinaire », et il est aussi à parier que Raphaël Pichon ne dirigerait pas l’entrée des Incas de la même manière dans Les Indes Galantes et dans ce Samson, tout comme la musique d’Ermione ne sonne pas à nos oreilles dans Ermione comme elle sonne dans Eduardo e Cristina.
Et ainsi Claus Guth et Raphaël Pichon dans leur projet font sonner Rameau autrement, dans un contexte plus sombre, plus tendu, moins festif, moins baroque, moins spectaculaire. Il y a évidemment de leur part une volonté d’organiser les extraits à partir de leur couleur, ici complètement déterminante, mais il y a aussi des déterminismes qui les dépassent et qui sont les structures, les systèmes de signes qui se mettent en place et qui interagissent avec les attentes ou la disponibilité du spectateur. Il est clair que le scénario de ce Samson n’est pas un livret d’opéra baroque ni une pâle copie, même s’il cherche par son langage à rester fidèle à un esprit, c’est un scénario du XXIe siècle pour un public du XXIe siècle, d’où par exemple, l’idée véhiculée d’un Samson premier auteur d’un attentat suicide, qui plus est à Gaza. C’est une manière non d’actualiser cette histoire ce que le spectacle par bonheur ne fait pas, mais de dire indirectement qu’elle peut nous parler, d’autant que le héros Samson est le type même de héros imparfait… La seule manière d’actualiser l’histoire est de faire parler la mère, comme d’ailleurs on a pu quelquefois interroger naguère les familles de terroristes et de faire du spectacle une sorte de récit qui part du désastre final. Que les premiers moments soient des moments parlés, où l’ont circule dans les ruines de l’Archevêché, est une manière de faire partir de spectateur de son présent et ainsi le rôle (parlé) de la mère, interprété par Andrea Ferréol est déterminant alors que d’aucuns (à tort) l’ont estimé superflu.
Le choix d’Andrea Ferréol n’est d’ailleurs pas le simple choix d’une actrice de renom pour un festival de renom. Elle est du pays, d’Aix en Provence, et se promenant dans un décor qui est le théâtre de l’Archevêché en ruines, elle accentue l’enracinement du spectacle dans le lieu, non pas pour une actualisation banale, mais pour évoquer les usures du temps, les outrages, les vieillissements, les choses disparues et les mémoires… De ces ruines du temps, Guth et Pichon ont cherché aussi à exhumer Samson : des ruines de l’Archevêché naissent un autre futur pour l’opéra… Petit exercice baroque : où suis-je ? qui suis-je ? que vois-je ? Le monde n'est-il qu’illusion ?
Les traits du spectacle
Comme toute tragédie lyrique, le texte est divisé en cinq actes, et reprend des extraits de Castor et Pollux, Dardanus, le Temple de la Gloire, Les fêtes d’Hébé, Zoroastre, Naïs, Les Surprises de l’Amour, Anacréon, Acante et Céphise, Zaïs, Les Indes galantes, Les fêtes de Ramire, Les Paladins, la part du lion revenant notamment à Zoroastre et à Castor et Pollux. Raphaël Pichon a revu toute la production scénique de Rameau (ballets, opéras, pastorales etc…) pour mieux identifier ce qui pouvait correspondre au scénario voulu, par la couleur musicale, les paroles, les situations
Le scénario quant à lui ne se limite pas, comme chez Haendel et plus tard à Saint-Saëns, à l’épisode de Samson et Dalila, mais devient un parcours essayant de serrer au mieux le livre des Juges (Livre 13–14), de l’enfance et de « l’annonciation » de l’Ange à la mère, jusqu’à la catastrophe finale. D’ailleurs, des citations de l’épisode dans la Bible courent au-dessus de la scène car Claus Guth cherche au travers du texte de référence de saisir la singularité du héros, et notamment des conséquences d’être « choisi » par Dieu, en étant à la fois homme avec ses faiblesses et élu de Dieu avec ses devoirs, ou ses charges. Samson, c’est une force physique invincible et une faiblesse humaine qui se marque essentiellement par ses amours, des amours « transgressives » dans la mesure où les deux qui sont mises en exergue, Timna et Dalila, viennent des Philistins, l’ennemi, le dominateur.
Les textes des livrets de Rameau ont été adaptés pour correspondre à l’histoire, et correspondre à la prosodie essentiellement par Eddy Garaudel.
La mise en scène de Claus Guth est conçue comme un récit à la première personne de la mère (Andréa Ferréol) (fréquemment présente sur la scène), qui ouvre le spectacle dans les ruines du « temple », visité par une équipe d’architectes qui viennent inspecter le bâtiment, déjà squatté par un SDF, manière un peu rapide d’indiquer notre présent. Le décor (fixe) d’Etienne Pluss est inspiré du théâtre de l’archevêché, vaste rampe d’escalier à cour, et deux ouvertures vers jardin, une ouverture de scène détruite, très clairement (on verra un reste de décor à l’acte V), et une autre ouverture fermée par un rideau de tulle blanc qui est espace des hébreux. Des ruines de théâtre évidemment métaphoriques de cette œuvre disparue et qui de ces ruines même, va réapparaître…
La lisibilité a été elle aussi soignée : au début la mère se revoit en jeune mère de blanc vêtue recevant l’annonce de l’Ange, puis revoit Samson adolescent expérimentant sa force sur des poutres, les philistins sont en noir et les compagnons de Samson en blanc, comme il se doit. L’unicité de l’espace est sculptée (ou cassée) aussi par des éclairages variés (de Bertrand Couderc) et effets visuels (stroboscopes , lasers, leds, etc) au moment des crises ou quand Samson fait des siennes (il a un petit côté Hercule qui joue facilement de l’art gradué du coup de massue… Hercule, un autre héros tiraillé entre les Dieux et les hommes au destin difficile) renforcés par des effets sonores (de Mathis Nitschke) qui complètent quand il le faut les scènes, soulignant aussi l’idée d’un spectacle d’aujourd’hui qui n’a rien d’une reconstitution historique et qui peuvent servir aussi de liant d’une scène à l’autre, dans la mesure où le texte étant « projection » de souvenirs, chaque scène a aussi son autonomie, sans lien forcément articulé avec la précédente et la suivante, un peu comme ces fresques qui raconteraient une histoire biblique scène par scène… des tableaux vivants souvent plus que de vraies scènes de théâtre avec une action dramatique « moderne ».
Ainsi la chorégraphie (signée Sommer Ulrickson) a‑t‑elle une véritable importance notamment dans les scènes « de foule » comme lors du mariage de Timna et Samson, réglé de manière à en faire comprendre l’issue impossible.
Groupe blanc des hébreux et groupe noir des philistins, Timna allant de l’un à l’autre pour célébrer l’union ou l’amitié, les blancs s’ouvrent les noirs se détournent, puis peu à peu les groupes se mêlent et dansent ensemble (la musique adoucit les mœurs, c’est bien connu) mais à ce moment Samson est pris comme de violents maux qui le ramènent à ses devoirs/démons.
De nouveau en une très belle scène les groupes constituent comme une haie entre les deux amoureux qui cherchent à se rejoindre entre les deux files de personnages et y arrivent, mais bientôt Achisch enlève Timna et l’entraine à l’opposé de Samson. Il est difficile de penser qu’à ce moment le metteur en scène n’ait pas pensé à la séparation d’Orphée et Eurydice.
Autre indice aussi les costumes (de Ursula Kudrna). Nous avons souligné le blanc et le noir. Timna apparaît d’abord en noir comme plus tard Dalila. Le parfum des Dames en noir attire Samson comme un piège mais Timna en mariée (forcément en blanc) apparaît au milieu des siens vêtus de noir, avec une robe blanche et un gros ruban noir, des gants noirs et des bottines noires, comme si ce blanc n’était pas symbole de la mariée mais des hébreux et que sa robe portait en elle-même la déchirure, la séparation, une mariée à‑demi en quelque sorte, indiquant parfaitement, à vue que quelque chose ne fonctionnera pas.
Enfin Achisch, dont la fonction apparaît plus comme un envoyé diabolique, joue un Docteur Miracle ange de la mort qui systématiquement s’oppose à Samson, et qui le pousse à la violence. Samson est poussé à la violence par son ennemi (violence profane) et par son maître suprême (violence sacrée) et son statut humain, tiraillé entre amour et violence, devient insupportable, il s’extrait de sa communauté, perd ses amis (Elon) et sa mère ne le comprend plus.
La violence, elle est envoyée par Dieu. Pour venger la mort de Timna, Samson incendie les terres des philistins… et en même temps c’est Dieu qui a interdit cette union – ce mariage « politique » qui aurait éventuellement calmé les tensions. On ne se marie pas entre tribus… En épousant Timna, Samson trahit sa tribu. Toujours au bord de l’abîme.
Pour éviter l’accumulation de scènes dramatiques, on revient à aujourd’hui, avec sa mère, les architectes, le mendiant exalté de Dieu, suspension qui rappelle la fin de l’histoire, et la folie de Dieu personnalisée par ce mendiant, ce SDF qui se dresse et hurle au milieu des ruines encore fragiles.
Ce qui frappe dans cette mise en scène, c’est que la tension dramatique tout comme l’émotion sont comme tenues à distance par la construction des tableaux, par l’esthétique des formes calculées, par un visuel et une structuration plus soucieuse d’évocation d’un parcours, d’un récit, d’un « enseignement » que d’une émotion, sauf à quelques moments créés par le chant, quand Lea Desandre entame Coulez mes pleurs (Air de Zélidie extrait de Zaïs) par exemple.C’est une symbolique visuelle qui s’est mise en place, qui n’a rien à voir avec l’opéra baroque, et rien à voir non plus avec un livret qui serait « moderne », c’est à la fois un travail qui utilise des moyens très contemporains (éclairages, vidéos etc…) avec une mise en espace scénique particulièrement retenue et presque « classique ». Rien de trop, rien d‘excessif, et même une certaine fixité, si bien que ce sont quelquefois les moments parlés (la mère, le mendiant) qui apparaissent plus perturbants, à la limite dérangeants .
Le scénario veille à garder la structure tragique, avec ses moments de crise (l’affaire de Timna) et puis la chute de Samson dans le désespoir et son retour à Dieu, à la mission divine (belle scène où c’est son double jeune qui lui donne l’eau de la source divine à boire, et qui lui rend le goût de la mission. Tout héros missionné par Dieu doit passer par l’échec et le désespoir, c’est là qu’est la ressource pour retrouver Dieu… Durch Mitleid wissend…
C’est bien la volonté de faire de Samson un héros tragique pris entre sa mission divine et sa faiblesse humaine, qui n’arrive pas à choisir et qui reste victime du désir terrestre qui domine. Si le héros connaît le doute, (acte III : Cruels tyrans qui régnez dans mon coeur…) puis se reprend, l’acte IV immédiatement, presque elliptiquement, le projette dans le lit de Dalila, l’histoire la plus connue.
L’histoire est traitée très différemment de celle de Timna, insistant cette fois-ci sur le désir et la relation érotique, c’est le lit qui est le centre de l’espace, et la chair, la dépendance charnelle, Dalila, d’abord en noir (toujours ces « Dames en noir ») est elle aussi, au lit en noir et blanc, endossant des vêtements intimes blancs et un dessus noir, on retrouve le noir et blanc qui caractérisait Timna, et donc on comprend à ce signe ce qui attend Samson. C’est après l’amour, quand le guerrier se repose et dort, que Dalila lui coupe les cheveux.
Le lit va continuer d’être le lieu central, devenue après lit d’amour, lit de torture, « puni par là où il a péché », quand le lit ensanglanté est dressé et que Samson qui était allongé y devient supplicié suspendu, christique, c’est une image forte, encore un signe. Il faut passer par le Golgotha pour atteindre le Ciel.
Si tout théâtre est sémiologique, système de signes que lit le spectateur, celui de Guth ici est presque plus signe que théâtre, tant se construisent des images qui se succèdent en tableaux. Immédiatement après la déchéance de Samson, apparaît de nouveau sa mère, prophétique, pendant que dans la cage d’escalier où l’ange montait au Ciel cette fois-ci Samson semble descendre du Ciel tel un ange déchu et s’enfoncer dans le sol, comme vers les Enfers, tandis que Dalila, jetée et méprisée par Achisch, se suicide, s’allonge sur le lit sanglant, puis se lève du lit et descend, telle un fantôme ou une ombre elle aussi dans la profondeur du sol par l’escalier, comme vers l’Enfer.
Encore une autre image que celle de Samson seul à la table et aveugle, entouré de tous les philistins et vilipendé, sorte d’image du prophète déchu, une sorte de cène désacralisée, alors que la fin apocalyptique est plus conforme aux attentes et répète un motif déjà vu, bruits, écroulement, stroboscope etc…
Au total, voilà un spectacle très construit, revu jusqu’au dernier moment (la liste des extraits et des sources musicales et quelquefois leur ordre ont été modifiés, comme l’atteste l’addendum du programme de salle), soucieux des images, d’une symbolique insistante et souvent assez forte, même si quelquefois répétitive, explorant la psychologie torturée de Samson dans un monde très manichéen avec un Achisch en puissance du mal, contre Tamni, contre Elon, contre Dalila, contre Samson. Les interventions d’Andréa Ferréol et du présent, sont en réalité des sortes de respirations, elles dressent des bilans et prophétisent, sans un style peut-être un peu grandiloquent.
C’est un spectacle esthétiquement et formellement très soigné, très léché, très chorégraphié, qui veut rompre avec une image qui serait trop « baroque » et retisser un fil avec la tragédie mais avec une sorte de distance qui ne favorise pas l’émotion, ni l’empathie pour les personnages. La tragédie doit susciter pitié, le processus cathartique, structurel dans la tragédie, ne se met pas ici en place, on reste admiratif du travail, mais on est moins pris par les émotions et donc un peu extérieur.
Pichon face aux Mânes de Rameau
La manière de tresser les uns aux autres les extraits pour produire un tout cohérent est digne, elle aussi d’admiration. Qu’on soit ou non connaisseur de Rameau, les extraits d’opéra hors de leur contexte d’origine prennent automatiquement une autre valence, et le contexte de présentation leur donne une force nouvelle, une justification nouvelle. C’est justement là tout l’art du Centone de faire vulgairement du neuf avec du vieux, jusqu’à faire oublier le vieux. Si l’on arrive à ce spectacle avec le désir conscient ou inconscient de reconstituer les tesselles de la mosaïque ramiste, de faire un travail d’archéologie, on perd complètement la magie théâtrale voulue qui est justement de faire oublier les racines, pour voir éclore des fleurs nouvelles, faire surgir comme de la brume un Samson qui n’existait plus. En somme faire oublier tous les Rameau pour faire surgir ce Rameau-là, cette « idée de Samson » qui, il faut le dire, ne manque ni de force ni de parfum. Là encore, j’y reviens, l’écoute de Rossini apprend une disponibilité à tous les possibles musicaux, les interférences, les changements de texte, et surtout, un travail sur la réception musicale qui change quand le contexte change. Même si la première partie du Comte Ory est prise au Voyage à Reims, c’est la même musique, et elle n’a pas le même effet, elle ne nous dit pas la même chose. Dans le cas de toutes les musiques de Rameau entendues ici, certaines sont connues, d’autres moins, mais elles ont été mises en scène différemment. Raphaël Pichon s’est gardé du danger de la réécriture musicale, car avec Claus Guth, ils présentent des tableaux vivants, des tableaux musicaux, qui se succèdent et ils ont confié les liaisons à d’autres artifices, interventions du parlé ou d’un design sonore volontairement en rupture par sa modernité. Ou simplement sans liaisons, par des noirs de brutaux changements d’éclairages, ou des effets visuels très simples comme cette barre lumineuse qui tombe telle un rideau. Le travail d’homogénéisation été fait sur le texte, sur les textes, en tressant les musiques d’une manière dramaturgique, de manière qu’elles disent à chaque fois le personnage ou la situation donnée, même si elles ont été composées pour des situations complètement différentes. Ce spectacle fascine parce qu’il pose la question en soi abyssale, des variations du sens, infinies, selon les contextes et les situations : comme une image qui selon la musique qui l’accompagne, change complètement l’idée transmise. Ce constat va bien plus loin que le seul Samson, c’est une leçon de relativisme qui vaut pour le théâtre (et notre rapport à la mise en scène) mais aussi notre rapport au monde par la totale relativité de nos perceptions.
Raphaël Pichon livre donc, avec son ensemble Chœur et Orchestre Pygmalion, une performance de très haut niveau, qui souligne les aspects dramatiques en marquant les contrastes mais sans jamais donner dans le spectaculaire, sinon quand Samson devient violent, L’orchestre respire avec la scène et conformément aux règles de la tragédie, jamais il n’étouffe les voix ou assourdit le texte, tout au contraire, notamment dans la dernière partie, quand les doutes du héros s’affichent et quand il connaît Dalila. Le travail effectué de tressage des extraits fait apparaître une très grande homogénéité et jamais l’orchestre, même dans les extraits purement musicaux, ne fait ressortir une sorte de performance, parce qu’il y a le souci d’une couleur mélancolique, presque amère (notamment avec un travail sur le tempo quelquefois très étiré) qui baigne l’ensemble et rend cette musique moins « brillante », même dans les extraits qui le devraient être (fameuse théorie des contextes vue plus haut).
Il en résulte un rendu musical riche, aux cordes charnues, aux bois particulièrement mis en valeur dans les moments mélancoliques évoqués plus haut, et soignant toujours les couleurs, essentielles ici pour rendre cette musique cohérente avec l’histoire qui est racontée, la faisant coller au plus près avec ce que pouvaient être les mânes de ce Samson disparu.
C’est un grande performance que le chœur Pygmalion somptueux, marqué, particulièrement présent renforce dans les moments les plus dramatiques, mais aussi dans les rares moments d’apaisement.
À noter encore, mais peut-être est-ce fantasme, l’étrange assonance entre le début du Samson et Dalila de Saint Saëns et ici le chœur initial extrait de Castor et Pollux « Que tout gémisse », à moins que ce ne soit une sorte de clin d’œil (ou d’oreille) de Pichon.
Des voix engagées dans l’entreprise globale
Du côté vocal, il faut signaler l’engagement de tous dans le projet et le soin de toute la distribution à articuler le texte de la manière la plus claire. La mise en valeur du texte est évidemment essentielle et elle l’était aux yeux de Voltaire. La vraie performance est de faire sonner le texte et lui donner la couleur voulue.
C’est l’homogénéité des voix qui m’a plus frappé que les performances individuelles. À part Samson (Jarrett Ott) et d’une manière moindre, Achisch (Nahuel di Pierro), la plupart n’apparaissent que de manière limitée, même les deux amours de Samson, Timna (Lea Desandre) et Dalila (Jacquelyn Stucker).
Saluons d’abord les rôles parlés de la mère (Andréa Ferréol) et du SDF (Pascal Lifschutz), comme je l’ai souligné, le texte parlé brise quelquefois les rythmes et le drame, et n’a peut-être pas suffisamment de force pour équilibrer les moments chantés, il est parlé et déclamé, sans qu’on ait l’impression qu’un choix ait été fait, et alors, cela devient un peu artificiel, « déclamé » au sens péjoratif du mot, alors qu’une autre manière de le dire ou de l’écrire l’eût peut-être rendu plus proche du spectateur. Cette manière de prononcer le texte parlé distancie au lieu de rapprocher, peut-être est-ce l’effet voulu, mais dans ce cas on est passé à côté. Il fallait peut-être casser plus.
Aussi bien Antonin Rondepierre que l’Ange à une seule aile de Julie Roset ont une vraie présence vocale avec pour cette dernière un timbre séduisant et suave. De même le ténor vif et engagé Laurence Kilsby en Elon, traitre à ses frères qui passe du blanc au noir, après un accès de violence de Samson contre les philistins au moment de son mariage avec Timna.
On s’arrêtera longtemps sur le magnifique Coulez mes pleurs (extrait de Zaîs) chanté par Lea Desandre, peut être le seul moment véritable où le chant a vraiment diffusé une émotion authentique avec une expressivité et un sens du phrasé exemplaires.
Jacquelyn Stucker, Dalila triomphante, traitresse et jetée aux orties par les siens puis éperdue de remords qui finit par se suicider apparaît physiquement fragile et peut-être vocalement en dessous de ce qui est nécessaire pour imposer un personnage aussi mythique. Elle ne réussit pas à s’imposer vocalement, ce qui pour le rôle fait un peu problème.
Nahuel di Pierro, l’ange noir de la production, est comme toujours sans reproche, beau phrasé, belle expressivité voix bien projetée, mais toujours un poil en dessous de ce qui le rendrait imposant, et c’est dommage. Il apparaît toujours à une marche du sommet, mais la performance scénique est très réussie.
Samson, c’est Jarrett Ott, qui a la carrure et la stature du héros, voix de « basse-taille » de baryton (ou baryténor ?) comme le voulait Voltaire, au chant ciselé lyrique quelquefois, violent à d’autres, pas toujours homogène mais toujours formidablement expressif. C’est un beau personnage convaincant et à sa place, qui sait jouer la faiblesse un peu plus que la force où il semble justement un peu « forcé ». Mais la performance est à saluer, car il tient la scène pendant tout le spectacle, sans peut-être tout transmettre vraiment du personnage… Il y a la performance, il y a la présence, moins l’émotion.
Mais entrer dans le détail des performances de chacun est à la limite injuste parce qu’on sort de toute manière séduit par le spectacle, convaincu de la validité de l’entreprise, de sa réussite essentielle qui est d’être globale, et qu’elle répond à ce que doit savoir être un festival et peut-être aussi, par le refus de performances vocales qui pourraient être un peu histrioniques, à ce que voulaient Voltaire et Rameau.