Quand le visiteur pénètre dans l’exposition du Petit Palais, il est accueilli par une assez grande toile de Bruno Liljefors, intitulée Une famille de renards. Cette scène peinte en 1886 par un peintre encore jeune est un peu moins idyllique que son titre ne le laisserait imaginer, puisqu’elle évoque le début de l’été, période à laquelle les renardeaux cessent de téter et passent à la nourriture solide. Sur ce tableau de plus d’un mètre sur deux, on voit donc la mère goupil offrir à ses enfants quelques volailles fraîchement égorgées pour que les petits y croquent à belles dents. Devant cette scène, difficile de ne pas penser à La Petite Renarde rusée de Leoš Janáček, dont l’héroïne, après avoir allègrement semé la terreur dans un poulailler, devient bientôt mère de toute une portée de renardeaux auxquels elle enseigne son mode de vie. De fait, la peinture de Liljefors semble refléter les mêmes valeurs que le livret tiré par le compositeur morave du roman de Rudolf Těsnohlídek adapté en bande dessinée : même absence de jugement moral (tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute, et chacun mange ou est mangé), même panthéisme joyeux où le monde animal est observé au plus près. Et l’on aurait vite fait de considérer Liljefors comme un petit maître proposant malgré tout une vision de la nature assez flatteuse pour l’œil, pleine de jolies fleurs et de chatons espiègles. Mais un grand peintre ? Pourtant, la suite de l’exposition montre qu’il faut, comme toujours, dépasser cette première impression pour se laisser emporter par le talent d’un artiste qui sut s’élever au-dessus de ses objectifs initiaux et rejoindre les préoccupations de ses contemporains, au moins jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale (Liljefors mourut en 1939, mais l’exposition s’arrête en 1914, considérant qu’après cette date, le peintre cessa d’évoluer). Rusé, il le fut à sa manière, mais non sans grandeur.

Né à Uppsala en 1860, Bruno Liljefors quitte bientôt son pays pour aller étudier à Düsseldorf auprès de Carl Friedrich Drecker, peintre animalier allemand. Il accomplit le voyage à Paris, comme bon nombre de jeunes artistes scandinaves, et il s’installe en 1883 à Grez-sur-Loing, au sein d’une communauté internationale de peintres, de compositeurs et d’écrivains. Son intérêt pour la nature lui fait inévitablement prendre pour modèle Jules Bastien-Lepage, qui propose une courageuse synthèse entre les exigences de l’académisme et les audaces de l’impressionnisme. Du Français, Liljefors retient une certaine façon de peindre la nature, qui s’appuie sur la vision photographique, avec ses arrière-plans moins nets et sa précision dans le rendu du détail. Il repart néanmoins très vite pour la Suède, où il appliquera cette leçon à la représentation des paysages de son pays natal.
Entre 1885 et 1890, Liljefors pratique une peinture brillante et minutieuse, qui séduit par l’éclat de ses couleurs – le rouge appétissant des cerises sur leurs branches, les reflets sur le plumage des oiseaux, l’éclat des fleurs sauvages. Sensibles comme tous ses contemporains à la vogue japoniste qui déferle sur l’Occident, il s’inspire de la composition des estampes harimaze qui juxtaposent des images de formes variées sur une même page pour concevoir des encadrements originaux. Ces cadres en bois plat et doré sont découpés pour accueillir de petites peintures sur panneaux, regroupées de manière plus ou moins audacieuse. Le plus simple aligne cinq formats verticaux de hauteurs diverses, d’autres opposent deux formats horizons à deux formats verticaux aux dimensions toutes différentes, et les plus originaux incluent des formes qui semblent empiéter les unes sur les autres : tondo représentant une tête de renard sur lequel mord une scène de neige avec oiseaux, par exemple.

Pourtant, même si sa facture inclut d’emblée le recours aux taches de couleur où l’œil reconnaît des formes naturelles et ne ressemble donc guère à la méticulosité des Préraphaélites quelques décennies auparavant, Liljefors est bientôt confronté au même problème que ses prédécesseurs britanniques : cette façon de peindre demande trop de temps et trop de concentration mentale, et il décide bientôt de ruser en adoptant une manière plus large, une palette plus limitée, sans renoncer pour autant à la puissance illusionniste de ses toiles. Cette touche moins nette lui permet peu à peu une meilleure intégration de la scène – l’anecdote à laquelle il reste longtemps attaché, qui montre le plus souvent un animal en attaquant un autre, par exemple – à l’intérieur du décor choisi. Il se penche ainsi sur la représentation de la luminosité propre aux pays nordiques, sur des toiles aux dimensions de plus en plus imposantes. En 1907, l’immense Hibou grand-duc dans les pins enneigés (deux mètres sur trois) recrée à merveille la visibilité qui est celle du lever du jour dans un paysage aux arbres chargés d’une épaisse couche de neige. Une dizaine d’années auparavant, l’arrière-plan du Hibou grand-duc au cœur de la forêt était brossé avec une vigueur moderniste que n’aurait pas reniée un Munch. Si l’on se tourne vers le Lièvre variable choisi pour l’affiche de l’exposition, on se rend compte en s’approchant que les arbustes neigeux du décor sont très légèrement indiqués et que les pattes de l’animal sont réduites à quelques taches comme aurait pu les poser sur la toile un Van Dongen. A la bonne distance, l’illusion photographique est parfaite, mais de près, la touche redevient visible. C’est exactement le même constat qu’inspire le superbe Brise du matin, au cadrage cinématographique : sous une bande de ciel d’un étonnant jaune uni, quelques eiders survolent une étendue une étendue marine qui n’est en fait constituée, ruse ô combien habile, que de mouchetures grises sur la toile blanche laissée en réserve.

Les Roseaux peints en 1907 (sans aucun animal, fait assez exceptionnel dans la production de l’artiste) font irrésistiblement penser au dernier Monet et aux herbes qui s’agitent au-dessus du bassin de Giverny. Les Courlis de 1913, unique toile de Liljefors appartenant aux collections nationales françaises, fut acheté à la demande du président de la république, Raymond Poincaré, lors du premier salon des artistes animaliers à Paris : l’artiste y joue d’une quasi monochromie, avec une touche tout en hachures souples, loin des traits acérés dont il émaillait ses toiles un quart de siècle auparavant.
L’exposition se conclut sur une incitation à se rendre en Suède pour découvrir une autre facette de l’art de Liljefors, qui pratiqua cette forme typique du xixe siècle que fut le panorama circulaire. Celui du musée de biologie de Stockholm, actuellement en restauration, rouvrira en 2025. Avis aux voyageurs.
Catalogue sous la direction de Sandra Buratti-Hasan et Carl-Johan Olsson. Broché, 160 pages, 120 illustrations, Paris Musées, 35 euros.