En ce milieu de matinée qui achève nos déambulations avignonnaises pour ce festival, on attend devant le 11. Avignon. Après avoir été appelé, on monte les escaliers qui conduisent à la salle 1 dans laquelle on pénètre pour gagner son siège. Sur le plateau éclairé, le dispositif est en place : un panneau avec des dominantes de vert, incluant une vitre en plexiglass ; des sièges alignés ; ce qui ressemble à de petits lave-linges à hublot, alignés également. Tout cela ressemble à l’intérieur d’une blanchisserie en attente de clients. On perçoit aussi un son s’apparentant à un beuglement. Lointain, régulier et mystérieux. Sur une étagère, ce qui pourrait être des têtes de buffles.
Les cinq comédiens entrent et ouvrent le panneau principal qui se scinde alors en deux. Trois hommes et deux femmes nous regardent. Un air latino monte d’un vieux poste de radio. Ils installent alors des marionnettes figurant des buffles sur les estrades du décor, marionnettes qu’ils manipulent eux-mêmes, à vue. Les mouvements des animaux, leur souffle, leurs beuglements étant extraordinairement bien restitués, on est tout de suite captivé, troublé même par ce qui se joue sous nos yeux. Les bêtes restent des bêtes mais parlent, travaillent. La blanchisserie est leur environnement naturel – ou presque. Tout cela, avec une humanité instantanément déconcertante. Un surgissement de l’univers référentiel de la fable dans un prosaïsme très actuel. Insolite et sombre. Comme ce grondement persistant en fond.
« Max est mort quand il avait huit ans ». La toute première phrase saisit. Les buffles sont une famille, les parents et la fratrie des petits. L’un deux n’est plus là. « Une nuit il a disparu ». Et le père justifie cet événement terrible par le fait qu’un lion l’a emporté. « Parce que quand les lions t’attrapent c’est impossible de leur échapper. » Dans ce clair-obscur au plateau fort bien composé par Julie Lola Lanteri, l’atmosphère devient lourde. Le règne animal et sa loi implacable s’invitent dans l’ordinaire humain. La menace permanente de la prédation, ses conséquences irréversibles. La tragédie par essence. À cela s’ajoute une part de mystère que l’on perçoit dans la disparition du jeune Max. Un non-dit. Une vérité enfoui sous les mots et dans la mise en scène devant laquelle on est impressionné.
La bonne fortune leur sourit ensuite et le père s’achète une guitare électrique dont il joue, pour laisser libre cours à sa « rage électrique » également. La famille est nombreuse – et de confession catholique manifestement. Les comédiens redimensionnent une fois encore l’espace, comme ils le feront au fil de la pièce. Un podium apparaît, sur lequel des figurines religieuses sont disposées. La mère a été chassée de l’église après la mort de Max et, par une manipulation particulièrement bien exécutée par trois des comédiens, on la voit avancer sur le podium. Elle a mangé les bougies à l’église, créature articulée à la fois animale et terriblement humaine dans la blessure causée par l’affront. La lumière descend. Ils n’iront plus à l’église. Après une nouvelle coiffure, dans un univers rosi par les projecteurs, elle semble prendre une forme de revanche joyeuse, la musique latino toujours en fond sonore. Et la marionnette se trémousse. Mais le texte apporte un bémol terrible qui sonne comme un funeste avertissement – pour la suite ? plus largement, pour nous ? « Il y a beaucoup de façons de sombrer, ne pas sombrer en est une, par exemple. Tous les comédiens manipulant les marionnettes buffles. »
La découverte des dessins de Max, sortis de sous les carreaux de l’estrade, accentuent le malaise. À travers les discours, on découvre un jeune buffle sensible, au regard acerbe et à la production iconographique très torturée. « Il nous avait dessiné nous tous sans tête ». Le dessin de l’atelier – dans lequel personne à part le père, n’a le droit de pénétrer – qu’il avait imaginé semble troubler tous ses frères et sœurs survivants qui découvrent cet espace à travers son imagination y faisant apparaître même un de ses dessins accroché au mur. Glissement par la mise en abyme dans une ironie cruelle – on apprend qu’il était le « préféré ». Étrangement disparu, il est le seul « voyant », l’individu qui savait ce qu’il se passerait après lui. Les dessins sont « là pour nous » dit d’ailleurs l’un des jeunes frères.
Les changements lumineux accompagnent certains nouveaux événements comme la disparition de la mère cette fois. Le décor – extrêmement modulable – et les éclairages laissent voir en ombre, la silhouette du père derrière une porte avec une vitre opaque – très belle image – sur des murs à la tapisserie vieillotte. Le prosaïsme reste toujours présent. Les bufflons grandissent et le récit contient des ellipses. Assis sur les sièges alignés à jardin, les comédiens attendent, l’un d’eux entamant un morceau de beatboxing. Le temps passe, les secrets durent. La fratrie se construit avec les disparitions, les silences autour de chacune d’elles, les vérités tues. Et comme semblent nous le dire les comédiens entre manipulation des marionnettes et jeu d’acteur, que l’on soit buffle ou homme, quelle différence ? La sauvagerie sera une alternative pour supporter tous les manques, le beatboxing et les beuglements des comédiens en sont certainement une première manifestation. Après une « période paisible à la blanchisserie » – nouvelle très belle scène avec les marionnettes qui s’affairent sous l’impulsion des comédiens – « une violence bizarre et accablante a explosé entre [eux]. » Tous se frôlent, courent, soufflent, font entendre des coups de sabots. « Ça a commencé comme un jeu entre nous ». Et on comprend pourquoi ils exercent cette violence les uns sur les autres, comment cette absence en eux conditionnent les échanges de coups. De poings ou de sabots, qu’importe ! Les buffles font voir les humains.
Autre scène tout à fait remarquable : les buffles désobéissent à leur père – les enfants désobéissent toujours semble-t-on nous dire – et vont à « l’esplanade qui borde la rivière », malgré les dangereuses créatures qui rôdent. La tension dramatique est parfaitement rendue par le positionnement des marionnettes derrières des grilles chromées sous un faisceau de lumière jaune. Le public « voit », « entend » les dangers de la jungle-urbaine, les proies et les prédateurs de toute catégorie vivante. Dans un suspense digne du cinéma, ils seront finalement épargnés contre toute attente. Et c’est alors que les questions vont ressurgir. Un nouveau « pourquoi ? » qui vient s’ajouter aux autres.
Les marionnettes sont ensuite abandonnées au profit des masques imposants derrière lesquels les comédiens vont se dissimuler. Chacun à leur tour, prenant le récit en charge, ils vont lever le voile peu à peu sur les secrets qui ronge leur famille. La chemise de Max tachée de sang réapparaît. Et on découvre le pacte passé avec les lions, l’horreur du sacrifice, le poids du remords et de la peur. « Papa, ce fils de pute… » On découvre les effets dévastateurs du secret qui les a tous sauvés pour la préservation du groupe. « Humain, trop humain » ? Sans doute.
Enfin, les masques sont déposés, les buffles ont quitté la scène. À visage découvert, les comédiens sont tous assis face au public et, tandis que la musique monte, ils esquissent quelques gestes les uns envers les autres. Avant le noir final, quelques caresses, quelques marques d’une tendresse sans désespérance. « Humain, trop humain », encore une fois, sans doute.
La mise en scène d’Émilie Flacher à la fois esthétique et ingénieuse est particulièrement réussie, permettant d’entendre parfaitement la grande qualité du texte de Pau Miró. Les comédiens, tous particulièrement justes, donnent vie à ses bêtes avec lesquelles ils se confondent subtilement. Et, quittant Avignon, on se prend à méditer sur le pouvoir intensément révélateur de cette fable urbaine et chorale, avec ses têtes animales au regard si brillant.