Pour sa quatrième année à la direction du Festival Printemps des arts de Monte-Carlo, Bruno Mantovani a souhaité rendre hommage à Pierre Boulez dont on célèbre le centenaire en ce mois de mars. "Homme de sons et hommes de mots", comme il le rappelle justement dans son texte introductif, Boulez mettait son intelligence au service d'une curiosité artistique dans des domaines sans limite. Compositeur et chef d'orchestre, il était également ce pédagogue hors-pair dont la voix portait haut une forme d'engagement et d'exigence que certains ont cru confondre avec un hermétisme autain. Au service d'un large répertoire comme de la frange la plus actuelle de la jeune création, il fit mieux que de chercher des épigones et influença par son ouverture, des générations de compositeurs et d'artistes dans des institutions comme la Lucerne Festival Academy. Bruno Mantovani a imaginé une programmation-portrait, en ne consacrant à la musique de Boulez qu'un seul concert, le jour du centième anniversaire, où il dirigera "son" Ensemble Orchestral Contemporain. Pour le reste, les festivaliers assisteront à de nombreuses conférences, projections et concerts en relation avec les multiples facettes de la personnalité et des goûts de Pierre Boulez. Ainsi, cette place d'honneur accordée aux formes de modernité qu'il défendit à une époque où elles étaient confinées à une avant-garde peu jouée comme la Seconde École de Vienne. Du Deuxième Acte de Tristan à la 8e Symphonie d'Anton Bruckner, les grands pans de la musique germanique chères à Boulez, dialoguent avec les concertos pour piano de Ravel avec Nelson Goerner et l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par son directeur musical Kazuki Yamada.

La première soirée de ce week-end monégasque s'ouvrait avec un récital du pianiste Jean-François Heisser avec un répertoire mettant à l'honneur les "chants et champs de la musique mixte", une mixité où l'instrument acoustique est augmenté d'une lutherie électronique qui permet la transformation et la diffusion en temps réel du son. Deux pièces de Yan Maresz et Philippe Manoury réalisées en collaboration avec l'IRCAM, encadraient pour l'occasion des partitions de Manuel de Falla. Point commun des pièces avec électronique : l'étonnant dispositif de projection réparti autour du public entre les hauts murs de la salle One Monte-Carlo, située sous la galerie Hauser & Wirth. Formé aux Etats-Unis à la guitare jazz et à l'improvisation, Yan Maresz est né à Monaco et a suivi son cursus de formation IRCAM, institut fondé par Pierre Boulez en 1974. Son "Soli" sollicite le système IKO, impressionnant haut-parleur en forme d'icosaèdre qui projette le son dans toutes les directions, fondant en un flux dynamique les frontières du son acoustique et électronique afin de "faire sonner l'espace à la manière d'un instrument physique". Le dispositif utilisé par Philippe Manoury pour son Wohlpräparierte Klavier (allusion ironique au Wohltemperierte Klavier, Clavier bien tempéré de Bach), se présente sous la forme de plusieurs haut-parleurs. Ecrite et créée par Daniel Barenboim à la Boulez Saal de Berlin en 2021, cette pièce ambitieuse séduit par ses dimensions (34 minutes) et la référence implicite à la Hammerklavier de Beethoven. Enchaînant avec une longue série résonante de cloches de synthèse, l'interprète affronte à mains nues la matière sonore organisée en "panneaux" immersifs qui plongent l'auditeur dans un flux sonore ininterrompu. Quatre couches en perpétuelle évolution se déploient autour du geste central du pianiste qui déclenche l'intégralité des interventions électroniques. Jean-François Heisser revient à ses amours avec deux chefs‑d'œuvre de la musique espagnole du XXe siècle écrits par Manuel de Falla. Tout d'abord Pour le tombeau de Paul Dukas, page brève mais intense hommage au compositeur français où le pianiste développe une architecture subtile et résonante avant de plonger dans l’éblouissante Fantaisie Bætica, pièce incandescente et défi pianistique, mélange d'agilité flamenco et de fulgurance âpres où le clavier devient percussion lyrique exaltée, équilibre subtil entre fougue et raffinement.

Arrivés la veille dans la principauté, les musiciens du BBC Symphony Orchestra présentaient dans l'acoustique très mate de l'Auditorium Rainier III un programme en hommage à la période passée par Boulez à leur tête en tant que directeur musical (1971–1975). Ballet, concerto, symphonie et variations pour orchestre, ces quatre formes balaient la palette expressive de ces quatre compositeurs d'horizons et de vocabulaires différents, qui ont tant compté pour Pierre Boulez.
Achevé près de cinquante années plus tard, Agon d'Igor Stravinsky (1957) renvoie librement à cette notion de "joute" et de "combat", prétexte à un ballet-action magnifié par la géométrie du geste et des volumes. Les solistes du BBC dominent leur sujet dans ces quatre cycles ternaires où l'alternance entre tonalité et langage dodécaphonique constitue l'une des difficultés majeures. Cœur battant de la soirée, le Deuxième Concerto pour piano de Béla Bartók déploie tout une palette mobile de références au répertoire contrapunctique jusqu'à la modernité russe. Le phrasé volontaire de François Frédéric Guy substitue à une approche angulaire une série de nuances plus abstraites, sans jamais céder en précision. En témoigne une belle virtuosité dans l'allegro et une longueur de note dans l'enchaînement adagio – presto – più adagio, avec un magnifique nappé de cordes introductif. Les zébrures rythmiques du molto allegro accompagnent l'impressionnante amplification dynamique d'un dernier mouvement ponctué en bis par un Feux d'artifice de Debussy un brin désinvolte et fuligineux. Dans les redoutables Variations pour orchestre opus 31 (1928) de Schoenberg, l'orchestre et le chef se couvrent de gloire, assurant à ce monumental chef d'œuvre d'écriture et de rigueur une ampleur et une carrure de très haut niveau. L'intégralité des détails déployés sur toute l'échelle dynamique est rendue parfaitement lisible par une direction qui sollicite et fait progresser le discours sans jamais perdre en tension et en équilibre. Pour les musiciens comme pour le public, on saluera l'idée de donner en bis le tonitruant Scherzo à la russe de Stravinsky façon pied de nez au chef de file du dodécaphonisme.

La dernière soirée s'ouvrait avec le sublime Jeux de Debussy, aérien babil de gestes orchestraux où des dizaines de motifs fugitifs s'entrecroisent pour former une architecture toujours mobile et toujours virevoltante. Énigme symboliste autant que forêt sombre et expressive, Jeux trouve dans les timbres du BBC Symphony Orchestra une forme d'idéal auquel le choix d'un tempo vif et alerte donne sa touche finale. Cette œuvre aussi inclassable que géniale dialoguait avec l'insolite et très rare concerto pour piano de Schoenberg, dont François Frédéric Guy tente de contourner la forme dense et touffue pour en livrer une lecture sobre et accessible, avec la perspective décalée et éthérée de l'intermezzo op.118 n°2 de Brahms en bis. Le concert se referme sur l'austère Symphonie en trois mouvements de Stravinsky, monument de fluidité et de didactisme où Pascal Rophé et la phalange anglaise s'imposent en faisant de l'obstacle de la froideur de l'écriture une forme de climat expressif sinueux et rêveur – habilement rompu par l'incongruité humoristique et si peu boulézienne du Circus Polka de Stravinsky…
