« Chana Orloff, sculpter l’époque ». Musée Zadkine, du 15 novembre 2023 au 31 mars 2024.

Commissariat : Cécilie Champy-Vinas, conservatrice en chef, directrice du mmusée Zadkine ; Pauline Créteur, chargée de recherches à la Bibliothèque nationale de France ; Commissaires associés : Eric Justman et Ariane Tamir, Ateliers-musée Chana Orloff

Scénographie : Atelier Nathalie Crinière

Paris, Musée Zadkine, le 17 novembre 2023

Bien qu’elle ait aussi eu une carrière après la Seconde Guerre mondiale (et un peu avant la première), Chana Orloff (1888–1968) reste une artiste emblématique des années 1920 et 1930. Le musée Zadkine revient sur la trajectoire de la sculptrice qui, née en Ukraine et morte à Tel Aviv, n’en fut pas moins un membre éminent de « l’Ecole de Paris ».

Morte en 1968, Chana Orloff avait été honorée dès 1971 par une rétrospective parisienne. Depuis, plus aucune exposition monographique ne lui avait été consacrée en France. Alors que l’on remet à l’honneur les créatrices dans tous les domaines, il n’était que naturel de la replacer sous le feu des projecteurs, et le lieu tout désigné pour cela était le musée Zadkine. Tous deux nés en 1888 dans l’ancien empire russe, tous deux d’origine juive, décédés à un an d’intervalle (en 1967 pour Zadkine), les deux sculpteurs se sont côtoyés – au moins en tant que voisins, puisque le premier atelier parisien de Chana Orloff se trouvait également rue d’Assas non loin de celui de son confrère, aujourd’hui devenu le musée qui porte son nom. Leurs parcours sont néanmoins bien distincts, de même que leur gloire posthume.

Rien ne destinait initialement Chana Orloff à se lancer dans la sculpture, et c’est au métier de couturière qu’elle semblait vouée. Fuyant les pogroms en Ukraine, sa famille avait quitté Odess en 1905 pour gagner la Palestine. A vingt ans, formée à la couture depuis plusieurs années, Chana Orloff s’était établie à Tel Aviv mais, soucieuse d’obtenir un diplôme de couture, elle se rendit à Paris en 1910 et devint apprentie pendant deux ans chez Jeanne Paquin, maison dont commençait à peine l’expansion internationale.

Amazone, 1915, bronze, Ateliers-musée Chana Orloff, Paris

Pourtant, ses dessins ayant été remarqués à l’atelier, Chana Orloff s’inscrit dès 1911 à l’Ecole des arts décoratifs où elle s’initie au modelage et à la sculpture. Tout se précipite alors, elle rencontre d’autres immigrés juifs de Montparnasse (Soutine, Kisling, Modigliani qui dessine son portrait), et abandonne bientôt la couture. En 1914, elle expose dans plusieurs Salons parisiens. Cette première époque est peut-être la plus innovante, la plus audacieuse, de toute la production d’Orloff. Elle qui avait jusqu’alors manié l’aiguille s’empare du burin et taille le bois avec une hardiesse impressionnante, sans s’interdire aucun des autres matériaux où peut s’exercer l’art du sculpteur. Dès 1912, son « coup de foudre » pour la statuaire égyptienne se traduit par un Torse en ciment aux formes souples et lisses, détachées de toute contrainte réaliste. S’il fallait lui trouver des sources contemporaines, on citerait la Jeune fille à la cruche de Joseph Bernard (1910) ou les œuvres de Maillol, mais Chana Orloff saura creuser son sillon sans imiter personne. En 1914, elle produit des statuettes en bois poli, d’étranges Danseuses au corps élongé et sinueux. En 1915, on remarque une Amazone en bronze, dont la stylisation hors du commun rejoint les recherches des pionniers autrichiens de l’Art Déco. En 1916, c’est vers le cubisme que tend La Dame enceinte (en 1913, Jacob Epstein a sculpté une Figure féminine au ventre tout aussi proéminent mais il est peu probable qu’Orloff ait pu la voir). La sculptrice ne s’interdit rien, ose tout.

Le Baiser ou La Famille,1916, bronze, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Paris

Elle épouse en 1916 le poète polonais Ary Justman, a un enfant de lui en 1918, et Justman meurt de la grippe espagnole en 1919. Commence alors une période difficile pour Chana Orloff, qui doit se tourner vers des travaux plus lucratifs, à défaut d’être purement alimentaires. Elle se tourne vers un genre peu prisé par l’avant-garde, mais qui a l’avantage de payer : le portrait. Pour autant, elle ne renonce pas à sa personnalité, et elle parvient à imprimer sa marque dans les divers bustes masculins ou féminins qu’elle réalise alors. Tout en préservant la ressemblance avec le modèle, elle pratique certaines déformations expressives (par exemple avec le visage d’Auguste Perret, qui semble dévier sur le côté, de biais). On lui commande aussi des portraits gravés, car elle s’est mise à la gravure dès avant 1914 : le recueil Figures d’aujourd’hui, publié en 1923, lui permet d’inviter à poser dans son atelier les principales célébrités de l’après-guerre. C’est au Petit Palais qu’il faut aller pour voir son imposante effigie de la peintre américaine Romaine Brooks, compagne de Natalie Clifford-Barney, actuellement présentée dans le cadre de l’exposition « Le Paris de la modernité, 1905–1925 ». Présent dans les deux manifestations, le portrait en pied du peintre David Widhopff, dit L’homme à la pipe (1924), majestueux par la corpulence de son corps bien planté sur une chaise. L’exposition du musée Zadkine inclut aussi de curieux portraits d’enfants : le fils d’Orloff, Edie, surnommé Didi ; Nadine, la fille de Lucien Vogel, rédacteur en chef de La Gazette du Bon Ton ; et surtout Ida Chagall, la fille du peintre, nu enfantin troublant par sa poitrine précoce et sa chevelure de vamp.

Grande Baigneuse accroupie, 1925, bronze, Ateliers-musée Chana Orloff, Paris

Pour autant, Chana Orloff ne renonce pas aux sujets indépendants : Les Danseurs de 1923, sculpture « tubiste » aux formes opulentes, la montre toujours aussi capable d’innovation formelle. Elle décline le thème de la Maternité, dans des versions tantôt monumentales, tantôt plus intimes. Une plantureuse Grande Baigneuse accroupie de 1925, première œuvre d’Orloff acquise par la France (en 1939), semble être une réponse aux nus sculpturaux que peignit Picasso au début des années 1920. L’exposition consacre aussi une salle aux représentations d’animaux, comme l’Oiseau 14–18, représentation symbolique des forces maléfiques déchaînées pendant le conflit mondial.

Presque miraculeusement prévenue du sort qui la menace, Orloff fuit Paris la veille de la Rafle du Vel d’Hiv (son nom figurait sur la liste des personnes à arrêter) et se réfugie en zone libre, puis bientôt en Suisse. A l’issue de la guerre, lorsqu’elle revient en France, elle trouve son atelier saccagé – celui qu’Auguste Perret lui a construit dans la cité d’artistes de la Villa Seurat, dans le 14e arrondissement, aujourd’hui ouvert à la visite. Chana Orloff ne s’en continue pas moins à sculpter, mais son style a complètement changé. Les formes lisses, rondes, sont désormais remplacées par une facture grumeleuse qui peut faire songer à L’Orage de Germaine Richier. Le Retour, représentation d’un rescapé des camps d’extermination, en est un exemple poignant. Exposée à Tel Aviv en 1949, elle bénéficie de commandes prestigieuses de l’Etat d’Israël, comme la grande Maternité Ein Gev, inaugurée en 1952 dans le kibboutz du même nom.

 

Catalogue : Textes de Paul Birnbaum, Emmanuel Bréon, Cécilie Champy-Vinas, Pauline Créteur, Itzhak Goldberg, Anne Grobot, Dominique Justman, Eric Justman, Anne-Cécile Mohen, Maxime Paz, Pascale Samuel, Didier Schulmann et Ariane Tamir. Editions Paris Musées, 16 x 24 cm, 192 pages, 130 illustrations, 30 euros.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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