Le récital du 29 avril aura été, sans aucun doute, le plus homogène des quatre premiers, tant sur le plan du niveau de réalisation que de la constance offerte par Barenboim dans l’investissement interprétatif. Ce dernier point n’est pas anodin, tant les faiblesses constatées ici ou là paraissent plus fréquemment relever d’une baisse de cette implication, d’une défaillance plus mentale que physique, à l’image d’un vétéran sportif plus blasé que fatigué. Mais il n’est pas précisément nouveau que la qualité des concerts de Barenboim, à la baguette et bien plus encore au clavier, dépende à un degré peu commun de ses dispositions du jour. En ce lundi soir, elles paraissent excellentes, ce qui déjouait l’attente inquiète à l’idée d’entendre notre récitaliste tout juste revenu de semaines passées à diriger Les Fiançailles au couvent et les Meistersinger.
Rouvrir ce cycle par l’opus 31/1 est un pari semblable au placement de l’opus 106 au récital de lancement. Car cette seizième peut bien se voir comme la plus exigeante des seize premières, tout en étant de ces sonates qui n’ont jamais accédé à une grande célébrité, sinon par le prisme confidentiel de cultes d’interprètes hors du commun – ceux de Serkin, de Yudina, et de Guilels qui en avait fait un cheval de bataille de ses récitals tardifs. Parmi les intégralistes, Barenboim fait cependant partie de ceux ayant toujours eu des atomes crochus avec cette sonate. Au gré de ses deux cycles enregistrés et des deux filmés, il a constamment montré, non seulement une compréhension profonde du sérieux et du lyrisme sous-jacent à la légèreté fantasque de l’oeuvre, mais surtout une aptitude à en rendre la bravoure pianistique, à l’instar des grands noms cités. En outre, parmi les extraits de classes de maître filmées en marge de l’intégrale berlinoise au début des années 2000, celui consacré à l’opus 31/1 (avec David Kadouch) fait partie des plus intéressants. Ce n’est plus, naturellement, par l’exubérance expressive que Barenboim parvient à la si difficile unification du matériau du premier mouvement. Un peu à l’exemple de ce qu’il avait proposé dans l’opus 2/1 ou l’opus 31/3, l’essentiel du geste frappe désormais par une économie qui n’est pas non plus de la retenue, mais un espace laissé à de rares débordements venant théâtraliser la forme. Il en va cette fois, principalement, des codas des mouvements rapides, avec la même tendance à l’exagération qu’il a toujours eue, et à laquelle l’on peut toujours trouver un certain charme vintage.
Reste que cette unification ne va pas de soi et qu’il est toujours intéressant de voir avec quelle finesse Barenboim y parvient, alors même qu’il ne dispose pas, ou plus, du piano symphonique apte à transcender et le caractère épars du matériau, et les façons abruptes des transitions. Barenboim se refuse aujourd’hui à appuyer l’instabilité métrique initiale, et dans un même esprit annule tout effet de retard, d’hésitation, en particulier sur le battement introduisant le « second thème » dansant. La chose est inhabituelle, mais se défend sans difficulté, si l’on considère que le célèbre effet d’anticipation d’une double croche à la main droite n’est ici qu’une inversion spirituelle du procédé normal d’appoggiature de la basse, un simple déhanché, et non un effet comique grossier de claudication. Voilà qui bat en brèche l’image d’Epinal d’un interprète soulignant à l’excès les saillances de caractère : là où l’on attend justement la pièce de caractère, Barenboim valorise l’unité et une forme de normalité du matériau. Les grands ritornellos d’unissons perdent leur trait héroïque quelque peu improbable au profit d’une familiarité concertante, qui prend tout à fait sens au coeur du développement construit sur eux. Au fond, Barenboim exhibe ici ce qui est peut-être, depuis toujours, l’aspect le plus personnel de son Beethoven, du moins de son Beethoven médian : sa parenté avec Mozart (avec le piano concertant surtout, et avec l’opéra), qui peut certes paraître révélée au détriment de celle, sans doute plus fondamentale, avec Haydn.
De même, son deuxième mouvement se dépare de l’essentiel des clichés, ou méditatifs, ou précieux. Barenboim ne l’a probablement pas joué avec ce degré de pudeur et d’économie expressives par le passé, avec chaque retour varié du thème paraissant davantage en clair-obscur que le précédent, quasi réclusif, jaloux de son intimité. C’est un nouveau cas où il tire profit de son étrange instrument à corde parallèles (qui, dans l’ensemble, a paru mieux utilisé au cours de ces récitals que lors des premiers, sans que l’on comprenne bien pourquoi). Le registre bas médium où se concentre l’essentiel de l’accompagnement ici est splendide, autorisant une exceptionnelle plasticité à la main gauche dans l’exécution des figures staccato ou portées (les tierces sont magnifiques, mêlant la plus grande douceur avec le plus exquis rebond). Autre signe qui ne trompe pas, alors même que l’instrument autorise tous les excès percussifs dans l’aigu sans dureté, Barenboim restreint tout effet de bravoure au sommet des phrases ascendantes concluant le thème, et de même n'exagère-t-il pas les effets de contraste de la section staccato en la bémol. La seule concession à la théâtralité se trouve dans la dernière section, où les réponses thématiques à la basse prennent une dimension d’abysses, et une très mâle éloquence.
On craignait que le finale ne dépasse de trop l’état actuel des moyens de réalisation dont dispose le pianiste : c’est un peu le cas, mais sa concentration du soir, combinée avec cette approche dénuée de cabotinage, empêche que l’ensemble soit terni. La richesse du tissu polyphonique est même tout à fait rendue, là encore grâce à une judicieuse exploitation d’un piano qui supporte parfaitement que des pages entières de ce rondo soient jouées sans aucun recours à la pédale forte (on verra quelques minutes après que l’inverse aussi est presque possible). De ce fait, les passages du thème d’une main à l’autre sont d’une parfaite intelligibilité, de même que les grandes progressions harmoniques en traits brisés — bien que l’influx rythmique ne puisse, ici, tenir entièrement la distance. Malgré un certain manque de densité orchestrale, les qualités essentielles de ce merveilleux mouvement — l’infinie élégance des changements d’aspects, la tendre nostalgie du contours mélodique — sont magistralement mises en lumière, et l’exécution, comme dans toute la sonate, regorge d’instants discrètement jouissifs, comme ce retour du thème sur la pédale en trémolos, d’une inattendue délicatesse miroitée, magnifiant l'ambiguïté géniale du passage : superposition de l’apaisement résolutoire du refrain, et du prolongement inquiet de l’attente qui l’avait introduit. Ce rondo fait partie de ceux qui concentrent toute l’âme de la première maturité beethovénienne, le point d’équilibre amalgamant le trait fleur bleue et le trait héroïque : on est impatient de voir Barenboim reproduire ce geste à la grâce tranquille dans ceux, notamment, des op. 7 et 22.
Deux autres sonates, données le même soir, témoignent autant que l’opus 31/1 de cette inflexion générale du jeu de Barenboim vers une élégance nouvelle – comme automnale. L’opus 27/2 entretient depuis de longues années une relation privilégiée avec Barenboim (presque plus que Barenboim n’entretient de relation avec elle, pourrait-on dire, et ce n’est pas là une pique : au contraire, il semble bien, quelle qu’en soient les raisons, que la perpétuation du prestige de l’oeuvre ait été fonction du rayonnement barenboimien sur ce répertoire, qui en a garantit encore pour un temps la continuité, l’inscription dans une histoire sérieuse de l’interprétation, l’empêchant de basculer dans le kitsch postmoderne, ou simplement dans le cliché). L’un des nombreux défis du premier mouvement est certainement le besoin de recréer une forme d’informel, qui dégage la musique d’une gangue de solennité, à laquelle les possibilités propre au grand piano moderne de concert font qu’il est difficile d’échapper. Car ce piano incite à une déformation de la lettre comme de l’esprit du sostenuto initial, encourageant l’émergences d’accentuations, d’appuis superflus (tant sur les premières notes des triolets que sur la voix soprano), structurant lourdement une trame mélodique qui a besoin d’être rendue à sa nature de prélude improvisé. Le problème est bien sûr lié à l’impossibilité (ou presque) de respecter sur piano moderne l’indication de jeu sans étouffoirs. On s’y attendait : le piano « Barenboim » permet à Barenboim de faire mieux que le Barenboim qui jouait sur un Steinway normal. Du moins, sur ce plan de la justesse de ton et de son. Le moyen matériel de production permet à lui seul un écart évitant la confrontation avec les références historiques d’interprétation, tout en assurant paradoxalement l’inscription définitive de Barenboim dans cette histoire, et en bonne place. La seule comparaison avec l'exécution de l’intégrale donnée à la Staatsoper Berlin il y a quatorze ans est assez éloquente. Barenboim proposait alors une dramatisation assez conventionnelle, phrasant les triolets, usant bien plus de la dynamique en général, et du rubato. Aujourd’hui, dans une veine étonnamment proche de sa toute première mouture d’il y a plus de cinquante ans, avec une emphase minimale (voire, une nudité qui peut paraître artificielle dans cette salle et ce contexte), émerge cette dimension essentielle du mouvement, qui relève non de la trajectoire expressive ou du caractère rythmique, mais du lien entre climat et texture : le halo de clarté. Sans prendre garde à manquer de goût, on serait tenté de donner à cette page un surnom un peu sot.
On est presque plus agréablement surpris par les deux mouvements suivants, n’était-ce qu’en raison des effets sur la concentration de Barenboim de l’indiscipline d’une salle, dont on l’a déjà vu s’agacer à bon droit. Il est certain qu’il y prend davantage son temps que par le passé, ce qui est une bonne chose. L’esprit de menuet du II se rapproche de celui de l’opus 2/1, évitant sans encombres le piège d’une improbable caractérisation charmeuse : Barenboim magnifie l’étrange mélange de tendresse et d’abstraction que Beethoven a imaginé pour traiter ce thème qui paraît ainsi se faufiler dans un paysage essentiellement silencieux. Quant au finale, il fait l’économie du simulacre de cavalcade — on peut bien cavaler ici, mais pour que ce soit crédible en regard de la tradition d’interprétation, il faut une perspective sonore et pianistique qui n’a jamais été celle de Barenboim, et qui n’est plus celle de grand monde aujourd’hui. Des vingt-six mouvements joués au cours de cette session de l’intégrale, celui-là est peut-être où s’est manifesté le plus nettement, et de la manière la plus inattendue, une sorte de discipline nouvelle de Barenboim, qu’il est cliché de qualifier de sagesse, mais qui y fait pourtant bien songer, précisément en ce qu’elle consiste à dépasser une fois pour toute le lieu commun interprétatif, sans du tout verser, pour autant, dans l’excentricité (ou dans la triche). Peu importe le degré de contrainte qu’impose l’inévitable déclin technique : l’important est la façon dont l’intéressé s’en débrouille. Comme dans certains mouvements étonnants du récent cycle des sonates de Schubert (comme les finales des D.850 ou D. 894), le paradoxe est que Barenboim paraît traiter le texte avec une attention au détail plus constante que par le passé, en ce sens qu’elle relève du soin et non et de l’anecdote ou de la fioriture. Compte tenu de la difficulté, non technique mais architecturale de ce finale de l’opus 27/2 — qui paraît souvent trop long, et dont la nécessité, découlant de ce qu’il est l’unique mouvement de l’oeuvre assimilé à la forme sonate, saute rarement aux yeux quand il est joué comme une espèce d’étude-toccata —, on tient là une des leçons les plus précieuses, d’ors et déjà, du cycle : qui est que ce mouvement est sublimé par la patience et la modération — ce que Radu Lupu, il y a une dizaine d’années, suggérait déjà, avec une manière au fond assez analogue. Il sera intéressant, l’année prochaine, d’observer si cette démarche est reproduite dans l'Appassionata.
L’autre sonate qui tire en ce même sens, celui d’un style tardif d’élégance économe, n’est pas l’opus 10/2 mais l’opus 110. C’est encore plus surprenant, si l’on veut, dans la mesure où les opus 101 et 106 données lors des deux premiers récitals n’avaient pas suggéré d’inflexions particulières de Barenboim, qui continuait d’y recourir, du moins dans les mouvements rapides, à des gestes théâtraux compensant le déséquilibre entre maîtrise formelle et domination pianistique. Mais il est clair que l’opus 110 pose des enjeux différents. Barenboim y a toujours été à son aise (comme dans l’opus 109 et davantage, à notre sens, que dans l’opus 111) : après tout, aucune autre oeuvre de Beethoven n’a synthétisé, à ce point, les grands questionnements formels (l’articulation de la sonate classique et du contrepoint ancien) et subjectifs (l’apposition d’une trame psycho-narrative sur la structure), et il était donc logique que le metteur en scène de la forme par excellence y fût toujours excellent. Il le demeure, mais a discipliné son approche à un point presque troublant. On a connu un Barenboim respirant plus large et proposant une réalisation dynamique beaucoup plus dramatisée de la tension harmonique du premier mouvement (ce qui se justifie parfaitement, tant dans les enchaînements arpégés que dans la grande antiphonie). L’extrême douceur générale impose ici une écoute qui suit moins une trajectoire qu’elle ne se plonge dans une juxtaposition de propositions introspectives (comme dans l’adagio de la Hammerklavier) : ce qui annihile certainement une dimension évidente, traditionnelle, du mouvement, mais en fait apparaître une autre, celle de l’esthétique du fragment – celle-là qu’on évoquait au sujet du mouvement lent de l’opus 106, et qui substitue à la subjectivité de la mise en tension du matériau, et à sa résolution, un regard objectif sur le matériau.
On pourrait, néanmoins, adresser à cette réalisation le reproche d’être un peu lisse. Après second mouvement lui aussi assez prudent, cette impression de quant à soi prévaut aussi dans un Arioso dolente qui se refuse largement à l’extériorisation du sentiment. L’attention à la continuité mélodique n’en est pas moins admirable, mais se passe de toute urgence et de toute tension par l’instabilité de l’accompagnement : le chant glisse sur une onde d’huile et invite au recueillement serein, quand on a plus coutume d’entendre une réminiscence émaciée du canon baroque de l’aria christique. On comprend la conception d’ensemble, audacieuse, de Barenboim, lorsque l’arioso réapparaît entre les deux fugues, joué avec une compacité de main gauche et une urgence rythmique et dynamique plus grande, dans l’influx de la première fugue : c’est une inversion de la relation suggérée entre les deux ariosos (si l'on ne tient compte que du fait que le second est demandé à l'identique, pour tout de suite devoir perdendo le forze), mais une inversion qui a un sens : pour donner vraiment la sensation physique de que la force s'évanouit, il faut jouer sur l'afflux de celle qui nous a ramené à l'arioso. Les fugues, prises toutes deux à un tempo assez allant et intelligemment animé de l’intérieur, enthousiasment sans effets et convainquent à force d’une continuité et d’une lisibilité qui manquaient à celles des opus 101 et 106. Ici, nulle défaillance du piano, ni du rythme (et ne sont pas nombreux, les pianistes capables de faire sentir la force du rythme dans le finale de l'opus 110) : l’autorité de l’oreille respire sans entraves. De Pollini à Zimerman et de Leonskaja à Barenboim, l’opus 110 aura sans doute été la sonate tardive la mieux servie à Paris ces dernières années.
Juste avant, l’opus 10/2, autre révélateur méconnu des plus grands, ne manquait pas d’attraits mais ne montrait pas au même point le meilleur de ce que propose Barenboim (ou de ce qu’il y a proposé par le passé). Le premier mouvement, cependant, est exemplaire à tous égards : Barenboim restreint sa tendance au maniérisme pour laisser s’épanouir l’admirable agencement thématique initial – il y a peu, dans l’entier corpus beethovénien, de premier paragraphe de sonate aussi bouleversant d’intelligence que celui-ci, d’autant que, en présence d’une belle exécution comme celle-ci, ces qualités se sentent toujours mieux par rétrospection, dans la réexposition, quand l’utilisation tant poétique que rhétorique des silences, des changements de longueur de phrase, de caractère rythmique, de l’attente et de la transition inattendue viennent servir une des plus émouvantes modulations qu’ait écrite le compositeur. Cependant, et bien qu’il se maintienne à un très beau niveau de fini et de concentration, l’allegretto ne parvient pas au même naturel. On peut certes apprécier cette approche assez creusée (mais pas trop lente, contrairement à beaucoup d’autres, et qui préserve l’aspect, même lointain, de menuet), notamment dans la mystérieuse, si schubertienne, première partie du thème. Le problème vient plutôt de la sophistication d’accentuation apportée à la phrase suivante, notamment à ses jeux d’imitations dans la main droite. On peut préférer là un charme plus simple. De même, la section en ré bémol séduit par sa beauté sonore et une réelle gravité, mais pêche par un investissement excessif des traits de main gauche, et des sf en général – le pêché mignon de Barenboim, qui ne se rappelle à nous que sporadiquement dans ce cycle. Pris vraiment presto, le finale fait impression avec métier – manque l’impossible synthèse, dans un même rebond, entre verve populaire et grand style pianistique.
Il était frappant, en ouverture du récital du lendemain, de constater que cette propension à exagérer le conflit dynamique ou rythmique au sein d’un même passage était de nouveau disciplinée pour s’attaquer à la Quasi une fantasia. Son premier mouvement a assurément une parenté, quoique de mètre différent, avec la section centrale de l’allegretto de l’opus 10/2, mais Barenboim s’en tient ici strictement au caractère de profond recueillement qu’appellent les notes même. On renoue donc ici avec la quête d’une tension dans la douceur absolue, semblable à celle observée dans plusieurs mouvements des opus 31/3, 27/2 et 110, et auparavant dans les opus 2/1, 31/3 et 106. C’est du reste une sonate que Barenboim a toujours abordé avec un sérieux particulier, tirant à raison le texte vers les enjeux des ultimes sonates, faisant sentir la tension non seulement formelle, mais historico-esthétique de l’intégration de toutes les formes en une seule – sans dissimuler la hantise du fragment. La réussite d’ensemble est néanmoins plus discutable ici que la veille. Si le premier mouvement parvient admirablement à imposer une continuité de tension en dépit de la dynamique éthérée, les mouvements pairs pâtissent d’un certain négligé rythmique, qu’ils supportent très mal. Le II peut convaincre à force d'élan et de science des contrastes, mais il y manque, pour le matériau principal, la puissance d’un grand legato. Le III est peut-être le premier mouvement lent du cycle où Barenboim peine à toucher et à convaincre, et c’est au fond encore le rythme qui est en cause, et l’absence d’une pulsation forte donnant corps à la liberté rhapsodique, et permettant de conjuguer celle-ci avec l’aspect hymnique, et de récitatif du mouvement. Le finale se donne avec panache mais sans la solidité d’airain de la battue et de la conduite de la main gauche qui peut, seule, révéler le gigantesque tellurisme de cette page, l’ampleur opératique de sa puissance d’articulation.
L’opus 10/3 montre un Barenboim plus constamment à son aise, et maître de la canalisation de la tension et de l’engagement. La principale réserve tient à la réalisation matérielle du premier mouvement, entachée notamment d’approximations récurrentes sur des traits similaires de main gauche, suggérant que Barenboim ne s’encombre plus toujours de remise au point de ses doigtés. Cela n’empêche pas l’allegro de dispenser une leçon de compromis entre vista et sens des proportions, fougue et relations logiques, tout en creusant certaines saillances proprement barenboimiennes (l’insistance expressive assez rare malgré l'indication sf, et très convaincante, sur la main gauche, dans les passages similaires à celui ci-dessus). Si l’absence tantôt de sophistication, tantôt de simple rigueur pianistique, fait que Barenboim en rend beaucoup à un Sokolov dans ces deux sonates mises à son répertoire de la dernière décennie, on voit aussi typiquement dans ce mouvement ce que le premier a que le second n’a pas – dans Beethoven plus qu’aucun autre classique ou romantique – : ce rapport spontané et aisé aux tensions harmoniques de grandes dimensions, qui l’autorise, surtout aujourd’hui, à exhiber l’architecture (au sens le plus extrême, celui du plan) d’une manière presque débonnaire, sans avoir à affecter la tension, ni à forcer la dynamique, ni à surligner la retenue du courant, ou l’ouverture des vannes – le lancement du bref mais si intense développement, qui naît avec tant de naturel du retard résolutoire précédant la barre de reprise, en est un exemple somptueux ; tout comme, à partir de ce même matériau transitoire, dont l’importance passe d’ordinaire sous le radar, la montée, exactement par-dessous, de l’herculéenne coda.
A cause de cette facilité, Barenboim abuse peut-être aujourd’hui de sa décontraction pour aborder le grand Largo e mesto. L’état d’esprit conditionne ici l’écoute : il est permis de ressentir l’économie d’effets proposées comme une absence de risques discursifs. C’est un fait qu’ici l’interprète ne semble guère se mettre en danger, ne cherche en rien le déséquilibre, et paraît disposer les éléments du drame les uns à la suite des autres, dans une indéniable splendeur plastique, un goût inattaquable, et un sens consommé de la progression bien mesurée (l’immense modulation finale gagne sans doute plus que le reste à cette tempérance, la tension naissant, avec une incomparable intelligence, des inflexions subtiles données aux changements rythmiques des figures de main droite). La dimension de panique du matériau est effacée et fait place nette à un quasi-cérémonial, un brin lisse. Mais la concentration de la dernière page, et la rare beauté de son enchaînement (quasi attaca, comme émergeant d’un songe, la tonique changeant de mode dans le halo de la résonance) au splendide menuet, les justifient seules. Comme l’était celui de l’opus 2/1 en janvier, ce menuet tout en jeux d’ombres, aux dynamiques raisonnées mais aux jeux d’opposition de registres bien dessinés, à la sonorité burinée, au ton un peu obscurci, à la tendresse voilée mais profonde, compose une signature du style tardif de Barenboim. Quant au finale, il s’écarte un peu, fait paradoxal, de la mise en valeur de l’esthétique fragmentaire, peut-être parce qu’il l’affirme avec assez d’éloquence pour que la tension naisse plutôt d’un effort de "ramassement" (plus que d’unification) du matériau. Le geste d’ensemble ne manque ni d’énergie, ni de noblesse : il ne manque qu’un cran dans la qualité de réalisation pour le rendre tout à fait convaincant – la richesse de texture que permet le chromatisme appelant certes une technique plus souveraine, une rondeur plus assurée dans les gammes.
La technique n’est pas ce qui compromet une 27e Sonate soignée, et à ce titre prise avec un sérieux plus convaincant que la 25e de la première série. Le premier mouvement n’est pourtant pas avare de chausse-trappes, et surtout de trappes à inattention. Barenboim y prend garde, dans cette partition qu’il a toujours défendu avec classe : les grandes gammes sont soignée, le sublime développement modulant à la basse se donne avec (presque trop) d’évidence, le contre-motif brisé de la main gauche ressort (presque) nettement, et bien entendu, l’organisation fragmentaire du matériau laisse voir un interprète à l’aise en son domicile, jouant tranquillement de l’agencement du mobilier. Et pourtant, l’appropriation parfaitement consommée de l’oeuvre paraît ici manquer de chair et de conviction. La retenue du premier mouvement permet certes la mise en valeur de son équilibre formel, qui est tout entier dans le non-dit. Le Barenboim tardif, on insiste sur ce point, brille par un art assez nouveau et inattendu de la litote. Mais la frontière entre cette élégance – qui suggère ce qui est caché et minimise parfois ce qui se voit trop – et une nonchalance plus décorative est mince. Le grand lied final joue de cette facilité intimiste, et s’il est sans complaisance, la longueur et l’éloquence y font parfois défaut. Il y a des instants superbes, où l’humeur et la respiration sont d'une justesse éblouissante (ces passages extraordinaires où le mouvement semble s’arrêter avec les triolets accompagnant le motif descendant d’octaves las, avant d’être ranimé par la simple répétition avec ajout de doubles croches) ; mais il est certain que Barenboim est ici dans son confort discursif, et qu'il y manque simplement de piano, de goût et d’appétit pour la matière sonore, le grain, la texture et le legato qu’il est possible d’y dispenser.
Barenboim a été à un moment ou à un autre (et en général, toute sa carrière) un grand interprète de la quasi totalité des sonates de Beethoven, à quelques exception près, donc, dont la Waldstein fait sans doute partie. C’est un paradoxe si l’on considère que le cliché d’un musicien-orchestre, maître absolu de la grande tension harmonique et du théâtre de l’opposition de caractère, est aussi éculé que pertinent. Ce n’en est pas un du tout, là encore, si l’on prend en compte ce que le pianisme – la combinaison du style et des aptitudes techniques avec le rapport du corps à l’instrument – a de déterminant dans la relation d’un pianiste à un texte. Ici aussi, la question du legato est centrale. Non au sens prosaïque de la réalisation matérielle (encore que, bien sûr, ce soit ici une question). Mais au sens d’un certain style de continuité et de mise en mouvement sonore. Le goût personnel intervient, il est vrai, plus ici qu’ailleurs. Car on ne peut que trouver recevable l’argument qu’une grande interprétation de l’opus 53 en fait sentir toute la difficulté, non par la faiblesse, mais par le relief que l’accent, le ton et le profil sonore donnent aux aspérités de l’écriture, à son trait obstiné et obsessionnel. C’est ce qui fait la grandeur d’un Schnabel, d’un Backhaus, d’un Serkin, aujourd’hui d’un Pollini dans ce monument, et chacun d’une manière différente et éminemment personnelle. Mais on peut y préférer le dépassement de la dimension de lutte, et l’accès à une forme de dialectique, pour ainsi dire ultérieure, quasi rétrospective, et qui permet un rapport contemplatif à la grande forme – qui fait jouir de la beauté de l’achèvement, de la perfection du regard embrassant la totalité. C’est la leçon qu’ont donné Solomon ou Guilels hier, Rösel ou Andsnes aujourd’hui : quatre exemples paradigmatiques de pianistes dotés du grand legato, capable de lisser les aspérités physiques, tout en en conservant le sens et la tension, le contenu musical.
Il est possible que Barenboim se soit en quelque sorte tenu dans une relative indécision quant à ces pôles opposés. Son appétit pour une certaine majesté de ton dans les oeuvres de grande dimension le rapprochent du second, et son sens de la saillance formelle et harmonique du premier. Son style pianistique ne convient, lui, qu’au premier. En un sens, l’évolution de ses interprétations, des studios londonien des années 60 à Paris 2019 en passant par les châteaux viennois et l’opéra de Berlin, ressemble à une mise en cohérence progressive des éléments, de sorte à rendre adéquats l’imaginaire, le projet d’appropriation du texte, et les moyens disponibles et mis en oeuvre. La Waldstein de Barenboim a donc, peut-être, gagné en authenticité, en ce sens précis de l’adéquation. L’artisanat y est plus assumé, et paraît plus souhaitable que le mélange de la grandeur et du bricolage. Une dimension informelle apparaît, qui n’affecte pas le sérieux du discours, mais en quelque sorte démystifie le climat du premier mouvement. La charge de solennité héroïque est allégée. Le tempo rapide de départ (sans doute déraisonnablement, mais néanmoins presque tenu) a l’urgence crédible, et permet de donner à la – si particulière, atypique d’enjeux – répétition immédiate du thème une couleur spirituelle, piquante, non dénuée de classe. Barenboim met aussi les vertus de son instrument à profit pour clarifier la structure polyphonique, quand il en a le temps – les marches harmoniques en triolets passant d’une main à l’autre, aux contours nets et économe de pédale, et dont la jonction en mouvements contraire fait affleurer une étonnante tendresse.
Il y a bien sûr le lot d’approximations, de traits un peu boulés (mais pas trop), de fausses notes (en quantité raisonnable), mais rien de tout cela, au moins, n’est faux ou rafistolé, et mieux : rien de tout cela n'est prétentieux. C’est à la fois le premier mouvement d’une Waldstein de beethovénien au long cours, concentré sur l’essentiel, et celui du Jedermann, l’oeuvre ramenée à sa quotidienneté, à sa familiarité. Ce faisant, l’unité du matériau, qui est au fond la question essentielle, se trouve garantie d’un bout à l’autre, les sections transitoire en choral respirant avec une spontanéité bienvenue. Le développement principal est sans doute la section qui gagne le plus à un hyper-legato de grand piano moderne , qui le renvoie paradoxalement à esprit déjà néoclassique, à la gratuité et à l'abstraction absolues d'une mobilité harmonique à la fois purement conventionnelle et regardant vers la mélodie infinie. On est loin ici de cet idéal, qu'un Andsnes illustre si parfaitement aujourd'hui. Mais on a autre chose, qui laisse voir non pas la difficulté d'avancée du passage (qui est devenue un cliché d'interprétation difficilement rattrapable), mais joue des effets de retard et d'écho pour composer une poésie de timbres et de texture (ci-dessus). Très intelligemment, Barenboim attend le plus longtemps possible, jusqu’au meilleur moment, pour concéder au texte sa part de sauvagerie, dans l’ultime progression préparant la coda (ci-dessous), théâtralisant violemment cette unique inflexion du mouvement en mineur.
La suite ne confirmera pas tout à fait cette belle disposition. Le mouvement lent est joué comme un mouvement lent, qu’il n’est pourtant pas : en cela, Barenboim reste fidèle à une sensibilité qui a toujours été la sienne ici, et étire donc le texte hors des dimensions d’un prélude, au risque de la dislocation de la phrase – puisque ce mouvement n’est fait que d’une phrase. Un pas de côté par rapport à Jedermann. Le lever de soleil du final est marqué par une approximation de battue conduisant à un curieux ajout de temps, compromettant la magie de l’apparition du thème. Se départir de tout héroïsme artificiel, sans avoir à disposition les moyens d’une véritable douceur, voilà une gageure, quant à conduire ce finale. Barenboim ne la surmonte pas, mais même là, ne triche ni ne truque, prenant des risques mesurés, assumant du panache, sans esprit de sérieux ni de trivialité. Ce n’est pas assez compact, pas assez solide, mais jusqu’au bout garde une forme d’intégrité et de crédibilité. Ou presque, les deux ou trois dernières pages étant vraiment approximatives. Mais si la deuxième partie du deuxième récital de janvier (opus 79 et 101) faisait douter de la faculté de Barenboim de conserver les mêmes niveaux d’engagement, de sérieux et de concentration sur sept ou huit sonates d’affilée, celle-ci laissait une meilleure impression d’ensemble.
Surtout, l’ensemble de ces quatre récitals laisse maintenant entrevoir plus clairement l’aspect, l’accent esthétique général de cette quatrième génération du Beethoven barenboimien : pour celui qui porte un regard distant sur le parcours de l’interprète, cela paraîtra convenu et sans intérêt ; pour celui qui y a toujours été attentif, l’observation revêt un caractère inattendu, et stimulant. Non seulement quant à l’appréciation du pianiste comme tel, mais du regard qu’il continue d’aiguiser – le nôtre – sur l’un des corpus fondamentaux de la culture occidentale. Dans la Hammerklavier notamment, c’était le conflit latent et souvent évité entre l’achèvement grandiose et l’esthétique du fragment qui était exhibé, avec une rare subtilité. Jusqu’au bout de la Waldstein, c’est l’impossible compromis entre héroïsme et quotidien, entre geste sauvage et idéaux formels, qui est assumé comme étant celui du texte même, et rendu en une synthèse personnelle.