Le Théâtre des Champs-Élysées affichait complet pour les deux soirs de ce Requiem de Verdi avec Daniele Gatti à la tête du National de France. Un succès public qui va à rebours des mauvais chiffres de fréquentation des salles, en cette rentrée 2022 marquée par la nouvelle vague covid et les annulations en série. Que le public ait en masse accouru pour l’événement en dit long sur le désir de musique, mais sans doute plus encore sur la popularité d’une œuvre qui est avec la IXe de Beethoven et peut-être la Symphonie Résurrection de Mahler, est l’une des plus prisée du grand public, au-delà des mélomanes habitués. Voir une salle pleine et surtout un tel succès réchauffe le cœur après les périodes sinistres que nous avons passées.
Voici donc un Requiem qui fait du bien aux corps et aux âmes, avec un plateau inhabituel qui présente des interprètes aux individualités de cultures vocales d’horizons différents, comme Marie-Nicole Lemieux et Michael Spyres venus du baroque, tandis qu'Eleonora Buratto et Riccardo Zanellato sont de purs produits de l’école de chant italienne.
Le ténor Michael Spyres qui en ce début février s’essaie à Verdi, et aussi à Wagner (à Lyon le 13 février dans l’acte II de Tristan) est connu pour ses interprétations baroques, belcantistes, et aussi pour sa maîtrise du style français, et notamment Berlioz. De fait, il aborde la partie de ténor en contournant grâce à sa technique bien connue, certains changements de registres trop exposés, avec une ligne générale qui assume parfaitement de beaux atours étonnamment clairs et des ornementations qui masquent certaines difficultés dans son Ingemisco. Il joue de sa technique, et de son immense musicalité, pour varier la couleur de la voix et jouant sur une palette technique surprenante dans ce type de répertoire, comme par exemple, l'utilisation de la voix mixte qui, dans Hostias, menace de rompre l'équilibre, mais l'ensemble retrouve une stabilité avec les interventions de Marie-Nicole Lemieux et Riccardo Zanellato. Actuellement, le chant verdien est souvent marqué par l’influence du vérisme, et regarde vers un expressionnisme un peu exagéré (pas seulement le chant verdien, mais aussi le bel canto, hélas), avec Spyres, nous retournons vers une manière de chanter, plus légitimement appuyée sur les temps qui précèdent et non ce qui va suivre… Et c’est heureux, même si cela peut apparaître à certains incongru. Il y a des couleurs presque berlioziennes dans cette manière de d’aborder la partie et ce n’est pas forcément un contresens…
Marie-Nicole Lemieux a depuis quelques temps mis ses moyens importants et sa présence, voire son aura au service d’un répertoire plus large, alternant récitals et concerts, et représentations lyriques qui vont de Radamisto de Haendel à Carmen ou Dalila. Sans atteindre la force dramatique et presque prophétique d’une Garança, stupéfiante dans la partie de mezzo du Requiem de Verdi, elle met au service d'une incarnation très lyrique et opératique, un spectre large, alliant des graves très sonores et magnifiquement timbrés – bienvenus dans cette œuvre et des aigus assurés, mais un peu mats, avec une émission cependant pas toujours homogène mais bouleversante de vie et d'humanité comme en témoignent son Liber Scriptus et le Lux aeterna. Sa manière d’exprimer ce texte et cette œuvre montre une technique cultivée auprès d’œuvres antérieures, et rappelle que la culture baroque survit aussi dans celle du bel canto, ce qu’on a beaucoup oublié ces dernières années en installant le bel canto et Verdi dans l’antichambre du vérisme…
À l’opposé de cette tradition, Eleonora Buratto, devenue en quelques années l’un ses sopranos les plus sûrs et les plus en vue en Italie, montre une technique impeccable, avec un instrument affirmé et volontaire, projetant les aigus avec une concentration et un contrôle qui rendent audibles à certains moments le recueillement et la spiritualité à d’autres les refus humains de la mort. Sûre de ses aigus, elle a un peu tendance à les projeter quelquefois un poil trop fort. C’est l’exemple d’une chanteuse qui a pris soin de cultiver ses aigus et moins travaillé les graves, alors qu’elle pourrait mettre plus résolument sa technique au service de la sensibilité et être par exemple une mozartienne exemplaire. Elle s’est hélas lancée récemment dans Aida, ce qui est une erreur car ses qualités la destinent plus sûrement à cette étape de sa carrière à tout le répertoire qui précède.
Il reste que ses interventions illuminent notamment l'Offertorio, particulièrement émouvant. Montrant une intériorité qu’elle n’affiche pas toujours avec cette acuité, elle fait du Libera me une prière ardente et passionnée et dans ses dernières interventions presque murmurées et vibrantes, elle fait ressentir, notamment dans le deuxième concert, l’angoisse toute humaine au seuil du jugement.
Riccardo Zanellato est actuellement l’un des rares basses de référence de la péninsule avec Roberto Tagliavini, si l’on excepte un Michele Pertusi d’une autre génération qui reste encore aujourd’hui un immense artiste (encore un chanteur qui s’est frotté au belcanto et dont la technique a permis d’aborder ensuite une palette bien plus large du répertoire). Zanellato a semblé un peu en sous-régime le premier soir, mais bien plus en voix le second soir. Même si ce n’est pas un chanteur de la concentration intérieure ou de la méditation, il réussit à colorer d'un grain dense et abrupt la surprise immobile du Mors stupebit, formidablement mis en scène par Verdi, après les déchainements du Dies Irae, mais aussi dans la complainte du Lacrymosa qui achève de manière bouleversante l’ensemble du Dies Irae.
Daniele Gatti maîtrise ce chef d'œuvre avec une proximité d'âme qui confère à son interprétation la dimension d'une profession de foi. Dirigeant comme toujours sans partition, le chef milanais impose un rythme et une hauteur de vue qui confère à l'écoute la valeur d'une expérience. Ici pas de grand spectacle, ici rien de superficiel. Dès le départ règne la concentration et la profondeur. Et par conséquent au placard également, la démonstration de force et la motricité élégiaque qui confond la foi et le sulpicien.
L’abord est même surprenant, avec une certaine rudesse, une confrontation sans fioritures, comme devant un temple aux colonnes doriques, posées à même la terre, dans une sorte de nudité qui frappe, avec ces silences prolongés qui plongent dans la méditation. Une vision assez janséniste en somme, loin du décoratif. La nécessité d'étendre l'espace acoustique, toujours délicate en raison de la sécheresse du Théâtre des Champs-Élysées, et peut-être un peu trop réduit pour une telle œuvre, justifie encore plus la disposition des quatre groupes de trompettes du Tuba mirum en hauteur dans les étages et à l'arrière, à la corbeille, qui est désormais le cas dans la plupart des exécutions aujourd'hui et quels qu'en soient les lieux.
Le jeu des contrastes est fort, et Gatti refuse toute concession au décoratif, laissant entendre un Verdi qui est toute spiritualité, mais pas forcément toute religiosité. Ce qui émerge ici, c’est en premier lieu malheur et la petitesse de l’humain encore vivant (comme le souligne le critique italien Franco Abbiati), ses angoisses, ses regards apeurés au bord du gouffre et de l’inconnu, ses doutes aussi et donc les contradictions entre la solitude devant l’inconnu et la foi et ses certitudes. On est proche d’un pari pascalien, d’un « pressentiment d’éternité » comme le disait le musicologue Henry Prunières…
C’est une interprétation presque janséniste, et ne se perdant ni en splendeurs ni en dorures romaines. D’où certains moments où les sons étonnent dans leur rudesse, leurs aspects heurtés, au bord de rupture de tonalité, offrant une version particulièrement originale (qui n’est pas sans évoquer Berlioz à certains moments) et inconfortable de l’œuvre qui a pu frapper les uns, étonner les autres et décevoir quelques rares auditeurs.
L'Orchestre National trouve sous la direction de son ancien directeur musical le juste équilibre entre la théâtralité et spirituel, donnant à l'ensemble du Dies Irae moins l'allure d'un spectaculaire tableau vivant que la manifestation véhémente de la peur de la mort et de la transcendance. Les cuivres et la percussion accentuent la couleur tragique, faisant vibrer sans concession une atmosphère déjà assombrie par l'introduction Requiem-Kyrie chantée et murmurée quasiment sotto voce. Ailleurs on reste surpris de la limpidité du rendu, comme l’extrême délicatesse des violons dans le Sanctus, sorte de soupir à peine perceptible et littéralement bouleversant, qui se poursuit dans ce moment de recueillement qu’est l’Agnus Dei, ou la flûte conclusive si délicate du Lux Aeterna. Ailleurs certaines interventions instrumentales notamment des bois (remarquables) qui sonnent presque sarcastiques, comme si étaient soulignées notre misère et notre perdition dans le libera me, peut-être le plus intense moment orchestral, moment de vie « intensifiée par la mort », comme l’avait écrit encore Prunières.
Pour des raisons liées aux aléas de la crise Covid, le Choeur de Radio France fait cause commune avec le Chœur de l'armée française, superbement préparés par Alessandro di Stefano et Aurore Tillac. On admire l'impact et la cohésion de ces forces chorales, contraintes à chanter en fond de scène avec masques et distances sanitaires. Tous investissent le texte avec engagement et vigueur, capable d'alterner dans le Sanctus, la projection tellurique des premiers accords avec la légèreté des entrées fugato. On se met à rêver d’un lieu plus vaste, plus aérien, où « le temps devient espace ».
Une soirée à marquer d'une pierre blanche.
Et oui !
Certainement mon plus fervent et terrible Requiem de Verdi depuis Guilini .
Oui ce fut un grand Requiem de Verdi en dépit de nombreuses imperfections orchestrales dont le grand Gatti n’était pas responsable.Je retiens surtout l’émotion du public qui remplissait la salle,y compris dans les places totalement invisibles.Besoin de musique évident et quelle musique !