« James McNeill Whistler (1834–1903),
Chefs‑d’œuvre de la Frick Collection, New York »

Musée d’Orsay, Niveau 9, Salle 9. Du 8 février au 8 mai 2022

Commissariat : Paul Perrin, conservateur peinture
Scénographie : Agathe Boucleinville et Antoine Rousseau

Catalogue relié, 160 pages, par Paul Perrin et Xavier F. Salomon, directeur adjoint de la Frick Collection, Rmn – Grand Palais, 25 euros. ISBN 978–2‑35433–335‑5

Visite de l'exposition le lundi 7 février, 14h30

Profitant de la fermeture pour travaux de la Frick Collection de New York, le Musée d’Orsay propose cet hiver une « Présentation exceptionnelle » consacrée à Whistler. En une vingtaine d’œuvres (peintures, dessins, gravures), cette exposition permet de parcourir la quasi-totalité de la carrière d’un artiste qui fut un peu français, beaucoup anglais, et pas du tout américain.

Whistler, peintre américain, voire archi-américain ? Faux, archi-faux. Whistler, peintre impressionniste ? Rien n’est moins sûr. L’exposition que propose le Musée d’Orsay à partir du 8 février, si modeste qu’elle soit en quantité – vingt-deux œuvres présentées dans une seule salle du rez-de-chaussée –, permettra peut-être de dissiper quelques-unes de ces idées reçues, si elles persistaient encore après la grande rétrospective auquel l’artiste avait eu droit dans ce même établissement en 1995.

James Abbott McNeill Whistler : Arrangement en gris et noir n° 1, ou la mère de l’artiste (1804–1881), 1871, huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Certes, Whistler est né dans le Massachusetts en 1834, mais une fois atteint l’âge adulte, il ne remit plus jamais durablement les pieds aux Etats-Unis. Sa réputation de peintre exaltant les valeurs des pères fondateurs de la nation américaine est d’autant plus ironique qu’il ne soucia jamais beaucoup de morale, et encore moins de puritanisme, mais elle repose sur un malentendu autour de ce qu’il considérait lui-même comme son chef‑d’œuvre, et que la France lui acheta en 1891 pour une somme modique : La Mère de l’artiste (1871), qui s’appelle réellement Arrangement en gris et noir n° 1. Dans ce double titre réside toute l’ambiguïté de la réputation posthume de Whistler. D’une part, un sujet classique, pris pour une expression suprême d’amour filial, la dame toute de noir vêtue incarnant la Mère américaine sublime de dévouement, dont les seuls bijoux sont les enfants ; d’autre part, une toile qui est en quelque sorte une préfiguration de la parole fameuse de Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Avec ses titres musicaux (Nocturnes, Symphonies, Harmonies, Variations, Arrangements…), Whistler obéissait à cette autre devise, britannique, énoncée par Walter Pater : « All art aspires to the condition of music », autrement dit, une aspiration à l’abstraction, ou du moins à s’affranchir de la contrainte du sujet anecdotique, qui dépasse les ambitions du premier impressionnisme.

S’il ne fut donc pas un peintre américain, Whistler voulut d’abord être un peintre français, et c’est à Paris qu’il débarqua en 1855 pour tenter d’y faire carrière. Qui était alors le principal représentant de l’avant-garde ? Courbet, et c’est sous l’égide du réalisme que le jeune Américain fit ses premières armes. L’exposition du Musée d’Orsay, qui repose sur le prêt de dix-neuf œuvres de la Frick Collection (prêt exceptionnel car ce musée new-yorkais est actuellement en travaux), complète le parcours avec les trois Whistler appartenant aux collections nationales françaises, et il se trouve que le Musée du Luxembourg reçut au début du XXe siècle une très pâteuse Tête de vieux fumant une pipe peintre vers 1859, quand Whistler était encore sous l’influence de Courbet. Ce réalisme, Whistler s’en éloignera très vite, dès qu’il aura quitté Paris pour Londres, mais il saura y revenir de temps à autre, quand le besoin s’en fera sentir.

James Abbott McNeill Whistler : Symphonie en gris et vert : l’Océan, 1866, huile sur toile, New York, The Frick Collection © The Frick Collection, photo Joseph Coscia Jr

 

A Londres, Whistler se tourne vers une autre avant-garde, sans rapport avec la France. S’il a des contacts avec les survivants du groupe pré-raphaélite en pleine décomposition, il admire surtout les premiers maîtres de l’Aesthetic Movement, et notamment Albert Moore, dont il imite les compositions symbolistes mélangeant le néo-grec au japonisme naissant. En Angleterre, Whistler se laisse fasciner par l’eau de la Tamise, d’abord sur un mode réaliste à la Courbet, puis très vite sous la forme de japonaiseries transformant les ponts londoniens en structures dignes de Hokusaï ou de Hiroshige, comme l’illustre bien une autre œuvre appartenant au Musée d’Orsay : Variations en violet et vert : Chelsea (1871). Cette peinture au format d’estampe, où les élégantes britanniques ont une silhouette de geisha, montre l’épuration progressive du motif fluvial. En 1866, au cours d’un voyage au Chili, Whistler avait peint sa Symphonie en gris et vert : l’Océan, conservée par la Frick Collection, où l’on devine les premiers pas, encore freinés par quelques détails anecdotiques, vers ce qui deviendra quasiment une abstraction à la Rothko, quand l’eau de la Tamise ne sera plus qu’une masse bleue surmontée du bloc différemment bleu du ciel. Seul ce type de paysage londonien manque à l’exposition pour que soient représentées toutes les grandes étapes de la carrière du peintre.

James Abbott McNeill Whistler : Symphonie en couleur chair et rose : portrait de Mrs Frances Leyland, 1871–1874, huile sur toile, New York, The Frick Collection © The Frick Collection, photo Joseph Coscia Jr

Dans les années 1870, devenu un des maîtres de l’Aesthetic Movement, Whistler travaille notamment pour un industriel originaire de Liverpool, Frederick Leyland, qui lui commande des portraits de toute sa famille. La Frick Collection détient celui de Mrs Leyland, qui pose dans l’atelier de l’artiste (mur rose pâle, branche de cerisier en fleurs, tapis orné de frises grecques qui aurait pu servir, quelques décennies plus tard, de costume à une nymphe imaginée par Léon Bakst pour les Ballets russes), vêtue d’une robe d’intérieur également conçue par l’artiste, tea-gown déstructurée et parsemée de fleurs artificielles, Symphonie en couleur chair et rose (1874). Des repentirs visibles laissent deviner que le peintre ne la considérait peut-être pas comme tout à fait achevée, mais la rupture survenue avec son commanditaire lors de « l’affaire » de la Peacock Room ne lui permit pas d’aller plus loin ; chargé d’en décorer les volets, Whistler avait profité en 1876 de l’absence du maître des lieux pour recouvrir de bleu de Prusse le précieux cuir de Cordoue dont la pièce était tapissée, et Leyland n’avait pas du tout apprécié (en 1877 devait éclater le scandale de son Nocturne en noir et or, vision quasi abstraite d’un feu d’artifice et dénoncée comme imposture par Ruskin, l’affaire allant jusqu’à procès).

L’exposition offre deux autres portraits, beaucoup plus sombres, mais utilisant le même format en hauteur, peut-être inspiré des estampes-piliers japonaises : celui de Rosa Corder (Arrangement en brun et noir, 1879) et celui de Robert de Montesquiou (Arrangement en noir et or, 1892), qui participe à sa manière aux commémorations proustiennes de l’année 2022. On regrette que le Musée d’Orsay n’ait pu accueillir le quatrième portrait que possède la collection Frick, le somptueux Harmonie en rose et gris : Portrait de Lady Meux (1882). Heureusement, une autre facette du talent de Whistler s’y révèle avec la série de douze eaux-fortes vénitiennes commandée par la Fine Art Society de Londres en 1879. Contraint d’offrir une vision reconnaissable de la Sérénissime, l’artiste y renoue avec un certain réalisme et s’aventure dans les recoins moins fréquentés de la ville. Trois superbes pastels réalisés à la même époque cherchent à évoquer les reflets et les ombres de Venise.

James Abbott McNeill Whistler : Le Cimetière : Venise, 1879, pastel et traces de dessin au crayon graphite sur papier teinté brun, New York, The Frick Collection © The Frick Collection, photo Joseph Coscia Jr

Un ultime malentendu à dissiper : si Henry Clay Frick acquit un bel échantillon de la production de Whistler, on n’aura garde de le confondre avec son compatriote Charles Lang Freer, qui légua à son pays une impressionnante collection de maîtres américains où Whistler est particulièrement bien représenté, et acheta notamment, au début du XXe siècle, la fameuse « Chambre des paons », désormais visitable à Washington.

Catalogue relié, 160 pages, par Paul Perrin et Xavier F. Salomon, directeur adjoint de la Frick Collection, RMN – Grand Palais, 25 euros. ISBN 978–2‑35433–335‑5

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © The Frick Collection, photo Joseph Coscia Jr
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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