Pierre Henry (1927–2017)

Dracula, ou la musique troue le ciel (2002)

Arrangement pour orchestre sonorisé et orchestre de hauts-parleurs écrit par Othman Louati et Augustin Muller
Création le 1er Juin 2017, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris

Maxime Pascal : direction musicale
Florent Derex : projection sonore
Pierre Favrez : informatique musicale

Le Balcon :

Claire Luquiens et Charlotte Bletton : flûtes
Alice Caubit et Ghislain Roffat : clarinettes
Édouard Guittet et Alexandre Fauroux : cors
Henri Deléger, Matthias Champon et Florian Varmenot : trompettes
Adrian Salloum et Thibault Lepri : percussions
Mathieu Adam, Maxime Delattre et Vincent Radix : trombones
Emilien Courait et Maxime Morel : tubas
Héloïse Dély : contrebasse
Alain Muller : piano

Dj set Jacques

Carte blanche hommage à Pierre Henry

En collaboration avec L’Aéronef

Lille, Opéra, vendredi 19 janvier 2024, 20h

Dracula revient pour deux soirées à l'Opéra de Lille, fresque monumentale signée Pierre Henry (1927–2017) conçue comme un film sans image, convoquant un orchestre de percussions et d'instruments à vents dialoguant avec une bande électronique diffusée en temps réel. Segmentée en 8 épisodes, cette petite heure de musique avait été écrite à l'origine pour la seule électronique, avant que le collectif du Balcon et son chef Maxime Pascal ne confient au compositeur Othman Louati et Augustin Muller un arrangement pour orchestre (discrètement sonorisé) et orchestre de haut-parleurs. La seconde partie de la soirée est confiée aux bons soins de DJ Jacques pour une aimable démonstration sonore en forme de DJ set.

Créée en 2017 au Théâtre de l'Athénée, cette libre adaptation du Dracula de Pierre Henry est le fruit d'une collaboration entre le collectif du Balcon, le compositeur Othman Louati et le réalisateur informatique et musicale Augustin Muller. Le chef Maxime Pascal est à l'origine d'un projet visant à imaginer une version mixte d'une œuvre prévue pour électronique seule. Passant du domaine de l'acousmatique pure à celui d'une partition pour effectif instrumental et bande, ce Dracula se veut spectacle total et immersif. Œuvre tardive (2002) dans le catalogue de Pierre Henry, elle correspond à une période où le héraut de la musique électronique redécouvre les vertus du collage de références musicales après avoir été un précurseur de longue date dans l'exploration de la matière sonore comme objet unique et musique dite "concrète". Rien ici du choc du geste originel de la Symphonie pour un homme seul (1950), de l'invention du Voile d'Orphée (1953) ou de la Messe pour le temps présent (1967).

Les instruments acoustiques mêlent leur sonorité à celle des bandes magnétiques diffusée sur les haut-parleurs intercalés entre les pupitres. L'effectif est placé frontalement au public sur une estrade qui les présente sur plusieurs niveaux verticaux. Les instruments à vents sont majoritaires, à l'exception d'un piano placé en hauteur avec deux groupes de percussions de part et d'autre de lui. Les cordes se cachent dans une partie électronique où dominent les citations d'un autre grand compositeur et vampire des sons : Richard Wagner. Différents extraits du Ring tiennent lieu de palette sonore dans laquelle Pierre Henry puise à volonté pour tisser un portrait à la fois abstrait et expressif autour d'un personnage dont le nom sert de titre et de signature.

Qui est ce "Dracula" ? Inévitablement, le nom évoque une large gamme d'images cinématographiques, de Murnau à Herzog en passant par Béla Lugosi. Ce déploiement référentiel n'est évidemment pas étranger à la démarche de Pierre Henry qui fait entendre ici davantage une abstraction qui stimule l'imaginaire plus profondément qu'une simple narration comme dans le roman de Bram Stocker. On exploite ici les replis mystérieux du sous-titre que Murnau donnait à son Nosferatu : eine Symphonie des Grauens (une symphonie de l'horreur). La matière cinématographique est de toute évidence le vecteur central de cette partition, invitant à écouter et par la même occasion "voir" ce qui remonte à la surface mémorielle et onirique. Sur ce plan, la musique de Wagner, mieux que l'opéra Der Vampyr de Heinrich Marschner, invite idéalement à générer un univers renvoyant à l'invention du son et celle du cinéma. L'auditeur est ainsi plongé dans l'évocation d'un film "sans image" qui s'accompagne du principe d'une narration elle-même "sans histoire", faisant ironiquement mentir ce titre de " Dracula ou la musique troue le ciel", un brin grandiloquent et prometteur.

On pense au premier abord à la citation de Baudelaire décrivant cette musique qui "creuse le ciel" mais les canines sanguinolentes du prince de Transylvanie renvoient également à un symbolisme plus sexuel et psychanalytique. La morsure de la musique (en l'occurrence, celle de Wagner) renvoie à son pouvoir de séduction, son charisme hypnotique et sa capacité à contrôler les forces psychiques inconscientes qui influencent le comportement humain. Personnage de l'ombre et du mal, Dracula n'a pas besoin d'un vaste et complexe déploiement sonore pour apparaître dans l'imaginaire de l'auditeur. Il suffit pour cela de l'écho répété d'un personnage marchant sur des pavés, l'évocation d'un château où les cris et les soupirs se perdent dans les couloirs…

Cette présence un peu étrange et exagérée du personnage de Dracula laisse entendre la façon dont Pierre Henry est vampirisé par Wagner et, à son tour, le vampirise en prélevant dans son Anneau du Nibelung des éléments qu'il assemble au fil des huit épisodes de son "film sans image". Ce faisant, il joue avec une distance plus ou moins grande entre la citation et sa signification comme au tout début avec les rires sarcastiques d'Alberich qui vient de voler l'or aux Filles du Rhin et se referme au seuil du Walhalla inauguré par Wotan. Les deux personnages clés de la Tétralogie servent de caractères pivots entre lesquels se place la figure de Dracula – séducteur et assassin. On notera pendant cette quasi heure de musique, l'absence significative de voix chantées, réduites aux gémissements des Filles du Rhin et les cris des Nibelungen, manifestations informes et "sans paroles" de voix choisies uniquement pour leur effet de tension dramatique.

L'introduction est remarquable le plan de la concentration et de la fonction des éléments : Aux éclats de rire d'Alberich succède le thème de l'arc-en-ciel, les cris des Nibelungen, le bruit des pas, le prélude de Siegfried, le thème de Fafner et deux notes descendantes d'un appeau imitant un oiseau à l'allure de chouette nocturne. Peu d'électronique dans ce paysage à la Brueghel, si ce n'est quelques bidouillages rappelant l'antique connexion modem 56K zébrant les longues phrases lancinantes et sombres du prélude de Siegfried donné quasiment en intégralité. L'irruption du prélude de la Walkyrie rompt cette unité dans l'épisode 3, mixée avec les accents d'une voix nasillarde et démoniaque à laquelle succède un bourdonnement parasite de mouches et des oiseaux métalliques qui jacassent. Le contraste est surprenant quand, juste après, sur les langueurs du Voyage de Siegfried sur le Rhin crépite les éclats d'un feu de bois moins bûcher de Brünnhilde que simple foyer…

Pierre Henry exploite sans surprise la formidable succession des plans sonores de la remontée du Nibelheim dans l'épisode 5 mais c'est surtout dans les deux derniers volets qu'il déploie toute l'inventivité de son art, étirant de longues secondes le premier accord de Götterdämmerung en y ajoutant un pépiement d'oiseaux tandis que la ligne sombre des contrebasses se multiplie en échos réverbérés entre jungle équatoriale et forêt obscure tandis que roule la mélodie obsédante du Voyage sur le Rhin. La scène se termine Siegfried découvrant Brunnhilde endormie – scène éminemment draculesque… Mais c'est le sommeil du dragon Fafner qui revient, imperturbable malgré les cris des victimes, le rire démoniaque et les pas qui résonnent à nouveau… et cette fin en suspension sur les dernières notes précédant l'entrée de Wotan au moment où il découvre son Walhalla. Officiant par une gamme volontiers théâtrale de gestes larges et puissants, Maxime Pascal donne à l'entreprise une carrure qui vient pallier l'absence d'une certaine forme de mise en scène ou, du moins, de l'idée qu'un tel projet pourrait s'ouvrir à une scénographie ou bien à une création vidéo…

Pierre Henry a largement contribué à penser une musique "futuriste", collaborant avec Pierre Schaeffer pour mettre au point des procédés techniques de composition maintenant largement standardisés. Sa musique est désormais passée dans un domaine "public" environné par l'art du sampling, du remix et de l'"extended mix". Les jeunes générations ont redécouvert cette musique dans les années 1990, consacrant Pierre Henry comme le nouveau "pape" de la techno à la suite des albums Métamorphoses (1997) et Psyché Rock Sessions (2000). En 1997 notamment, le compositeur cède à l'envie de "ripoliniser" un de ses tubes sous la forme d'une Fantaisie Messe pour le temps présent…

En confiant les clés de la seconde partie de la soirée au format de DJ set, les organisateurs visaient l'objectif de réunir dans un même événement deux publics sensiblement différents. Objectif en partie atteint, si l'on s'en tient au succès de billetterie mais un peu moins si l'on considère que le lieu opéra vient inévitablement connoter le concert techno par le fait que le public écoute assis dans un fauteuil une musique faite pour des salles où il réagit plus librement et plus physiquement. Invité par Le Balcon, Jacques déploie sur scène les éléments d'une musique composée en temps réel sur une étrange et spectaculaire console reliée à des enceintes et tout un système de tubes lumineux qui réagissent aux impulsions de sa voix. Sur une série d'écrans, il fait défiler des extraits vidéos de quelques secondes qui agissent à la fois comme stroboscope et stimulus doublant les nappes de sons faites de bruits d'objets familiers et insolites. Captés par un micro et immédiatement samplés et modifiés, ces bruits sont assemblés et interagissent dans les boucles mélodiques qu'il fabrique en temps réel devant le public. Dracula disparaît sans qu'on y prenne garde dans ce sympathique mélange de pop et de techno aux allures de showcase déjanté et démonstratif…

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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