Le programme À la recherche de Pierre Henry synthétise en trois ballets les chapitres d’une formidable collaboration entre Maurice Béjart et Pierre Henry disparu en 2017. En s’appuyant sur une synthèse hybride composée de danse, de musique, de poésie et de théâtre, les deux immenses créateurs n’ont cessé d’élargir, avec une inlassable énergie, les termes de la définition de l’art total.
Au regard et à l’écoute de ces œuvres qui provoquent encore une étrange délectation, j’ai immédiatement pensé à d’autres grandes cristallisations artistiques que furent celles de George Balanchine et d’Igor Stravinsky, de Merce Cunningham et de John Cage ou encore d’Anne Teresa De Keersmaeker, formée à l’École Mudra, et de Thierry De Mey. Quel dommage que ces collaborations se fassent si rares aujourd’hui…
Pierre Henry, père des musiques électroniques mais aussi idole des jeunes générations et des DJs disait avoir eu deux explosions dans la vie : « enregistrer un son, et ensuite que Maurice Béjart en fasse quelque chose »((Pierre Henry)). L’histoire nous dira combien fut riche, forte et émotionnelle sa collaboration avec Maurice Béjart, de Variations pour une porte et un soupir à ce sommet qu’est la Messe pour le temps présent créée en 1967 dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon. Une œuvre magistrale qui avait bousculé les spectateurs et les amateurs de ballet classique mais aussi préfiguré l’explosion de 1968.
Ces propos de Pierre Henry qui a fait du studio un instrument de musique, définissent bien l’homme et l’artiste : « Les compositeurs travaillent avec des sons à tout faire, l’équivalent des notes de musique. Moi, je n’ai pas de notes. Je n’ai jamais aimé les notes. Il me faut des qualités, des rapports, des formes, des actions, des personnages, des matières, des unités, des mouvements ». ((Pierre Henry))
Improvisations ouvre le spectacle. À partir de la structure dramatique conçue par Maurice Béjart en 1965 pour Variations pour une porte et un soupir, « une pièce sans chorégraphe où il n’y a que des danseurs » ((Maurice Béjart.)), Gil Roman met en scène 7 danseurs, 2 percussionnistes et 15 morceaux à danser ou plutôt à improviser. Une recréation en quelque sorte.
Selon un système de tirage au sort, les sept beaux danseurs s’alternent dans des improvisations qui transcendent les bruits du quotidien et les aléas de la vie. Les deux excellents percussionnistes de Citypercussion – Thierry Hochstätter et jB Meier – font des propositions spontanées sur le concept développé par Pierre Henry pour les Variations pour une porte et un soupir : une « analyse objective des gestes les plus simples de l’expressivité humaine. Des soupirs soufflés ou chantés explorent le sensible de l’activité mentale ou corporelle d’un être humain au cours d’une journée ou d’une vie entière, un retour à des sources brutes ayant un pouvoir de communication immédiate. » ((Pierre Henry.))
Si la mise en scène de Gil Roman est habile, l’état de rencontre propre à l’improvisation n’a malheureusement pas lieu. En privilégiant trop l’esthétique, les danseurs.ses oublient l’attitude d’écoute, de présence à l’instant, d’ouvertures possibles propres aux techniques d’improvisation. Mais s’agissant de danseurs classiques et néo-classiques, peut-on leur reprocher ce goût prononcé pour la forme gestuelle et le procédé de composition ? Non même si l’occasion était trop belle que de pouvoir transcender les sonorités de Pierre Henry et des deux percussionnistes en fulgurances de l’instant présent.
Il faudra attendre le sublime solo La Porte, toujours issu des Variations pour une porte et un soupir, pour que s’ouvre la grande maison des sons ((La « maison des sons » : située dans le quartier de Picpus à Paris, Pierre Henry s’y est installé pour en faire son laboratoire musical. Il y a créé plus de 200 oeuvres et donné régulièrement des concerts privés.)) et des gestes de Pierre Henry et de Maurice Béjart. Sous nos regards médusés, le jeune et prodigieux danseur sud-africain Leroy Mokgatle reprend sur pointes le solo culte chorégraphié sur Maïna Gieguld en 1970. Une idée de Gil Roman qui en confiant le solo à un homme pour la première fois, pose la question de l’identité. Aucunement perturbé par la musique de Pierre Henry qualifiée de « bloody awful noise » par Maïna Gieguld, Leroy Mokgatle nous offre six minutes de pure grâce et de perfection technique. Le dépouillement absolu de la scène rend l’image de ce danseur encore plus lisible et forte.
Pour clore cet hommage à Pierre Henry, la fameuse Symphonie pour un homme seul considérée comme l’expérience zéro de la musique dite concrète.
Créé à l’enseigne du Ballet de l’Étoile en 1955, dans un style qui mêle néoclassicisme et dynamique expressionniste, ce ballet est à l’origine du monde de Maurice Béjart. Si les influences de Birgit Cullberg (Médée, 1951) ((Sur une musique de Béla Bartók. Maurice Béjart, qui a 24 ans, y interprète le rôle de Jason.)) et de Roland Petit (Le Jeune Homme et la Mort, 1946) se ressentent encore, le germe de ses futurs ballets est bien là.
Le concept musical en dix mouvements inventé par Pierre Henry et Pierre Schaeffer, est fondé sur le type de sons qu’un homme solitaire pourrait entendre. C’est d’ailleurs sur l’image d’un homme seul en scène, désespéré et esclave de ses propres limites, que la pièce s’ouvre. Mattia Galiotto qui a des faux airs de Maurice Béjart, le créateur du rôle, est un interprète touchant et convaincant. Mais quand apparaît La Femme, incarnée par Mari Ohashi, nous pénétrons un paysage fascinant et kafkaïen. Expressive, la sexualité à fleur de peau, la danseuse japonaise nous touche de plein fouet. Au-delà d’être la résonance parfaite de l’univers de Pierre Henry, elle est la digne héritière des grandes danseuses béjartiennes.
Le Ballet du XXème siècle et le Béjart Ballet Lausanne ont toujours été la possibilité de découvrir des interprètes venus d’horizons variés. Les meilleures distributions des spectacles de Maurice Béjart ont toujours été les moins homogènes et donc les plus improbables. À la recherche de Pierre Henry est un spectacle passionnant qui nous montre bien le refus de l’uniformité et le goût pour la coexistence de styles variés qu’aimait tant Maurice Béjart. Et toutes les racines pures de son langage s’y trouvent.