Bach, Weinachtsoratorium, BWV 248, cantates n°1–3

Maria Keohane soprano
Anke Vondung mezzo-soprano
Jeremy Ovenden ténor
Stephan Loges baryton-basse

Vladimir Jurowski direction
London Philharmonic Orchestra
London Philharmonic Choir

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 17 décembre 2017

Bach est parfois servi en demi-portions au TCE. On se souvient de l’intégrale des sonates et partitas de Julia Fischer, contrainte de se restreindre à une sonate et deux partitas. L’Oratorio de Noël cru Jurowski était bien monté intégralement (et vient d’être donné comme tel à Londres), mais a été limité à sa première moitié pour sa traditionnelle venue parisienne d’avant les fêtes. On peut le regretter mais pas au nom de la compulsion intégraliste, qui ne se justifie pas vraiment pour ce lot de cantates qui possèdent chacune une autonomie non seulement formelle, mais d'accent sonore et de caractère expressif. Si l’on considère que jouer de la musique sacrée n’est tout de même pas exactement analogue à jouer de la musique profane, il est possible que dans le cas de BWV248 la parcimonie ne nuise pas, même pour une interprétation jouant sur le roboratif et la plénitude : interprétation sans nul doute contestable, mais défendue avec conviction, et fastueuse à tout le moins.

L’arrivée sur scène du London Philharmonic Choir ne laissait aucun doute quant à l’absence de compromis choisie par le chef : non contente de procéder avec un instrumentarium moderne, ces cantates seraient chantées façon Bach de grand-papa. Du moins, pour ce qui est de l’effectif – près de soixante-dix. Heureusement, le soin général apporté à l’articulation, au contrôle dynamique, au rebond même, sont bien plus proches des standards actuels, y compris et surtout dans les chorals, ou (l’exercice est semblable) dans les conclusions de chœurs, aux préparations cadentielles chirurgicales. Dans celui d’ouverture, Jurowski et ses forces vocales font beaucoup pour entamer le scepticisme, en abattant ses meilleures cartes d’entrée de jeu : la précision de phrasé d’une telle masse chorale est épatante, et s’appuie sur un tempo très mesuré à l’ancienne combiné avec une netteté, une puissance d’articulation (...auf, preise die Tag !) et une perfection d’intonation ultra-modernes –  le fugato sur Dienet dem Höschten mit herlisschen Chören est d’une rare perfection. Le résultat a de l’allure, à la fois solennel et d’un fort impact physique. On aimerait dire de vitalité rythmique : c’est presque le cas, mais les qualités de mobilité, de motricité  du chœur ne se retrouvent que partiellement dans l’orchestre, entièrement constitué d’instruments modernes (les flûtes sont tout de même en bois, heureusement). Les hautbois ont le trille un peu raide et mécanique, sans chaleur sonore, les dix violons sont disciplinés mais lisses, forcément métalliques par contraste avec un chant dont on attend qu’il soit appuyé par un jeu plus vert et bondissant. Il y a quelques années, Thielemann et la Staatskapelle de Dresde avaient donné une exécution proche dans l'esprit idiosyncratique et la splendeur chorale, mais avec davantage d'élasticité orchestrale. On se laisse en revanche séduire par le lustre dépaysant des trois trompettes d’harmonie, remarquables dans leur genre  et emmenées avec autorité par l’expérimenté Paul Benniston. Le trio sera en revanche plus décevant dans le finale de la première cantate, dont il est censé être l’âme de réjouissance : l’excès de legato et une certaine indifférence d’articulation fait peine-à-jouir ici. Benniston apportera le clou du spectacle en attaquant avec plus de panache, en bis, le choeur final de la sixième cantate, à ceci prêt que Jurowski avait prévu, lui, de le faire précéder du récitatif : effet comique garanti, qui cependant ne parvint pas, finalement, à distraire de ce congé très réussi et semblable dans l'esprit et la réalisation au chœur d’ouverture. En définitive, la seule composante de cette trame sonore sonnant selon l’habitude est la timbale sèche sans agressivité, toujours juste et intelligente de Simon Carrington, aussi discrètement brillant dans ce rôle de composition qu’il ne l’est usuellement dans le répertoire romantique.

La lourde responsabilité instrumentale de cet exercice repose bien sûr sur le violoncelle solo (Kristina Blaumane, dont on a déjà apprécié le talent par le passé). Celui-ci met toute la soirée un coeur certain à l’ouvrage, ne se cachant jamais et tentant en permanence de montrer à ses partenaires vocaux et instrumentaux une volonté d’avancée et de robustesse rythmique. Le problème est ici stylistique, le jeu étant entièrement conduit à la corde, et pas vraiment avec un archet léger. La dimension de danse, en un sens, est préservée par l’impulsion donnée aux autres cordes graves dans les choeurs et certaines arias, mais l’aspect rhétorique dans les chorals et surtout les récitatifs (bel et sobre évangéliste de de Jeremy Ovenden) est hélas neutralisé par ces coups d’archet traînant et dépourvus de jeux avec l’écho. Ainsi, dans l’aria Bereite dich, Sion, l’intensité mise sur chaque note contrarie plus qu’elle ne soutient la belle ligne de chant de l’alto Anke Vondung, et cette difficulté se retrouve à plusieurs endroits. Le scepticisme s’étend au chant aux interventions de la soprano de Maria Keohane, à l’angélisme très sucré (Und der Engel sprach zu inhen :…). Vondung est aussi à son affaire dans les grandes arias de la seconde (Schlafe, mein Liebster, genieße der Ruh', malgré des hautbois trop lisses) et de la troisième cantate (Schließe, mein Herze, dies selige Wunder), mais dans cette dernière c’est un problème de cohérence stylistique générale qui gâche quelque peu le plaisir, le violon solo de Kevin Lin couplant une recherche de phrasés raccourcis en vibrant, tandis que le violoncelle continue de jouer toutes les valeurs écrites… presque sans vibrer : la conviction ne manque chez aucun des protagonistes mais l’ensemble est exotique.

C'est dans la Sinfonia de la seconde cantate que Jurowski conjure les limites de son instrumentarium et de ses options stylistiques en créant une belle continuité expressive en son quintette, qui confère à la pièce une élégance au parfum un peu suranné, tirant les antiphonies et balancements caractéristiques vers l’oratorio haendelien, tel qu’on le joue encore dans la tradition philharmonique anglaise : hors toute considération stylistique, c'est un vrai climat authentiquement ressenti par les musiciens qui se crée, avec une communication puissante. C’est dans cette cantate que se trouvent une bonne part des points forts de cette interprétation hybride plaisante dans les limites de son étrangeté. Jeremy Ovenden est excellent dans son aria Frohe Hirten, eilt, ach eilet, très bien accompagné par la flûte solo de Juliette Bausor. L’émouvant choral Brich an, o schönes Morgenlicht frappe certes par une absence d’intimité par comparaison avec des ensembles spécialisés, mais s’impose “techniquement”, par sa splendeur sonore et sa plénitude d’expression, qui soigne à coup sûr le texte. Il en va de même, d’une autre manière, des récitatifs de Stephan Loges, qui sont un peu légers mais subtils et travaillés. Et surtout, certaines réalisations chorales sont spécialement admirables, notamment la virtuose fugue sur Ehre sei Gott in der Höhe, d’une lisibilité et d’une puissance étourdissantes. Les deux fascinantes strettes ralenties sur Friede au Erden y sont d’une incandescente beauté sauvage.

Si l’on peut douter qu’il ait une réelle vision de l’exécution de Bach par un orchestre généraliste aujourd’hui, on doit reconnaître à Jurowski, explorateur toujours pointu et exigeant des grandes fresques symphoniques modernes et romantiques, qu’il est en tout cas un grand chef d’oeuvres chorales, qui devrait faire le bonheur des Berlinois et du somptueux choeur du RSO. Sans atteindre la poésie miraculeuse de ses plus beaux concerts de décembre elyséens (inoubliables programmes Janacek-Dvorak-Bruckner et Rimski-Rachmaninov), celui-ci rappelait par son inachèvement orchestral et sa beauté chorale sa 9e de Beethoven (qu’il dirigera justement à Berlin pour le Nouvel An), à la morgue et aux saillances troublantes. Mais cette fois, inaltérable, insubmersible bonté de la musique oblige, dans une veine chaleureuse et gourmande, un brin bourgeoise, mais au moins généreuse.

Jurowski et le LPO répètent l'Oratorio au Royal Festival Hall (concert donné la veille de celui au TCE)
Avatar photo
Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici