Programme russe et particulièrement populaire pour ce retour du Philharmonique de Saint Petersbourg à Lucerne après trois ans d’absence, la seule pièce moins connue étant « Les trois merveilles », extrait du Conte du Tsar Saltan de Rimski-Korsakov, un magnifique opéra assez peu joué hors de Russie, d’ailleurs jamais jouée à Lucerne.
La composition du programme, ouvrant par cette courte pièce symphonique et close par Casse-Noisette est assez séduisante. La pièce initiale est sans doute idéale pour rentrer dans l’ambiance du concert, presque conçue comme une ouverture d’opéra, aux couleurs multiples, avec ses trompettes initiales, son jeu sur les bois, les percussions, et la richesse foisonnante de l'instrumentation qui le caractérise. C’est une musique que les musiciens sentent et connaissent, et l’on reconnaît le son compact de cet orchestre déchainé par leur chef désormais historique (en place depuis 1988) qui atteindra 80 ans en décembre prochain.
Le son compact, et en même temps velouté, et en même temps limpide, convient très bien à l’acoustique de la salle de Lucerne, sans jamais être clinquant, jamais trop démonstratif, sans jamais trop en faire en quelque sorte. Et le son produit était d’emblée impressionnant, voire stupéfiant de sensibilité, de puissance et pourtant de naturel.
Deuxième pièce du concert et évidemment morceau de bravoure, le Concerto n°2 pour piano et orchestre en ut mineur op.18 de Rachmaninov qui doit être un must des tournées de l’orchestre puisque lors du dernier passage du Philharmonique de Saint Petersbourg, le concerto n°2 était au programme mais avec Nikolai Luganski. La première surprise est qu’il est mené à un tempo certes fluide, mais rapide. La seconde surprise est qu'on s'en aperçoit à peine tant l'ensemble apparaît naturel. L’entente entre chef et soliste est absolue et les enchaînements se fondent dans un son global là aussi sans rien de démonstratif de la part du soliste, avec des moments qui sont des sommets.
Le début du second mouvement est un dialogue sublime entre piano, flûte et clarinette. Jamais le piano n’est prépondérant, sa fluidité, sa souplesse se mêlent à l’orchestre et notamment au jeu des bois : ce qui frappe dans cette interprétation c’est une « modestie » qui ferait du soliste une sorte d’instrument « de plus » dans l’orchestre, mais sans rien céder à virtuosité, avec un tempo toujours finalement très soutenu. Ce qui frappe c’est que les difficultés du jeu semblaient s’aplanir, et faire presque disparaître les nombreux pièges de la partition, et le jeu alterné avec l’orchestre donnait une couleur élégiaque (les cordes sublimes !) , mais jamais romantique : il n’y a aucun pathos dans cette approche, comme si Rachmaninov, qui on le sait sortait d’une crise grave, allait en s’apaisant : les dernières notes au piano sont à peine effleurées, comme un souffle.
Le troisième mouvement plus énergique et encore plus rapide, est vraiment éblouissant. Car si le mouvement lui-même est plus « dramaturgique » au sens où il y a une sorte de mise en scène non dénuée d’intensité. Redkin a joué l’ensemble sans jamais sembler virtuose : un art d’effacer les difficultés techniques, de ne pas les faire ressentir qui vraiment suscite l’admiration, avec ici une volonté d'y montrer un peu plus de tendresse et de sentiment, avec un jeu tressé avec l’orchestre qui laisse rêveur, comme pour produire un son unique, un son d’une clarté qui étonne, sans donner l’impression de puissance, mais de chair, d’humanité, de vibration rarement atteintes
Un ensemble prodigieux, une des plus belles interprétations de ce concerto entendues depuis longtemps surtout par l’incroyable lien entre orchestre et soliste, sculpté dans un naturel qui semble modeste et qui est au contraire complètement ciselé, travaillé, pour produire une perfection.
A la demande soutenue du public enthousiaste, Redkin concède un bis vertigineux de technique, l’étude-tableau n° 1 en ut mineur, op.39 de Rachmaninov dans la même tonalité que le concerto.
Pour clore la soirée, une Suite de Casse-Noisette op.71 de Tchaïkovski composée à partir de l’acte II par Temirkanov lui-même (et déjà donnée à Lucerne par ce même orchestre en 2001). Ces musiques si connues, en version symphonique, montrent le degré de raffinement extrême de l’orchestration de Tchaïkovski, et l’interprétation de Temirkanov toujours intense, laisse percevoir tous les niveaux de ce raffinement, tout en ménageant les moments dramatiques, et sans jamais surjouer, sans jamais exagérer, en laissant la musique se développer et s'écouler, sans aucune scorie alternant humour, tendresse, tension, et une insondable poésie : le pas de deux final est simplement sublime (ah, ces traits de flûte!). Une approche sensible qui à certains moments bouleverse l’auditeur.
Une fois de plus la surprise et le charme opèrent par le son si particulier, charnu, compact, d’une machine parfaitement huilée, rodée, dans son répertoire idiomatique, même rebattu, mais qu’on redécouvre, jamais ennuyeux. Une soirée exceptionnelle qu’on attendait un peu routinière vu le programme et qui a suscité un réel enthousiasme. La musique russe comme on l’aime parce qu’elle nous touche et nous pénètre par tous les pores.