Certes, avant cette réouverture totale, il y a eu le Östersjön Festival (Baltic Sea Festival) qui a ouvert le bal des retrouvailles mais dans des conditions bien particulières, un public de happy fews limité à 300 personnes pour un beau florilège soit, pour ce que l’on a pu en voir : la visite de l’ancien maître des lieux Salonen, en terrain conquis notamment pour une 2e de Sibelius qui jouait sur des effets un peu appuyés et un gros son, un beau Messiah de Haendel dirigé par Reinhard Goebel, somme toute assez classique.
Les affaires avaient repris, toujours en public limité, avec le retour de Daniel Harding en ses murs pour un riche double programme : Isabelle Faust pour le concerto pour violon de Schoenberg, ahurissant de merveilles sonores et la 4e symphonie de Brahms avec un Harding en pleine possession de ses moyens (il dirigeait d’ailleurs sans partition), poète en diable, sculpteur de sons et créateur d’ambiances, avec un orchestre rutilant au diapason. Nous étions bien au-dessus d’une remise en route ou d’une préparation de tournée, au programme de laquelle, bientôt au sud donc, la 4e de Mahler avec le jeune soprano suédois Joanna Walllroth qu’on avait découvert sur la même scène avec un Don Giovanni « confilmé » (lire le compte-rendu plus bas).
Que dire de ce programme, ô combien copieux, et allant plutôt au contraire des habitudes (Mozart en apéritif) ? On pourrait penser que, pour fêter le retour du public en jauge complète après une diète sévère de deux ans, il fallait mettre les petits plats dans les grands, oser l’alliance Mozart-Mahler, réunir les effectifs pleins de l’orchestre et du chœur. On verra qu’il n’en est rien et qu’une grande cohérence guide le programme.
L’Introït du Requiem donne la mesure de la tonalité de la soirée, avec des tempi larges, une infinie douceur, des cordes pianissimi et une Pretty Yende solaire : le Requiem est envisagé comme œuvre profane. Harding va nous baigner dans une richesse sonore, sculpter ses moments, nous livrer une émotion sensuelle et intellectuelle.
Le Kyrie est doux, peu fragmenté, mettant l’emphase sur le final.
La Sequence fait preuve du même mouvement de balancier, savamment équilibré par un Harding qui n’hésite pas à donner de la voix avec le chœur. Le Dies Irae accentue les ruptures avec des cordes graves qui se font cinglantes.
Le Tuba mirum expose le trombone solo (Tuba Mirum spargens sonum – La trompette répand étonnement ses sons), souple et clair introduisant le quatuor de voix solistes.
C’est une belle équipe, très homogène, avec des voix plutôt légères, privilégiant la ductilité de la voix, la fluidité.
On apprécie les cordes en apesanteur, comme ces alto légers sur lesquels se pose la voix de Staples sur Mors stupebit et natura (La mort sera stupéfaite, comme la nature, quand ressuscitera la créature, pour être jugée sur ses réponses).
C’est un air vraiment voluptueux qui flotte tout le long du Tuba Mirum, presque opératique, que Harding nous offre dans cette messe qui fleure bon sa Flûte Enchantée. Plaisir des sons, plaisir des sens… On retrouve ce qui sera énoncé cette fois-ci et non plus seulement perçu dans le dernier mouvement chanté de la 4e de Mahler.
Plaisirs, joies mais aussi colère, grondements avec un Rex Tremendae qui fait le grand écart avec le mouvement précédent. Chœur évidemment très engagé pour un moment fort, toujours dans la beauté sonore plutôt que l’émotion.
Le Recordare laisse place au quatuor qui permet de constater l’effet d’ensemble homogène des voix choisies. La clarté des voix, vraiment angéliques n’empêche pas de travailler les basses avec un bel ensemble de vents graves, avec au premier rang le cor de basset.
Le Confutatis oppose le chœur féminin des « bénis » et les voix masculines tonnant sur les « maudits » avec des cordes proprement grondantes. Harding ralentit de manière significative le tempo, crée un creux sonore comme pour souligner l’attente du jugement.
Il introduit également beaucoup d’espace dans le Lacrimosa. Là encore on sent beaucoup plus de beauté que de piété. La reprise est toute d’emphase mais évite le surlignage.
L’Offertoire (Domine Jesu et Hostias) oppose la douceur et la fermeté, avec un quatuor déterminé, tout d’un bloc, fait d’unités singulières, et des cordes sensibles.
On arrive ensuite aux ajouts de Süssmayr, le Sanctus et ses cuivres glorieux, le Benedictus avec le quatuor à l’unisson, d’une infinie fraîcheur, des vents bien posés (très beaux bassons et cors de basset).
Outre l'excellent Staples et la fraîche Pretty Yende, c'est l'occasion de réécouter avec plaisir le koweitien Tarek Nazmi qui a grandi à Munich à la voix de basse plutôt légère, fraîche avec une belle diction ainsi qu’une projection qu’on devine impressionnante mais contrôlée. C’est une force de la nature mais domestiquée, maîtrisée. Il est une des basses les plus intéressantes aujourd'hui.
Et bien sûr, quel plaisir de réentendre Elisabeth Kulman à la voix bien ductile et souple, à l’aise dans les sauts de registres et totalement épanouie dans le registre grave. Elle incarne dans cette lecture ô combien humaine du requiem de Mozart l’âge de la maturité féminine, sûre et pleine de grâce et d'élégance. On se souvient de ses extraordinaires Fricka à Munich avec Petrenko, à Lucerne en version concertante avec Jonathan Nott et les Bamberger Symphoniker, mais elle a renoncé à l'opéra et c'est un vrai privilège de l'entendre ici.
Au total un quatuor bien choisi, divers qui rend parfaitement l'idée d'une humanité globale et diverse véhiculée ici.
Harding soigne sa ligne pour la montée du climax de l’Agnus Dei, colore ses volumes, dessine des abymes de graves (voix masculines sur contrebasses et violoncelles), pour terminer sur une douceur absolue, « requiem sempiternam » (repos éternel) chanté avec une délicate retenue.
La Communio finale est plus douce qu’éclatante (Lux aeterna) et se clôt avec un Cum sanctis avec chœur et cordes palpitants de concert.
La messe est dite et c’est au bout du voyage, avec toujours en tête la partie suivante qu’on comprend que Daniel Harding ne proposait pas sa vision définitive du Requiem mais une invitation à écouter les différentes séductions sonores des oppositions lumières-ténèbres, félicité-malheur, bien segmentées dans une œuvre formatée par la liturgie, parlant du collectif chrétien pour re-proposer les mêmes plaisirs et affres dans une perspective plus singulière, humaine, et donc apte à passer de l’une à l’autre en une fraction de seconde. Grandeur et misère de l’homme en somme…
D’où le choix de la 4e symphonie de Mahler, œuvre étonnante dans son parcours de compositeur, revenant à une carrure plus classique, sous influence Haydn et qui se termine par un curieux chant, lyrique, Das Himmlishe Leben (La Vie Céleste), tiré de Des Knaben Wunderhorn , où l’on retrouve le paradis (et donc le Requiem) : lieu de félicité mais aussi d’étrangeté car rempli de plaisirs sensuels (musiques, danses, rires et surtout agapes !) bien loin des abstractions dantesques. On y retrouve le lien avec les séductions de la musique de Mozart telles que lues ce soir par Harding qui souligne l’étrange parenté entre les deux Viennois. Adorno d’ailleurs voyait dans cette 4e symphonie un hommage à Mozart traversé d’une immense tristesse (se souvenir du Requiem toujours…).
Cette parenté est sensible et surtout palpable. Dès le premier mouvement, on perçoit toute la différence et la raison pour laquelle on est là ce soir. Avec Mozart, on sentait Harding en pleine maîtrise, avec Mahler, il est chez lui.
Synthèse et harmonie des contraires, le premier mouvement (le plus réussi) est plein de douceur pastorale, avec des vents très frais. On y respire, on s’y promène, on y vit joyeusement. C’est un paradis mais profane, intime, naturel. Harding joue des contrastes en faisant jaillir les figures grotesques, vraiment mises en relief dans toutes leurs caractéristiques en les faisant vivre sur le même plan que les douceurs du premier thème.
Harding jongle avec les ambiances faisant claquer ses cuivres, glisser ses cordes. Le duo d’enfer et paradis du Requiem fait place aux deux faux frères de la 4e, le solaire Apollon et le dieu chtonien de l’hiver, Dyonisos sous ébriété((comme on ne peut s’empêcher de penser à Wagner en entendant Mahler, chez lesquels on retrouve toujours la gémellité contrarié des deux Albes : au ciel Licht Alberich-Wotan et sous la terre Nacht Alberich)). Le lien avec la nature et l’intervention du Grand Pan de la 3e se retrouvent ici. Harding fait le lien avec la 3e qui était au programme deux ans auparavant.
Le second mouvement est la mise en relief du grotesque Mahlerien. Le premier violon (désaccordé comme il se doit) Malin Broman est démoniaque mais agile, virevoltante et séduisante, comme toujours. C’est un diable félin plutôt que félon, joueur comme celui qui entraîne la danse des morts, presque amusant quoique grinçant.
Harding s’appuie sur des clarinettes aigres, et nous invite à nous allonger sur l’accalmie vespérale finale égayée par les chants d’oiselets moqueurs aux violons. C’était une bacchanale sonore qui nous invitait à reconvoquer nos souvenirs de sa troisième dans les mêmes lieux deux ans auparavant (lire le compte-rendu plus bas).
Le 3e mouvement Ruhevoll. Poco Adagio, poursuit le champ ouvert des réminiscences. L’infinie douceur des cordes renvoie aux joies d’un paradis seulement entrevu (entendu) mais promis lors du Requiem. On retrouve toute la plénitude classique, le trait d’union avec la première partie, avec des contrebasses divinement légères, quasi effleurées et des bassons en apesanteur MAIS aussi la tristesse insondable, mélancolie romantique certes mais faisant écho aux ambiances mortifères du Requiem. Ainsi se posent un à un les jalons qui sous-tendent tout le concert. Et même les œuvres passées et à venir. Ce ne sont pas que des réminiscences de la 3e mais aussi de la 5e, de la 9e, des cloches de Parsifal (rien que des pièces maîtresses du répertoire d’Harding en concert et sur disques), voire du Strauss de Zarathustra… avec le tutti brillant qui illumine la fin des errances du sentiment humain en ouvrant la porte du paradis (et du 4e et dernier mouvement).
C’est curieusement un retour à l’humain qui ouvre aux félicités paradisiaques. Comme si finalement, et là encore on retrouve la vision désacralisée du Requiem, les plaisirs et nourritures célestes, du moins chez Mahler, curieux converti, ne pouvaient s’envisager que dans un rapport strictement humain, sensuel.
C’est Pretty Yende qui s’y colle avec une voix aux aigus parfaits mais surtout des graves charnus, une projection réduite mais qui fait corps avec les aspirations d’Harding, toutes de douceur et de simplicité dans cette dernière partie. Reste que la voix est sensuelle, chaleureuse, pleine, en accord avec les « bonnes choses de toutes sortes qui poussent au jardin du ciel ».
Et y a‑t‑il plus belle conclusion que d’entendre ces mots ?
Nulle musique sur terre n’est comparable à la nôtre
Cécile et les siens sont de parfaits musiciens
Ces voix angéliques réchauffent les cœurs !
Et tout s’éveille à la joie.
Même si, dernières notes obligent, ce seront les aigreurs de la harpe (de la française Lisa Viguier Vallgårda, toujours superbe), contrepoint démoniaque qui claque, qui fermeront la soirée. Ambivalence encore…
Passer de la messe des morts à la joie céleste mais sensuelle, clore l’épisode restrictions-promesses de futurs radieux pour retrouver la joie de s’ébattre ensemble dans les félicités musicales, voilà le double message livré ce soir à Berwaldhallen. C’est donc un triomphe amplement mérité qui couronne Yende, Harding, et tous les interprètes de ce soir-là car c’est cela qui ressort in fine : la continuité, le collectif et non la singularité.
Joie supplémentaire, toujours dans ce même mouvement de balancier qui aura bercé la soirée, on retrouvera les chanteurs et membres de l’orchestre dans le foyer devant la sortie, venus saluer individuellement le public. C’est peu soucieux des mesures de distanciation mais Dieu que ça fait du bien !