La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne.
Fondation Louis Vuitton, du 22 septembre 2021 au 22 février 2022

Commissariat : Anne Baldassari, conservateur général du patrimoine
Scénographie : Agence Jean-François Bodin & associés

Catalogue sous la direction d’Anne Baldassari, 520 pages, coédition Fondation Louis Vuitton / Editions Gallimard., 49,90€

Visite de l'exposition le mardi 5 octobre 2021

Habituée aux expositions de grande envergure, la Fondation Vuitton mise pour la deuxième fois sur son partenariat privilégié avec les musées russes pour offrir un assez extraordinaire rassemblement d’œuvres de Monet, Cézanne, Gauguin, Bonnard, Maurice Denis et Picasso, entre autres, qui ont en commun d’avoir appartenu avant 1917 à la collection Morozov.

Mais que peut-il bien rester à la Galerie Trétiakov, déjà fortement mise à contribution pour l’exposition Répine du Petit Palais ? Que peut-il bien rester au Musée Pouchkine en matière d’œuvres impressionnistes et post-impressionnistes, puisqu’on en voit tant à l’exposition Morozov que propose cet automne la Fondation Vuitton ? Les deux plus grands musées de Moscou ont-ils été saignés à blanc pour alimenter les manifestations parisiennes ? A Saint-Pétersbourg, c’est un peu différent, et l’on imagine mieux que l’immense palais de l’Ermitage ait encore beaucoup à offrir. Cela dit, il y a une réponse simple à cette devinette : puisque les œuvres qui formaient la collection Morozov avant 1917 ont été grappillées ici et là, il reste dans les institutions russes toutes celles qui ont été également nationalisées en 1918 mais qui provenaient de la collection Chtchoukine. Car c’est grâce à ces deux collections que Moscou et Saint-Pétersbourg peuvent s’enorgueillir de tant de splendeurs de l’art occidental et même de l’art russe.

En 2016–2017, la Fondation Vuitton présentait une première exposition, déjà sous-titrée « Icônes de l’art moderne », sélection de 130 œuvres issues de la collection du mécène Sergueï Chtchoukine (1854–1936), commanditaire notamment de La Danse de Matisse. En 2021–2022, c’est le tour du deuxième volet du diptyque, avec près de 200 œuvres présentées, et l’on peut supposer que la Fondation Vuitton mise aussi sur un succès éclatant, l’exposition Chtchoukine ayant battu tous les records en termes de fréquentation. Pourtant, malgré le sous-titre partagé – on s’attendrait presque à voir sur les affiches « Icônes de l’art moderne II » comme pour les sequels des blockbusters hollywoodiens –, les différences sont réelles entre ces deux manifestations.

Première différence, historique : Chtchoukine n’était qu’un, les Morozov étaient deux. Hommes d’affaires, fils d’un industriel, Mikhaïl (1870–1903) et Ivan Morozov (1871–1921) ont échafaudé en à peine une vingtaine d’années une somptueuse collection vite devenue légendaire. Leur milieu aisé leur a permis de recevoir une éducation artistique poussée auprès de plusieurs artistes, notamment Constantin Korovine. Fauché dans la fleur de l’âge, Mikhaïl est le premier des deux frères à avoir été pris par le virus de la collection : en l’espace d’une dizaine d’années, il achète d’abord des peintures russes, puis bientôt des toiles signées Gauguin, Van Gogh, soit 44 œuvres russes et 39 œuvres françaises à sa mort (sa veuve léguera le tout à la Galerie Trétiakov en 1910). Son cadet reprendra le flambeau et privilégiera d’autres artistes, notamment Bonnard et Maurice Denis. En 1918, le nouveau gouvernement fait main basse sur la collection : 240 œuvres françaises et 400 œuvres russes. De manière assez prévisible, l’exposition parisienne inverse cette proportion. Cela dit, là où l’exposition Chtchoukine confinait les Russes dans une seule salle, l’exposition Morozov s’ouvre avec les compatriotes des collectionneurs et prend soin, par la suite, de les associer souvent à leurs confrères français pour souligner certaines influences assez nettes (En barque de Korovine juxtaposé à une série d’admirables Monet, par exemple).

Valentin Sérov, Portrait du collectionneur de la peinture moderne russe et française Ivan Abramovitch Morozov, Moscou, 1910. Tempera sur carton, 63,5 x 77,0 cm. Coll. Ivan Morozov, 1910. Galerie nationale Trétiakov, Moscou © Adagp, Paris 2021

Deuxième différence, essentielle : les peintres favorisés. Si leur rival Chtchoukine sut rassembler un stupéfiant ensemble de Picasso de la période cubiste et de Matisse, les Morozov étaient moins audacieux, plus prudents dans leurs acquisitions. Picasso est présent, avec trois magnifiques toiles, l’une de ses débuts à Paris, l’autre de sa période rose, et la dernière – le portrait d’Ambroise Vollard – amorçant tout de même le grand virage vers la décomposition géométrique des formes. Matisse est là aussi, avec une belle série de natures mortes de ses premières années, avec son magistral Triptyque marocain et avec deux belles œuvres fauves dont celle qui figure à l’arrière-plan du portrait d’Ivan Morozov par Sérov, mais rien qui laisse présager la tentation du cubisme. A l’autre extrême, on trouve même un Corot (de la toute fin de la vie du peintre, certes, et contemporain de la première exposition impressionniste) dans la salle des paysages ! Il y a un peu plus de hardiesse dans le choix des artistes russes : si l’immense Lilas appartient à la veine la plus hallucinée de Vroubel, Larionov et Gontcharova sont représentés par des œuvres très sagement figuratives, mais on trouvera bien plus d’audace dans les toiles d’Ilya Machkov et de Piotr Kontchalovski, du groupe fauve russe « Valet de Carreau ».

On en viendrait même à penser qu’avec certains peintres, les Morozov n’ont vraiment pas eu la main heureuse. Ceux qui se souviendront des splendeurs de la salle Gauguin de l’exposition Chtchoukine éprouveront sans doute une légère déception en entrant dans la nouvelle salle Gauguin, qui n’a guère de véritables chefs‑d’œuvre  à offrir. Degas est nettement plus mal loti, avec seulement deux pastels, dont l’un montre un modèle à l’anatomie un peu étrange. A moins que cette impression ne tienne aussi à la plus ou moins grande générosité des prêteurs. Ainsi, par exemple, Van Gogh n’a droit qu’à deux toiles dans l’exposition : une remarquable vue des Saintes-Marie-de-la-mer et, isolé comme dans une chapelle devant laquelle on fait la queue pour entrer, La Ronde des prisonniers d’après une gravure londonienne de Gustave Doré. Le Café de nuit manque à l’appel, mais il aurait fallu convaincre la Yale University Art Gallery de le prêter, car c’est l’une des toiles que les Soviétiques vendirent dans les années 1930 pour renflouer leurs caisses.

Pierre Bonnard, La Méditerranée, Triptyque, décoration pour le grand escalier de l’hôtel particulier d’Ivan Morozov, Etude à Saint-Tropez, 1911. Huile sur toile. 407,0 x 152,0 cm chaque panneau. Coll. Ivan Morozov, 1911, commandé en janvier 1910. Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg © Adagp, Paris 2021

Heureusement, avec Cézanne, les Morozov n’ont pas raté le coche. Ils en possédaient dix-sept, et beaucoup sont réunis à la Fondation Vuitton : deux natures mortes de toute beauté, deux portraits, un tableau de baigneurs, un bouquet d’après Delacroix, et toute une salle de paysages dont Le Grand Pin qui servait d’affiche à l’exposition Cézanne du Grand Palais en 1995. Bonnard triomphe dans une salle qu’il ne partage qu’avec deux Ker-Xavier Roussel : l’immense triptyque Méditerranée qui ornait l’escalier d’honneur de la demeure d’Ivan Morozov, et le tout aussi imposant diptyque Printemps-Automne, complété par d’excellentes toiles de la même période. Enfin, l’exposition se termine en apothéose avec la reconstitution du Salon de musique dont les panneaux avaient été commandés à Maurice Denis.  Le Musée d’Orsay avait tenté la même expérience dans sa rétrospective de 2006, mais l’exploit de la Fondation Vuitton est de réunir non seulement les treize toiles du cycle de Psyché, mais aussi les quatre statues de Maillol et deux des vases ajoutés par le peintre, dans un espace restituant le volume de la pièce de l’hôtel particulier de Morozov, les colonnes néo-classiques en moins. Après la révolution russe, une partie de cette décoration « bourgeoise » avait disparu sous des cimaises permettant d’accrocher les grands Matisse de Chtchoukine, mais ceux-ci furent bientôt décrochés car jugés « formalistes », et c’est seulement depuis 2019, avec l’aide du groupe LVMH, que le Musée de l’Ermitage a pris la peine de reconstituer cet ensemble, les bronzes restant néanmoins au Musée Pouchkine.

Quant au pillage dont nous parlions plus haut, que l’on se rassure : il est tout relatif, compte tenu de la richesse des musées russes. D’ailleurs, dès le 10 octobre, la Galerie Trétiakov reprend une petite partie de ses billes, puisqu’une grande exposition Vroubel impose la restitution des trois œuvres de ce peintre présentées à la Fondation Vuitton depuis le 22 septembre (dont un splendide portrait de Valeri Brioussov, l’auteur de L’Ange de feu). Même ainsi amputée de trois numéros, qui seront peut-être remplacés, du reste, l’exposition Morozov conserve toutes ses chances de déplacer les foules, et à juste titre.

Catalogue :
Catalogue sous la direction d’Anne Baldassari, 520 pages,
28,5 x 30,5 x 5,1 cm
Broché avec Rabat
Coédition Fondation Louis Vuitton / Editions Gallimard.
49,90€

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Adagp, Paris 2021

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