Dudamel en 2011, Gergiev avec le Marinskij en 2001, Nagano en 2000, Kaplan en 1990, Abbado en 1971, Sir John Barbirolli en 1959 et Leonard Bernstein en 1950, c’est la huitième fois depuis 1950 que la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler, l’un des « must » du compositeur autrichien est proposée dans la saison symphonique.
Cela peut étonner, mais il y a une tradition mahlérienne à la Scala : pensons à la mort de Dimitri Mitropoulos répétant la Troisième, pensons aussi aux Mahler initiés par Claudio Abbado au début des années 70 et tout au long de son mandat, (il y joua les symphonies 1 à 7), pensons enfin à la fondation de la Filarmonica della Scala en 1982 illustrée par une Troisième.
Dans le panorama présenté qui commence à Bernstein à un moment où il n’était pas encore la superstar qu’on connaît, Abbado est le seul italien. Mais Il y a un goût des grands chefs italiens pour Mahler (Daniele Gatti, mais aussi Riccardo Chailly qui précéda Gatti à la tête du plus mahlérien des orchestres, le Concertgebouw) et qui s’en plaindrait ? Le cycle Mahler d’Abbado à Lucerne a constitué un des rendez-vous qui a fait pendant une dizaine d’années courir le monde entier et vient de se conclure en 2016 par une Huitième dirigée par Riccardo Chailly.
Je ne crois pas me tromper en disant que c’est la Scala qui a introduit et popularisé Mahler en Italie.
La Symphonie n°2 est l’une de ses pièces qui permet de vérifier l’état des troupes d’un orchestre et d’un chœur, elle est à la fois dramatique, spectaculaire, et propose dans sa partie finale une élévation qui remplit le spectateur d’une indicible émotion. Impossible que Mahler n’ait pas pensé à la 9ème de Beethoven où le chœur intervient au moment où, peut-être la « simple » musique instrumentale ne peut plus rien pour élever les âmes aux dimensions de la transcendance. La voix humaine devient alors musique et cri vers l’infini qui emporte tout.
Daniele Gatti impose une longue pause entre le premier mouvement et le second (Mahler recommandait 5 minutes) pendant laquelle le chœur et les solistes entrent. La « Totenfeier » (les funérailles, fête des morts) du premier moment et le rythme dansé du second sont tellement différents qu’il faut laisser la mémoire du premier s’estomper. Gatti tient à bien séparer l’ambiance du premier mouvement et celle des quatre derniers.
La mort ouvre la symphonie n°2, un peu comme dans l'Eroica de Beethoven dont le deuxième mouvement est une marche funèbre. Cette deuxième symphonie, qui va vers l'élévation et l'ouverture à l'éternité, commence par un mouvement sombre qui volens nolens donne une couleur à l'ensemble.
Ce premier mouvement s’impose par un tempo large, lent, avec des accents très marqués, un incroyable travail très contrôlé sur le volume, demandant à l’orchestre d’être au bord du silence, tantôt dans un fortissimo jamais saturé, dans une sorte de rythme qui ressemble à une marche vers la mort dont le volume monte en crescendo, mais toujours avec le même rythme marqué en sourdine en arrière-plan. Daniele Gatti souligne le tellurique, il s’agit une mort terrestre, qui arrache à la terre et qui concerne l’humain.
Avec une science peu commune des contrastes et des volumes, avec un soin étonnant porté aux nuances et aux respirations, avec des prises de risque sur les changements de couleur et de rythmes, Gatti fait à la fois vivre l’orchestre comme une forêt profonde de sons, mais comme souvent chez les grands, il le fait parler et tenir un discours, l’orchestre joue, certes, mais surtout il nous parle : le Mahler de Gatti n’est pas ironique ou sarcastique, Gatti préfère la souffrance directe, en dialogue (et contraste) avec la poésie la plus séraphique. C’est un Mahler qui passe de l’élégie et à l’épopée, comme de Stendhal à Hugo ou de Raphaël à Michel Ange. Gatti cherche à exprimer ces tensions toute humaines, ces changements d’état d’âme brutaux : son Mahler n’est jamais amer. Il est Mystère, au sens presque religieux du terme. Il se met en scène, mais en même temps il reste d’une incroyable générosité parce qu’il s’offre : son Mahler est Don, au sens presque religieux du terme
Ce qui frappe dans ce premier mouvement, au-delà du discours sur le regard porté par Gatti sur la partition (qu’il a dirigée en septembre 2016 à Amsterdam avec un poil de distance qu’il n’y a pas ici) c’est l’engagement des musiciens, leur exactitude et leur précision. Beaucoup d’auditeurs ont remarqué la concentration de chacun dans la volonté de faire musique : et le chef fait de la musique et fait faire de la musique, il fait en sorte que chacun s’entende mutuellement, et qu’il se dessine peu à peu une couleur générale, une ambiance. Le final du premier mouvement, tombe presque comme un couperet menaçant d’un univers calme et noir, après une expression violente et tourmentée, et ce calme sombre renforce la tension et l’angoisse. Pourtant après cette fin angoissante et une longue pause, les moments heureux et légers apparaissent.
Les deuxième et troisième mouvements évoquent les moments plus légers du passé. La symphonie est un parcours de mort avec un regard sur la vie qu’on a quittée, sur « les choses de la vie » qui sont toujours chez Mahler évocation émue et attendrie et en même temps sarcastique, ce sarcastique, ce grotesque qui perce toujours et de plus en plus à mesure qu’on avance dans ses symphonies. Chez Mahler, le bonheur n’est jamais total, il est toujours mâtiné de nostalgie, du sentiment de l’Eden perdu. Dans le parcours de la deuxième symphonie, ce bonheur existe dans sa fragilité, tandis qu’à partir du quatrième mouvement (Urlicht) on se tourne vers Dieu, sorte de transition entre l’évocation de la vie et le moment où l’on est accueilli au sein du Divin, et surtout le cinquième constituent une certitude de l’élévation vers la Résurrection, appuyée sur un poème de Klopstock (1724–1803) où la dernière strophe s’ouvre par « sterben werd’ich um zu leben » ((je vais mourir pour vivre)).
La relative légèreté des mouvements deux et trois, qui restent exclusivement symphoniques (et on passe à la voix au quatrième avec Urlicht) ne doit pas induire en erreur. Cette légèreté, on l'a dit plus haut, n'est pas si légère. L'évocatoire chez Mahler n'est jamais direct et ne se donne jamais au premier degré. C'est très clair dans l'approche de Daniele Gatti, qui tient toujours à replacer ces évocations dans un contexte où le tragique n'est jamais loin. Le tragique au sens classique du terme, à savoir ce qui dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin personnel revendiqué. Malgré l'aspect inéluctable du destin, il y a volonté farouche de dominer les épreuves, avec une certaine énergie, c'est évidemment la question de la 6ème symphonie. Mais Gatti est conscient que même dans les symphonies qui précèdent, même dans la 4ème, la plus élégiaque et paradisiaque, le tragique est toujours sous-jacent ou embusqué.
Il est donc essentiel dans ces deux autres mouvements exclusivement symphoniques que cette interprétation puissante, forte, théâtrale au meilleur sens du terme, puisse mettre le spectateur au centre d’un dispositif sonore qui cherche à être distribué dans tout l'espace avec les cuivres disséminés en salle, en coulisse, et aille jusqu'au bout d'une prise de risque renouvelée, en donnant des accents particuliers là où on ne les attendait pas, en insistant sur certaines phrases, en cherchant à en alléger d'autres jusqu'à l'extrême, en sollicitant les pupitres singuliers, en les accompagnant , c'est notamment le cas pour les bois, et en gardant à l'ensemble une transparence étonnante. La forêt est touffue mais y circule une aération qui fait identifier chaque élément.
Ainsi l'arc du 2ème mouvement, particulièrement lyrique et allégé, se déroule avec une singulière insistance sur les cordes graves qui accompagnent le thème initial. Il y a une volonté d'apaisement après un premier mouvement tendu et contrasté. On peut noter que dans ce mouvement, la reprise du thème par les cordes en pizzicato est précédée à la fois d'une atténuation du volume, mais surtout d'un très long silence, d'où émergent ensuite les pizzicati en un "presque rien" qui allège toute la fin du mouvement, jusqu'à une sorte d'effacement final d'une rare élégance et d’une rare justesse.
Le troisième mouvement est moins élégiaque que le précédent, certains sons sont même marqués par une sorte d'amertume que d'autres interprétations soulignent à plaisir. Il n'y a pas cela chez Gatti, plus intéressé par la volonté de montrer une fluidité, une sorte d'homogénéité sans accrocs qui conduit à l'ouverture sonore de la dernière partie. Ce qui intéresse là Gatti, c'est qu’il construit un parcours qui conduit dans un au-delà jalonné de moments plus nostalgiques, mais pas vraiment grinçants, montrant plus le chemin que les obstacles : les regrets, les refus on les verra plus sensibles dans d'autres symphonies plus tardives. Ainsi le son se spatialise, s'ouvre, dans un climat d'attente. Il prépare aussi la salle, d'une manière très théâtrale, à l'ascension finale du dernier mouvement, dont Urlicht est l'élément premier.
Il ne faut pas voir de contradiction entre l'expression initiale d'une puissance tellurique et la douceur extrême qu'il veut installer ailleurs. Il y a dans ce Mahler une totalité qui embrasse les contradictions internes et en même temps une volonté dialectique d'entraînement vers quelque chose de plus spirituel et d'aérien. Un peu comme ces architectures d'églises qui vous attirent irrésistiblement vers le haut, ou même la composition michelangelesque de la Sixtine qui impose le regard vers le haut et en même temps attire vers le Jugement Dernier, qui est élément toujours présent dans la symphonie à travers un substrat d'interrogation tragique permanente. Quand le Ciel s'ouvre, il reste toujours une trace d'interrogation très humaine. Et Gatti essaie de transmettre la multiplicité de ces questions qui confrontent l'humain et le divin.
Mais le paradis est toujours musical (voir les concerts d'Anges…). C'est bien le sens qu'il faut donner à la voix qui apparaît au quatrième mouvement.
Urlicht, le quatrième mouvement est sans doute le plus décevant, non à cause de l'orchestre mais de la soliste Christianne Stotijn qui ne réussit pas dans ce Lied extrait de Des Knaben Wunderhorn à coller à l'univers voulu par le chef, ni même par la musique elle-même. Son Urlicht est indifférent, ne dispense aucune émotion, et techniquement, la voix projette mal, ne tient pas la ligne de chant, reste courte, et surtout ne fait montre d'aucune expressivité là où cette première intervention vocale, à la fois humaine et "instrumentale" (Gatti a placé la soliste volontairement au milieu de l’orchestre alors qu’au 5ème mouvement elle sera avec le soprano isolée entre orchestre et chœur) voudrait quelque chose de très fort qui ne vient pas. Cette absence de caractère nuit évidemment à la couleur de l'ensemble. Même si ses autres interventions, moins exposées, seront plus acceptables.
Urlicht première intervention vocale, ouvre donc sur le 5ème mouvement, le plus théâtral et le plus spirituel en même temps, sur lequel Gatti travaille tout particulièrement, parce qu’il est sans doute le plus riche dans la transmission des émotions et en même temps le climax du chemin initié au départ. Il fait pendant par sa longueur au premier mouvement, il en est en quelque sorte le miroir déformant : dans le premier c’est une « Totenfeier », une cérémonie funèbre. On passe de l’autre côté du miroir, et c’est l’accueil au Ciel, la poursuite du parcours, l’ouverture vers l’éternité que le premier mouvement semblait définitivement clore. On était dans un drame tellurique, fortement terrestre, on est maintenant dans une respiration céleste.
Mais après l’explosion initiale, la musique se fait retenue, car Gatti en fait un moment d’extrême tension, ralentissant le tempo, allongeant les pauses et mettant le public dans une posture d’attente aux limites du supportable. C’est bien l’attente dramatique de la Résurrection, mais il place aussi les musiciens dans la même attente en créant ainsi un climat indicible de Mystère : il faut entendre la harpe sourde scandant les moments qui précèdent le terrible roulement de tambour qui va ouvrir le chemin vers le Ciel, moment où la musique volontairement se fait sourdine, où toute cette retenue n’est que tension préparatoire, n’est qu’interrogation presque métaphysique précédant l’explosion, mais une explosion qui ne sature jamais, même fortissimo, et dont l’exécution reste d’une incroyable clarté qui se transforme en Lumière sonore. Impliquant avec une telle force le public, et les exécutants, Gatti ne pouvait porter la dernière partie de la symphonie qu’au sommet de l’émotion, notamment lorsqu’après les explosions instrumentales surgit la voix, la voix qui devient ce « plus instrumental » qui seule peut produire, comme à l’opéra, la plus grande émotion parce qu’elle est humaine et non « mécanique ».
Aussi est-ce bien le chœur de la Scala magnifiquement préparé par Bruno Casoni, qui lui a insufflé (= donné le souffle car c'est bien de souffle qu'il s'agit, notamment spirituel) cette science de la retenue et du murmure, cette science du crescendo des volumes qu’on croit à chaque fois au maximum et qui inonde et irradie l’espace quand le chœur dans son ensemble se lève, faisant trembler la salle et les auditeurs. Les solistes, dans ce contexte, passent presque au second plan, bien que Miah Persson défende avec style et non sans vibration émotionnelle intense la partie de soprano.
Gatti raconte l’épopée du voyage des âmes et leur arrivée dans le Ciel promis, distribuant le son avec une science des effets mais sans aucun artifice, jouant des cuivres en coulisse ou en salle, jouant du lointain ou du proche (la harpe, omniprésente et presque tragique), modulant chaque moment. Il faut aussi écouter le silence qui précède l’intervention des cors et des trompettes au lointain, le tempo lent, comme retardant sans cesse le moment de l’intervention première du chœur, le jeu des cuivres et des bois (les flûtes !!), les échos des percussions, comme dans une pastorale dramatique, précédant la Tempête (comme dans le tableau de Giorgione) qui serait presque à elle seule un momentum fermé qui sert d’écrin au paysage céleste qui va s’ouvrir après comme un moment de suffocation avec les voix murmurantes et sublimes du chœur et pour respirer enfin de plus en plus largement en un mouvement qui ne semble ne jamais avoir de fin comme vers la Lumière de l’Infini.
Il y a dans cette interprétation de la Symphonie n°2 « Résurrection » à la Scala quelque chose qui va au-delà d’un simple concert. Comme si quelque chose d’autre, de supérieur était en jeu. Comme s’il fallait de nouveau prouver au monde quel instrument peut-être ce théâtre quand il sent le vent spirituel supérieur de la musique et de l’art passer. Ce soir, les musiciens, le chœur et les solistes ont fait ensemble de la musique, et la salle a été prise d’un vertige : les spectateurs sortaient visiblement éprouvés, épuisés et heureux : depuis quand n’avait-on pas entendu ces hurlements, ce bonheur d’être là pour vivre ensemble un événement bouleversant ?
Ce soir c’était la Scala qui vibrait. Comme pour une Résurrection.