On avait laissé le jeune couple Gergiev/Münchner sur une Titan propre et quelque peu anonyme donné à la Philharmonie au printemps 2017. Depuis, l’alliance a rôdé davantage son Mahler, notamment dans les oeuvres à composantes vocales. Mais avec Gergiev, l’affaire n’est jamais tant de rodage (on connaît son goût modéré pour les répétitions) que de rencontre effective entre la suggestivité de sa direction (bien plus subtile, et au cadre bien plus clair que ne le prétendent ses détracteurs) et la réactivité de l’orchestre. Et sur ce plan, ces deux concerts confirment en partie, tout en laissant ouvertes des perspectives, les réserves qu’on a pu déjà exprimer quant à l’efficience cette collaboration. Le problème perçu est ici général avant d’être local, et s’interprète par analogie avec d’autres interprétations dirigées par Gergiev, occasionnellement avec le LSO, parfois avec d’autres orchestres (Amsterdam, par exemple), et par contraste avec les plus beaux souvenirs glanés avec sa direction (avec le Mariinsky évidemment, avec le LSO en d’autres occasions, et avec le Philharmonique de Vienne). Qu’est-ce que l’art de Gergiev et en quoi nous est-il précieux ? La réponse tient précisément dans cette relation du geste à la réaction instrumentale, qui ne se résume pas au cliché de l’improvisation, encore moins à celui de l’architecture démiurgique en train de se faire – une partie du charme des plus belles réussites de Gergiev tient en partie à leur forme particulière de modestie, ou plutôt, d’absence de dessein démonstratif. L’intérêt d’une grande partie de son cycle Mahler proposé à Pleyel en 2010–2011, tenait à cet aspect qui, pour paraître hors tradition, n’en avait pas moins un charme d’artisanat, et une fraîcheur de regard qui se passait d’excentricité. Du moins, pour la plupart des symphonies données avec le Mariinsky (au premier chef, les 2e, 4e et 8e), et plus marginalement avec le LSO (pour l’essentiel, dans d’étonnants 9e et Adagio de la 10e). L’art gergievien de la transition trouvait un objet spécialement attirant dans les formes les plus rhapsodiques ou opératiques (la Scène de Faust des Mille, le finale de la Résurrection…) mais aussi dans certaines des formes sonate les plus classiquement subtiles (mouvements initiaux de la 4e et de la 9e, voire, finale de la 6e).
Mais il semble bien que la manifestation de cet art soit dépendant à un très haut degré de la forme et de la vitesse de réponse des orchestres, et que l’habitude de la gestuelle gergievienne ne soit pas le seul facteur propre à rendre ces conditions favorables. Il ne s’agit pas là d’une question de qualité factuelle : contrairement à l’idée reçue, il y a peu de battues aussi simples et claire rythmiquement que celle-ci, et il est très rare, même dans des répertoires compliqués, que la mise en place pose problème avec Gergiev. Ces concerts ne font pas exception, mais ce n’est pas pour la performance technique, qui est devenu un lieu commun quasi stylistique dans cette musique, que l’on va écouter le Mahler de Gergiev, mais plutôt pour accéder à une forme de perception synoptique de la forme, dans laquelle rigueur et liberté se confondent. On ne la retrouve pas dans le premier mouvement de la 4e, en-dehors de quelques très beaux moments, principalement dans la conduite de la section finale du développement (à partir de 10, fondu enchaîné effectivement Fliessend, aber ohne Hast), crescendo dynamique et expressif parfaitement maîtrisé et culminant dans une splendeur chaleureuse au climax contrapuntique. Mais la chaleur, justement, l’orchestre s’en contente un peu facilement tout au long des sections extrêmes de présentation du matériau. Le pas est un assuré mais un peu traînant, le rebond rythmique fait défaut. Gergiev n’a jamais abusé du rubato de phrasé dans cette page ou dans d’autres de Mahler : la subtilité de ses inflexions et de ses transitions a essentiellement à voir avec la souplesse interne des mesures, et de leurs enjambements, ce qui suppose cette réactivité supérieure, et en particulier, au niveau des cordes, une légèreté et une immédiateté de traits qui ne sont pas le point fort des Münchner. L’autorité et la précision du charismatique konzertmeister Lorenz Nastucia-Herschcowici sont indéniables, mais imposent surtout les qualités traditionnelles d’un orchestre qui séduit d’abord par son poids et son soyeux. Le profil des phrases est assuré à tous les pupitres, mais les Münchner suivent une pente naturelle consistant à faire entendre les familles de pupitres par blocs distincts, quand celle de Gergiev consiste précisément à amalgamer, puis à émulser le son. Ainsi, chacun paraît dans une zone de confort esthétique, sans communication évidence, en-dehors de cette culmination centrale où Gergiev parvient à effiler le trait, et à fondre les textures dans une commune vibration.
Le scherzo est trop confortable, lui aussi, alors même que Nastucia-Herschcwici y brille par l’intensité autant que par la fiabilité, tant avec violon ordinaire qu’avec scordature. Mais c’est encore le trait capricieux et l’alacrité rythmiques qui manquent. Les trios sont beaux, la clarinette solo l'est évidemment, mais alentour, l’onde est tranquille, et le climat, bien loin d’être vénéneux ou sensuel, demeure neutre. Et en conséquence, les ruptures de tons sont gommées. Et le tempo retenu, là encore, n’aide pas à la caractérisation. La suite est plus intéressante mais demeure en-deçà de l’émotion dispensée par le même cure-dent avec ses Petersbourgeois. En dépit d’un hautbois discret, l'enchaînement des variations présente une belle continuité, à laquelle une suffisent presque l’alliage d’une conduite sans complaisance et d’un quintette impeccablement lustré. Cela demeure très sage et d’une esthétique bourgeoise, mais le plaisir plastique est certain, comme à l’entame aux violoncelles de la dernière variation. Le finale est une bonne surprise en regard de ce qui avait précédé. Il s’agit de toute évidence d’un mouvement où Gergiev a beaucoup plus à dire que la moyenne : sa lecture mariinskienne était prodigieuse, par la beauté de la direction et encore plus par le chant idéal d’Anastasia Kaligina. Sans présenter un équilibre aussi parfait entre timbre enfantin et stabilité de l’intonation, Genia Kühmeier fait partie des rares sopranos germaniques assez légères pour trouver le ton juste dans la Himmlische Leben. Cette aisance, même si elle s’accompagne ici ou là d’une intonation hasardeuse, permet de rendre plausible, c’est-à-dire ni languide ni pathétique, l’ultime section (Keine Musik ist ja…), au tempo à la limite de l’immobilité qu’impose Gergiev. Un moment délectable, qui ne sort pas l’ensemble de l’exécution d’une certaine banalité, mais déplace au moins la lumière à un endroit finalement inhabituel dans cette oeuvre qui se finit, du point de vue de la réussite interprétative, rarement mieux qu’elle a commencé.
Gergiev avait déjà placé la 4e en première partie d’un concert marathon en 2010, qui se finissait alors par la 6e. Le couplage avec le Chant de la Terre paraît, dans l’absolu, mieux à propos, car il évite notamment d’empiler deux symphonies dont la fantasque luxuriance est couplée avec un rapport intense aux formes classiques. Il met, bien entendu, en relation des enjeux vocaux très complémentaires, tant sur le plan du style et des tessitures, que sur celui des textes – les charmes très charnels de la vie céleste d’un côté, la transcendance panthéiste de l’adieu à la vie terrestre à l’autre. Surtout, la relative neutralisation du geste gergievien par l’orchestre opère moins dans cette partition aux formes libres, aux enjeux de pulsation plus mineurs, et où la plupart du temps les choses se jouent dans la finesse du théâtre sonore, du ciselage des micro-climats, et la permanence du sentiment de transition. Autant dire que les choses, globalement, s’y passent mieux qu’en première partie, l’orchestre répondant cette fois avec davantage de rapidité et, surtout, de subtilité. Dans cette partition où tant de pupitres jouent à nu, il est loisible de les admirer pour leurs qualités intrinsèques, mais ce ne serait rien d’intéressant si l’on n’y retrouvait enfin, distinctement, la manière de reptation élégante de cette direction, qui laisse s’insinuer la ligne expressive, plutôt que de l’extraire ou de la dessiner explicitement, la fait advenir dans un flux, qui transforme le moindre motif (y compris et surtout d’accompagnement) en arabesque : qui tend, paradoxalement, à la musique pure, alors même que cette ductilité intuitive ressortit en permanence au savoir-faire de fosse – et Gergiev, avec le Mariinsky, a rappelé avec éclat dans le Ring des Nibelungen récemment donné à la Philharmonie, à quels sortilèges encore inattendus il pouvait, à son meilleur, parvenir dans ce répertoire. On ne se situe pas ici à de telles hauteurs, ne serait-ce que parce que l’air respiré est d’un autre genre, mais sur le strict plan orchestral, ce Chant de la Terre a fière allure, tenu dans une veine chambriste que les Münchner semblent enfin désirer autant que leur directeur. On en avait déjà entendu un somptueux dans cette salle qui va si bien à la partition, sous la baguette de Mikko Franck en 2016, et avec une double paire de solistes (flûte, hautbois, voix) exceptionnels : Mosnier, Devilleneuve, Kolosova, Elsner. Stylistiquement, l’articulation anguleuse et l’intensité de fusion des timbres tirait nettement l’oeuvre vers Berg. Avec Gergiev, l’autre dimension visionnaire du Lied apparaît, anticipant aussi la géométrie webernienne des textures, le goût du développement des petits espaces. A ce titre, des sections comme la grande retransition chambriste introduisant l’ultime section de l’Abschied, cette suite d’esquisses faussement zen, où tout est presque rien qui colorie un silence inquiet, est exemplaire, restituée à la radicalité de sa poésie.
Il est déraisonnable d’espérer dans cette œuvre une réussite vocale entière. Simon O’Neill propose néanmoins sa dose d’héroïsme blasé, sur un ton généralement juste qui fait l’économie bienvenue de forcer un timbre qui, on se passerait de le préciser, n’a rien demandé. L’intelligibilité, et l’intelligence du texte, demeurent à son crédit. Celui-ci est sans doute à partager avec une direction plus bienveillante que l’ordinaire, et ce, dès le Trinklied, déjà étonnant de finesse de textures, et de précision, avec une balance très favorable à la petite harmonie. Cette dernière, bien emmenée par la belle flûte en bois d’Hermann van Kogelenberg, montre enfin l’effilé d’attaques collectives qui lui faisait défaut dans la symphonie. Le hautbois de Marie-Luise Modersohn n’exerce pas de séduction immédiate mais convainc à force de concentration et de constance ; même si le phrasé systématiquement posé sur le motif principal de l’Abschied (est-ce le sien, ou celui de Gergiev ?) peut laisser sceptique, avec son rubato misant toute la retenue sur la première note. La prestation de Claudia Mahnke ne paraît pas tout à fait à la hauteur de ce superbe écrin. La franchise d’émission et un timbre agréable, sans doute trop lumineux pour cette partition, peuvent convaincre dans Der Einsame im Herbst et Von der Schönheit, surtout avec un accompagnement d’un si fin tissage. Mais elle ne tient pas tout à fait la distance dans le finale, faute à la fois d’une intonation assez sûre et d’un poids, d’une présence dramatiques suffisants. La réussite tient surtout dans une absence de faute de goût, neutralité qui ne suffit pas, il s’en faut, pour gratifier des effets d’une vraie froideur. Cet irisé glaçant, ce sont Gergiev, l’acoustique idéale de la Philharmonie, et un très beaux célesta et mandoline qui s’en chargent.
La dimension si féminine de la conduite de Gergiev, dans Mahler au premier chef, son rapport spectral à la mesure, sa liquidité, avait trouvé avec les forces pétersbourgeoises un objet étonnamment à propos dans le Veni Creator de la 8e. Qui aurait cru, alors, que ce monument élevé au contrepoint dans une esthétique palestrinienne se verrait transfiguré par ce geste opératique félin, éclairant de manière confondante les textures, et notamment celles du choeur ? L’inconvénient était que l’on espérait le retrouver ici, et que ce ne fut pas le cas. Assurément, ce premier mouvement du cru munichois n’est pas dépourvu de grandes qualités, à commencer, à nouveau, par une transparence appréciable de l’orchestre. Mais que l’on songe au fait que Gergiev parvenait à un résultat presque équivalent avec le Mariinsky, dans l’acoustique ingrate de Pleyel. Ici, il tire profit avec professionnalisme des vertus naturelles de l’orchestre et de la salle. L’entrée en matière est des plus brillantes, par sa force comme par son intelligibilité. Mais la continuité vient assez rapidement à manquer. D’entrée, le plateau vocal soliste se montre trop limité, tant en cohésion qu’en projections individuelles. Le développement fugué bénéficie du bon amalgame des forces du chœur philharmonique munichois et de l’Orfeon Donostiarra, parfaitement préparés, et l’acheminement par couches successives vers la grandiose péroraison récapitulatrice tire grand profit des conditions idéales d’écoute (qu’il s’agisse, sans doute, de celle des chanteurs, du chef, et du public). Mais il y manque l’essentiel, qui faisait le prix des Mille données à Pleyel : la force rythmique spéciale qui donne cette sensation torrentielle dans la perception du contrepoint, en atténue le caractère de masse et de séquence. Même si ce genre d’affirmation, à plusieurs années d’écart et dans des conditions d’écoute très différentes, est risqué, il est vraisemblable que Gergiev ait élargit un peu le tempo ici. C’est sans doute vrai aussi pour la scène du Second Faust, où, cependant, la science narrative de cette direction produit toujours ses effets, à tout le moins dans une splendeur de prélude orchestral, où les Münchner sont guidés vers un ton idéalement équilibré, entre éclat et noirceur, sauvagerie et élégance : il y a de la Gorge au Loups, du Faust schumannien et encore plus lisztien, du Götterdämmerung et du déjà du Erwartung fondus dans cet imaginaire sonore, auquel il paraît difficile de rendre mieux justice. Au sommet de cette section – ci-après – le Prologue dans le ciel surplombe la forêt drue en un vertige plané – tout à fait comme à l’ouverture du sublime Faust de Sokourov, derrière la caméra de qui Gergiev passa un jour, dans le musée de l’Ermitage.
Mais ces idéaux syncrétiques ne pouvaient être pleinement accomplis qu’avec un plateau vocal homogène et du plus haut niveau. Les écarts qualitatifs au sein de celui-ci sont perceptibles sans être choquants, mais l’ensemble peine à s’élever au-dessus d’un simple professionnalisme relativement bien léché. Le Pater Ecstaticus de Michael Nagy est plein d’enthousiasme, mais la ligne est instable. Celle du Profundus de Nikitin l’est moins, mais on a connu cette voix plus intimidante. Tout comme Claudia Mahnke, les trois sopranos offrent des prestations propres et neutres, et si l’appel de la Mater gloriosa de Regula Mühlemann produit son effet, on soupçonne que son placement astucieux dans le nuage noir d’arrière-scène y participe. La belle découverte de ce cast est la Maria Aegyptiaca de Katharina Magiera, jeune espoir de l’Opéra de Francfort, puissante et raffinée, appuyée sur un instrument que l’on devine très riche dans le médium et le grave : bien sûr, elle domine quelque peu à l’excès le trio central. Jacquelyn Wagner est tout de même une Gretchen intéressante sur le plan du timbre, mais sa projection ne suffit pas tout à fait à passer un orchestre placé devant elle : on devine néanmoins une expression pleine de panache (…erste Jugend Kraft !). Enfin, Simon O’Neill peine dans Hier ist die Aussicht frei, mais triomphe presque à force d’intelligence du pathos dans Blicket auf. Quant à l’hymne ultime à l'Éternel féminin, il présente sans surprise les qualités et les défauts du premier mouvement : la saturation est évitée, les plans vocaux et instrumentaux sont lisibles ; la dimension centrifuge de la progression est, elle, absente. Le tout début du Chorus Mysticus est remarquablement maîtrisé, grâce à l’impressionnante stabilité d’intonation des deux chœurs. Mais la progression dynamique déçoit en n’étant que dynamique, peu animée sur les plans du phrasé et du rythme harmonique perçu : la transition Alla breve (210 à 213) ne rompt pas avec une routine solennelle ici un contrariante : ça ne chante que peu, et la force d’entraînement de la modulation paraît neutralisée au profit d’une lévitation un peu trop globale, où l’expressivité et le mouvement sont surtout sauvés par la richesse de couleurs de l’orchestre : de sorte que l’arrivée sur la récapitulation d’Alles Vergängliche se ressent davantage comme atterrissage que comme envol.