Alan Gilbert ferme la marche des concerts en public avec le Kungliga Filharmonikerna de Stockholm, en grande pompe (Haydn, Brahms, Schumann) mais sans pathos.
À Konserthuset, les soirées concert, à cinquante, se suivent mais ne se ressemblent pas. Entre le concert en tout point énaurme Wagner-Strauss du duo star Stemme Canellakis dans la grande salle, le récital intime et poignant de lieder Anna Larsson/Svensson dans la chaleureuse Grünewaldsalen, on navigue bel et bien entre les extrêmes (lire les comptes rendus plus bas). De fait, le grand foyer de Konserthuset n’a plus le côté convivial-distancié d’il y a quinze jours. Il se fait salle des pas perdus avec un public heureux certes mais un peu plombé. Une ambiance assez proche de celle de la (courte) réouverture au public de Berwaldhallen avec la 5e de Beethoven par Daniel Harding (lire le compte rendu plus bas) . Une ambiance presque funèbre, qui sent un peu le sapin et, malheureusement, pas celui des fêtes prochaines. D’ailleurs, signes des temps, comme le chantait Prince, le parc en plein air de Skansen, haut lieu symbolique de la culture suédoise, vient d’annoncer qu’il fermerait ses portes le 27 novembre pour la première fois depuis 129 ans et annule ses fêtes de Noël. C’est un monde (suédois) qui s’écroule…
Nous sommes désormais bien habitués aux routines de placements en salle. Tout le monde joue le jeu, personne n’a triché sur son état de santé. C’est un concert sans toux, sans téléphone, avec public totalement attentif. C’est aussi ça un monde pandémique, et pour une fois, on peut y trouver un avantage.
Le moment est historique (à double titre puisque la symphonie 39 de Haydn n’a jamais été jouée ici) et pourtant c’est avant tout la joie d’entendre un orchestre qui anime le public. Les adieux au public n’en sont pas vraiment. Le programme n’a pas été adapté pour l’occasion et on se dit que, pour la direction, c’était effectivement important de ne pas marquer le coup, de prendre cela comme une parenthèse et non un drame, c’est finalement le sens profond du programme et de la soirée.
Pour cela, Alan Gilbert était l’évidence, non pas seulement par sa disponibilité, mais surtout par la relation chaleureuse qu’il entretient depuis de longues années avec l’orchestre et le public. Le Kungliga Filharmonikerna marquera notamment son enthousiasme par les battements de pieds qui accompagneront les entrées et sorties du chef. Chef d’honneur oui, mais avant tout premier acteur du grand tout de l’imposante machinerie orchestrale.
Une fois de plus, on est surpris de la manière Gilbert dans le répertoire classique. Avec une direction très physique faite de sauts, d’agitations, de sourcils froncés mais surtout de sourires, la musique semble couler de source, claire et transparente sans aucune surcharge.
L’Allegro assai est vif et délicat, l’Andante léger et aérien avec un Gilbert, métamorphosé en Ariel, qui l’eut cru ?, pour cette symphonie surnommée Tempesta di Mare. Le Menuet.Trio tire un peu sur les graves avec des cuivres lointains rappelant la sonnerie de cor de postillon de la 3e symphonie de Mahler. Sans doute cela est dû à ma position excentrée et très proche de la scène. Enfin le Finale. Allegro di molto est orageux, baroque tardif avec des cordes cinglantes, rappelant les gifles des bourrasques, tout le contraire des premiers flocons de neige de ce jour : humides et flasques. Comme dans son interprétation de la Passion selon Saint Matthieu (cf. compte-rendu plus bas), on retrouve les grandes respirations, le son ample et, en même temps, comme dirait l’autre…, une étonnante et surprenante vivacité qui emporte au-delà de tout semblant de velléité. C’est un Gilbert très content de lui, et nous de lui, qui quitte la scène.
Le geste est étonnant y compris pour les participants, rejoints par l’effectif complémentaire de l’orchestre pour le Brahms qui suit et qui félicite les premiers de leur très puissante interprétation.
Le programme est en poupée gigogne. Les Variations sur un thème de Haydn de Brahms contiennent l’esprit du premier (du moins celui du Choral Saint Antoine) et, sans les symphonies de Schumann, quid de celles de Brahms ?
Pour l’heure, on est dans l’exercice, dans la relecture aimée de Papa Haydn avec un orchestre de dimension plus importante, visant à renforcer, disons donner du poids, au propos classique plutôt qu’à l’étirer dans un romantisme tardif.
On commence à s’habituer à ce son large de l’orchestre, qui se déploie puissamment vers le haut avec de légers échos, dans la salle de Konserthuset quasi vide. Les pupitres réagissent différemment, sont plus individualisés : nous basculons dans un espace-temps relativiste musical !
Dans le Choral de St Antoine : Andante, ce qui nous capte l’oreille est le côté extrêmement charnu des bois (nous sommes à cour, côté violoncelles). La variation n°1 : poco piu animato est pleine d’ampleur mais aussi, encore une fois, extrêmement légère. De la chantilly fouettée à la main. La variation n°2 : più vivace laisse éclater les vents, surtout les bois sur des volées de cordes. Sur variation n°3 : Con moto, Gilbert va chercher des sonorités d’orgues avec des vents d’une subtile délicatesse.
La variation n°4 : Andante con moto est plus sombre, émouvante sans pathos avec des ponctuations remarquables de contrebasses.
La variation n°5 : Vivace est pétillante quand la variation n°6 : Vivace est ronflante avec des cors et des vents graves qui donnent de la voix.
La variation n°7 : Gracioso est un coussin de cordes et de vents, un doux balancement.
Dans la variation n°8 : Presto non troppo, Gilbert va reconstruire à nouveau les sonorités d’orgue, cette fois dans le registre haut.
Le Finale : Andante clôt le voyage dans la profondeur des graves et la noblesse du motif.
Gilbert est partout, agité de soubresauts, piquant, pointant du doigt, souriant toujours ou presque, dans la joie de diriger ou plutôt de faire jaillir le son, plutôt qu’imposer une vision. Éthique plutôt que politique. Ça marche fort et c’est sans prix.
Voir cela dans les yeux des musiciens à la rencontre de ceux de Gilbert, c’est aussi cela la joie du concert. Zusammenmusizieren((faire de la musique ensemble)) pour reprendre le moto d’un chef bien aimé dans ces colonnes…
Après une courte pause passée à zoner dans les espaces communs désertés, du moins peu habités de cette étrange et terrible période, pour prendre le pouls et la mesure de cet espace qui va se vider de sa substance vitale pour un temps, nous reprenons notre place en salle pour la deuxième symphonie de Schumann. Composée en décembre 1845, elle s’impose à l’esprit de son créateur dans un moment de dépression, de doutes et de maladie (acouphènes). C’est cette touche sombre dans une facture classique (l’ombre de Bach, dira le chef) que Gilbert va instiller, toujours en évitant les forceps. Le son est gonflé, certes, mais toujours généreux et sans rien de forcé, toujours très naturel, au contraire des saccades de sa direction. Une fois de plus, on remarque le spectre large de l’orchestre avec des effets de stéréo puissants, conséquences de l’espace élargi sur lequel se trouvent les musiciens. Rappelons que la scène pour les besoins de distanciation a considérablement été élargie et empiète, me semble-t-il, sur les 5 premiers rangs habituels.
Sur le Scherzo, on retrouve toutes les sonorités beethoveniennes avec des vents divins, légers et Gilbert se fait fighter poids lourds.
L’Adagio est la pièce maîtresse, cœur émotif de l’ensemble. Le hautbois s’y fait sensible, les cuivres tristes à mourir, les cordes délicates. Gilbert va aller chercher l’émotion à la baguette, finement, appuyant ça et là quelques silences. Rien de trop.
Sur l’Allegro, Gilbert se fend (un ancien escrimeur ?) baguette en main, jouant des effets stéréophoniques, développe la largeur du son, élève l’orchestre et nous avec dans cette chaleur qui nous embrasse et nous console. On n’est pas là pour pleurnicher.
C’est bel et bien le sens de cette aventure hautement collective de ce soir-là. La solidarité, la communion, l’être ensemble avant tout.
Reste à quitter les lieux, il le faut bien pour un temps, quitter les sympathiques ouvreurs et ouvreuses en pensant aussi au personnel de la billetterie, si conciliant et patient en ces temps de crise, ainsi qu’à toutes les invisibles et indispensables chevilles ouvrières de la maison. Ce n’est qu’un au revoir.
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Le concert est visible gratuitement et sans enregistrement quelconque sur la plateforme Play de Konserthuset :
https://www.konserthuset.se/play/haydn-brahms-och-schumann/
Une interview, en anglais, d’Alan Gilbert par Tony Lundman occupe le temps de pause de la rediffusion du concert. Elle est l’occasion pour Gilbert de revenir sur sa relation avec l’orchestre et Stockholm où le nouveau futur chef de l’Opéra Royal réside désormais. Gilbert raconte également comment lors de la période de pause-globale induite par la crise co-vid, il a mis en place des conversations avec ses collègues sur les réseaux sociaux.
Entre autres considérations artistiques sur la programmation, la direction et la musique contemporaine, Gilbert, comme Anna Larsson et Karina Canellakis, énonce cette cruelle vérité de la vie familiale morcelée pour les artistes internationaux. Cette parole libérée sur les à cotés négatifs de la vie d’artiste fait du bien à entendre de la part de musiciens ayant la chance de « jouer », comme il le souligne, professionnellement. L’entendre parler de son goût pour la direction d’opéra, sur des périodes intenses de 6 ou 7 semaines et de sa chance de mener tout cela à bien et de pouvoir dormir dans son « propre lit », entouré de sa famille, voilà le côté positif, le recentrage sur les fondamentaux de la vie, que Larsson et Cannelakis trouvaient que la crise co-vid avait apporté aussi. On espère le revoir bientôt, sur cette production des Meistersinger avortée à l’Opéra Royal, et le réentendre probablement plus prochainement (en janvier donc…) à Konserthuset pour la 4e de Mahler avec Elin Rombo.