Programme

Claude Debussy (1862–1918)
Prélude à l'Après-midi d'un faune, Églogue pour orchestre d'après Stéphane Mallarmé (1892–1894)
Arrangement pour orchestre de chambre réalisé en 1920 par Benno Sachs, créé le 6 novembre 1921 à Vienne, dans le cadre de l'Association des concerts privés.

Paul Hindemith (1895–1963)
Kammermusik n° 1, op. 24 n° 1 (1922)
1. Sehr schnell und wild
2. Mäßig schnelle Halbe. Sehr streng im Rhythmus
3. Quartett : Sehr langsam und mit Ausdruck – Ein wenig belebter – Wieder ruhig
4. Finale 1921 : Lebhaft

Arnold Schönberg (1874–1951)
Verklärte Nacht op.4 (Version orchestre à cordes, 1917)

Membres des Berliner Philharmoniker

Emmanuel Pahud (flûte)
Jonathan Kelly (hautbois)
Alexander Bader (clarinette)
Stefan Schweigert (Basson)
Marie-Pierre Langlamet (harpe)
Noah Bendix-Balgley, Simon Roturier, Luíz Fïlíp Coelho, Simon Bernardini, Rüdiger Liebermann (violon 1)
Christophe Horák, Anna Mehlin, Philipp Bohnen, Bettina Sartorius (violon 2)
Amihai Grosz, Ulrich Knörzer, Martin von der Nahmer, Wolfgang Talirz (alto)
Martin Löhr, Martin Menking, Richard Duven, David Riniker (violoncelle)
Janne Saksala (contrebasse)
Raphael Haeger (percussions).
Holger Groschopp (piano)

Direction musicale : Kirill Petrenko

 

Berlin, Philharmonie, 23 mai 2020

Le virus s'invite dans la saison des Berliner Philharmoniker, au point de bousculer les dates et les programmes et contraindre le nouveau Chefdirigent, Kirill Petrenko, à prévoir des aménagements pour sa première saison à la tête de la prestigieuse phalange. Quelques semaines après un Europakonzert , la "Berlin Phil series" se poursuit avec un concert dédié aux musiques de l'entre-deux guerre, mélangeant au parfum fin-de-siècle les effluves post-romantiques. Au programme, un couplage Debussy-Schönberg réunissant deux œuvres emblématiques, Prélude à l'après-midi d'un faune et  Verklärte Nacht, deux seuils d'une même modernité à venir… avec comme point de résolution la voie médiane empruntée par l'inclassable Hindemith dont la première Kammermusik ferait presque office de météorite baroque dans le paysage musical des années 1920.

Concert disponible sur https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53010

D'ordinaire, on veut bien séparer les compositeurs en "écoles", s'arrêter aux frontières qui donnent les apparences et conclure doctement qu'un tel appartient à celle-ci et l'autre à celle-là. Quand l'Histoire et la politique se mêlent de l'Histoire des arts, cela donne la musique allemande et la musique française, qui se croient bien à l'abri derrière leur ligne Maginot et Siegfried. La réalité étant plus complexe que les idéologies, on ne s'étonnera pas de découvrir dans cette seule période des échos communs dans les hardiesses d'un Pierrot lunaire et les Chansons madécasses, sans parler des sonorités et des harmonies "impressionnistes" d'un Berg ou de l'admiration d'un Magnard pour l'art symphonique brucknérien… On le sait peu – et c'est l'un des mérites de ce programme berlinois – mais  Schönberg et Debussy s'appréciaient mutuellement, à lire les occurrences qui jalonnent leurs écrits et le fait qu'ils suivaient à distance la carrière de l'un et de l'autre, possédant tous deux des exemplaires de leurs partitions – Debussy admirant ce que Schönberg avait réalisé à partir du cycle de poème d'Albert Giraud et Schönberg lui-même programmant son aîné dans la société des concerts privés qu'il organisait (Verein für musikalische Privataufführungen) pour faire entendre la musique de son temps.

Il est passionnant de mettre en regard la lumière d'une si mal traduite "Nuit Transfigurée" avec celle du Prélude à l’après-midi d’un faune. Résonnant à partir de deux  sources littéraires, ces deux poèmes symphoniques miniatures posent et trouvent à leur manière deux problèmes et deux solutions : le miroir entre mots et sonorités, la nécessité du rapport et de l'éloignement. Le renouvellement de la forme musicale rejoint celle de la forme littéraire avec un avantage certain de Mallarmé sur Dehmel ((La nuit transfigurée est extraite du recueil Weib und Welt (La Femme et le monde) de Richard Dehmel)), approfondissant la relation entre le mot et le sens, le sens et la sonorité. Ainsi, ce Faune qui confie à la flûte l'expression de ses désirs évanescents, à la syntaxe diffractée qui élève un culte à la forme par l'abstraction des éléments qui la composent.

Les circonstances sanitaires obligent à une distanciation sociale qui contraint les organisateurs à opter pour le célèbre arrangement pour orchestre de chambre du Prélude par Benno Sachs (1882–1968). Cet ancien élève de Zemlinsky et Schönberg réussit à tirer la substance essentielle de la partition originale sans jamais substituer l'aporie à l'abstraction. Si bien qu'en supprimant les cuivres et en distribuant le discours à une dizaine d'instruments (dont un harmonium), Sachs crée une musique de l'intime qui se plie parfaitement avec la dimension chambriste. L'interprétation de Kirill Petrenko reflète le désir de Debussy de ne pas dupliquer le propos de Mallarmé au point d'en faire une illustration vaguement mythologique à la sauce romantique. Le geste ample – lent diront certains – magnifie la magie sonore de ce poème de l'extase, au point d'en multiplier les sensations qu'on réunit maladroitement dans le qualificatif d'"impressionniste". La flûte d'Emmanuel Pahud est ici superlative d'effets et de reflets, pénétrant par le souffle une musique qui ne retient du son que l'équilibre des couleurs et la suspension des lignes (la harpe de Marie-Pierre Langlamet !). Les timbres s'épanouissent dans l'écrin généreux où dialoguent bois et cordes avec un vibrato libéré de toute onction (Noah Bendix-Balgley) auquel répond la longueur de trajectoire du hautbois (excellent Jonathan Kelly) et l'opalescence de la clarinette (Alexander Bader). Sans jamais verser dans la suffocation et l'émollient désir qui signerait une identité musicale trop systématique, Petrenko souligne les chatoiements du thème et la variété de l'instrumentalisation dans les reprises qui faisait l'admiration d'un Pierre Boulez parlant du Faune comme de "l'éveil de la modernité musicale".

Le contraste avec la Kammermusik n°1 de Paul Hindemith est d'autant plus saisissant qu'on laisse de côté ici la question de l'épure et de la tentation de l'art pour l'art, préférant l'hétérogénéité des styles et des structures dans une partition qui tient à la fois d'un faux semblant archaïque d'une sérénade baroque et des modulations fox-trot et jazzyformes et jazzydulées. Le modèle est ici moins littéraire que purement dansé, avec une confusion revendiquée mêlant sérieux et divertissement à la manière d'un Stravinsky. Hindemith articule un quintette à cordes avec un quatuor à vents (flûte, clarinette, basson, trompette), un accordéon et un piano avec une ensemble de percussions (xylophone, caisse claire, sifflet…).

La battue de Kirill Petrenko dans le premier mouvement ne prend pas à la lettre l'indication Sehr schnell und wild, préférant au motorisme traditionnel l'impression générale d'une effervescence affolée. Le geste peint à la manière d'un Grosz ou d'un Beckmann les humeurs Années folles et les stridences d'un carrefour où se croisent d'improbables machines à vapeur, trompette qui cancane et écrase ses notes, pépiements de piccolo et clarinette, xylophone qui burine. L'élégance du quatuor à cordes oppose un contraste qui fait du Mäßig schnelle Halbe, une sorte d'étrange marche alternant la martialité d'une caisse claire au badinage élégant du quatuor cordes qui répond au thème magnifié par la trompette solo de Guillaume Jehl. Equilibre parfait dans le fantomatique Quartett sehr langsam entre le basson de Stefan Schweigert, la clarinette d'Alexander Bader et la flûte d'Emmanuel Pahud, tandis que résonne l'étrange tocsin d'une unique lamelle métallique (Raphael Haeger). Le dernier volet privilégie la brillance et l'énergie à la mention d'extrêmement vif (Äußerst lebhaft). Le chef russe réalise ici des prouesses d'élans et de pulsation, depuis une entrée en matière rappelant furieusement celle du Mandarin merveilleux, jusqu'aux vagues chromatiques et ces virgules de piccolo à contretemps qui viennent ponctuer les géniales exubérances de ce fox-trot infernal.

Place enfin au point culminant de cette soirée, avec une Verklärte Nacht qui n'aura sans doute jamais aussi bien porté son titre, soulignant au passage la référence à Wagner qui hantait le jeune Schönberg – référence soulignée par Kirill Petrenko dans l'interview de présentation. On retrouve également dans cette troisième partie la relation de la musique à un texte poétique éminemment plus narratif que le Faune de Mallarmé. L'histoire de ce couple dont Richard Dehmel met en avant la crainte de cette femme qui attend un enfant d'un autre homme, la crainte que celui avec qui elle partage désormais la vie ne refuse cet enfant et la rejette. Cette lutte, ce chemin vers la lumière (Petrenko prononce l'expression "Per aspera ad astra", vers les étoiles à travers les difficultés), est également un chemin vers la transfiguration. Pas de théâtralité souvent dangereusement sulpicienne mais une musique qui trace le lien étroit entre la sonorité et le poème.

A‑t‑on déjà entendu une introduction ou l'absence de vibrato se marie aussi bien à la moire des timbres et des lignes, avec une palette qui s'étend de l'obscurité des violoncelles et altos (sublimés par Amihai Grosz en chef de pupitre, avec le soutien de la contrebasse solo de Janne Saksala) jusqu'aux teintes claires des violons. Le son n'est ici jamais massif ou langoureux, rappelant la façon dont un Boulez ou un Karajan dans la version pour grand orchestre à cordes savaient alléger le propos sans jamais faire oublier les contours du sextuor initial. Ici, la véhémence des trémolos ne déborde jamais au-delà d'une sentimentalité fort heureusement tenue à distance – une approche qui libère le chemin d'un sens et d'un sentiment qui ne s'encombrent pas d'une expressivité inutile. Il faut entendre pour se convaincre, la ductilité et l'aisance des enchaînements comme le périlleux basculement ternaire – 4/4

Cette Nuit a la sérénité et l'innocence d'une Siegfried-Idyll, la respiration et l'horizon expressif du duo d'amour de Tristan. C'est un parcours et un tableau sonore en forme de traversée à laquelle nous convie Petrenko, rendant audible les procédés qui rendent sensible la sensation du temps musical : une liberté de pulsation, l'effacement d'une lecture par "sections" au profit d'un pur dialogue harmonique. Les ultimes mesures font la part belle aux bariolages en arrière-fond, écrin subtil duquel se détache l'humilité et la précision du violon de Noah Bendix-Balgley. L'alternance de plan serrés et de plans larges sur les musiciens au centre d'une Philharmonie sans public donne à ce final une signature visuelle qui renforce l'impression d'un voyage à travers la nuit, sous une voûte céleste constellée de notes et de scintillements – un véritable tableau sonore.

Concert disponible sur https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53010

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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