À Tel Aviv, le programme prévu comportait les Rückert Lieder de Mahler (soliste Elisabeth Kulman), Kol Nidrei de Max Bruch, écrit en 1882 pour la communauté juive de Liverpool avec pour soliste Amihai Grosz (alto) d’après deux mélodies hébraïques, et la Symphonie n°4 de Mahler (Soliste Christiane Karg).
Du programme initialement prévu, seule la Symphonie n°4 de Mahler, avec la même soliste a été maintenue, en effectif réduit dans la version pour orchestre de chambre d’Erwin Stein, car il reste sur la plateau 15 musiciens respectant la distanciation physique. Les autres œuvres, Arvo Pärt : Fratres pour orchestre à cordes et percussion, György Ligeti : Ramifications pour orchestre à cordes, Samuel Barber : Adagio pour cordes un programme à la fois plutôt XXe siècle, d’une tonalité mélancolique ou sombre. Les temps ne sont pas guillerets, même si la symphonie de Mahler est un peu plus optimiste.
Il y a évidemment quelque chose de très particulier en ce 1er mai. Nous sommes en direct, nous écoutons tous (80 pays) un concert en train de se faire, sans public dans la salle, très émus de l’événement et en même temps angoissés. La musique, ce ne peut être cela. Ce ne peut être une offrande musicale sans communion autre que des milliers de cellules individuelles se retrouvant face à face avec ses émotions ; la musique sans sa communication directe, sans la chaleur du collectif, sans faire société, c’est le sens profond de l’art qui disparaît.
Et ce n’est pas le moindre mérite de ce concert que de montrer et pile et face, de montrer ce que peut-être un concert aux temps du confinement, et ce que ne peut pas être un concert en temps ordinaires. Il y a quelque chose de tragique de voir les musiciens et le chef saluer un public invisible, une salle, une de celles que nous aimons le plus, vide, et il y a d’autre part quelque chose de réconfortant à écouter le Président de la République Fédérale, Frank-Walter Steinmeier, parler si simplement et si bien de l’événement pour ouvrir le concert. Cela change des tons pseudo gaulliens qu’on affectionne de ce côté-ci du Rhin. La première qualité de l’éloquence, c’est d’abord la qualité du message et pas sa forme, on a un peu trop tendance à l’oublier : on n’est pas éloquent quand on n’a rien à dire…
Ainsi donc, le spectateur est bouleversé et en même temps dubitatif : le monde de la musique classique a besoin de ce concert, mais ce concert lui révèle évidemment qu’il a besoin de plus, lui révèle la béance qui va séparer ce merveilleux moment musical à géométrie réduite, et ce que nous apporte la merveilleuse géométrie dans l’espace d’un concert ordinaire, tout simplement. Remercions donc les Berliner Philharmoniker et leur Chefdirigent Kirill Petrenko de leur magnifique cadeau, qui nous apporte tant et qui nous lacère tant. L’Art, c’est d’abord la générosité. Notons à ce propos que le samedi 23 mai à 19h, une nouvelle expérience de concert dans la salle vide sera proposé avec un programme passionnant : Le Prélude à l’après midi d’un Faune (arrangé par Benno Sachs) de Debussy, la Kammermusik d’Hindemith op.24 n.1 et enfin Die Verklärte Nacht de Schönberg, op.4 dans la version de 1943 pour orchestre à cordes. Notez-le sur vos agendas.
Le programme spécial conçu pour ce 1er mai a été particulièrement sensible au moment que nous vivons. Des pièces assez courtes, profondément spirituelles, qui réclament concentration et qui demandent de rentrer en soi. Rien de spectaculaire, mais une sorte de musique de l’âme.
Fratres d’Arvo Pärt est une des œuvres les plus connues du compositeur estonien. Elle se prête tout particulièrement à l’événement d’abord, par son titre, Fratres (Frères) particulièrement bienvenu en ces temps de trouble universel et de repli forcé sur soi, mais surtout parce qu’elle n’a aucune indication d’instrumentation : elle est donc tout particulièrement adaptée à ce concert si particulier composé pour une quinzaine de musiciens espacés sur le vaste plateau de la Philharmonie.
Fratres a été composé (en 1977) dans le sillage de la mort de Britten et célèbre une fraternité d’art : il y a dans ce choix aussi quelque chose de particulièrement profond, d’une grande humanité qui convient évidemment à la période.
Structuré en répétitions mélodiques rythmées par les percussions (les claves) et le son lancinant des contrebasses, la pièce se réfère à une période où Pärt était proche du minimalisme. Avec sa précision habituelle, Petrenko prend bien soin de construire ce système d’écho contrebasses/Claves donnant à l’ensemble quelque chose d’obsessionnel. Dans la quinzaine de pupitres (cordes) on reconnaît notamment le premier violon Daishin Kashimoto et Madeleine Caruzzo, la première femme à avoir intégré l’orchestre et qui va bientôt partir en retraite. Moment suspendu, d’introduction à un concert particulier, mais le format convient parfaitement à la pièce, et une fois de plus, le son frappe par sa précision et sa pureté. Notons également, pour ce concert et pour le prochain le 23 mail, le choix de pièces sans concessions, pas toujours bien connues du public, c’est aussi le signe notable de la programmation 2020–2021 des concerts de Petrenko, si elle a lieu comme prévu.
Deuxième pièce proposée, Ramifications pour cordes de György Ligeti (composée en 1968 et crée en 1969), une commande de la fondation Koussevitsky est une œuvre pour orchestre à cordes de douze musiciens, fondée sur le principe du contrepoint et de la singularité de chaque instrument isolé. Ainsi – et c’est Petrenko lui-même qui l’explique- cela convient parfaitement à la disposition avec distanciation physique parce que chaque musicien isolé des autres devient singulier et fait parfaitement entendre le son qu’il produit, différent du voisin qui joue un ton au-dessus (en fait l’ensemble est composé de deux groupes de cordes qui jouent avec un quart de ton de différence).
La disposition avec distanciation physique ne produit pas l’effet voulu par Ligeti, pour lequel le rapprochement des musiciens créait comme un unicum, alors que l’espacement des musiciens entre eux crée au contraire un effet analytique neuf, mais qui en même temps fait apparaître les éléments d’une composition qui par ailleurs devait rester pour les exécutants assez libres. Les cordes des Berlinois font évidemment merveille, par la finesse du son et les subtiles différences qu’on perçoit de l’un à l’autre. Dans cette « imprécision » concertée ou concertante, il faut regarder le rythme de la battue du chef et la précision de la mesure. Il en résulte une ambiance étrange et fascinante ; passages virtuoses de l’aigu extrême au grave, alternance des rythmes, crescendos, jeux sur les contrebasses et l’extrême aigu des violons qui vont bien au-delà de l’exercice de style qu’on pourrait quelquefois craindre. Un moment musical exemplaire servi par la perfection de l’exécution. Quel orchestre !
Avec Samuel Barber, et son célébrissime Adagio pour cordes, on retrouve un répertoire à la fois célèbre, populaire et surtout conforme à la tension des temps terribles que nous traversons, qui par son écriture pour corde convient là encore parfaitement au programme de ce concert spécial.
Créé par Arturo Toscanini avec le NBC Symphony Orchestra en 1938 à New York, l’œuvre a fait le tour du monde, liée également à un nombre impressionnant de films. Elle est construite en un crescendo tendu suivi d’un silence et d’une reprise qui donne une respiration étrange à l’œuvre, d’une rare mélancolie. Ce qui frappe ici dans cette pièce de deuil c’est aussi la plénitude du son de l’orchestre, la subtilité des reprises, les sons à peine esquissés, qui s’éteignent (la fin est à ce titre poignante), et néanmoins cela respire, comme un arc mélodique d’une incroyable douceur. Évidemment, la qualité des cordes de l’orchestre est ici exaltée, qui réussissent totalement à faire oublier qu’ils ne sont qu’une quinzaine. Prenant, fascinant et aussi déchirant de simplicité car rien n’est de trop.
La symphonie n°4 en sol majeur de Mahler est la seule pièce qui était originellement prévue à Tel Aviv, avec la soliste Christiane Karg. Mais, distance physique oblige, c’est l’arrangement pour orchestre de chambre de Erwin Stein (1885–1958) qui a été choisi et Kirill Petrenko en donne lui-même les motifs. Erwin Stein est un proche de Schönberg, admirateur de Mahler ; Quand Schönberg fonde en 1918 le Verein für musikalische Privataufführungen (la Société pour des exécutions musicales privées), Erwin Stein qui a été élève de Schönberg de 1906 à 1910, en est évidemment l’un des architectes. La mission consiste à exécuter les musiques les plus modernes à partir de Mahler. Et Mahler n’est mort que depuis 7 ans, il est dans toutes les mémoires des compositeurs du temps. Cet arrangement qui date de 1921 est donc créé pour la Société de Schönberg qu’on appelle aussi Schönberg Society, dans un format pour salon privé. Erwin Stein est un compositeur, il connaît parfaitement l’univers mahlérien et son « arrangement » est remarquable parce qu’il livre la symphonie dans ce qu’elle a de plus authentique, il en livre – avec la perte évidente par rapport à l’orchestre symphonique – le « noyau dur » ce qui fait que l’auditeur sort de cette audition sans vraie frustration parce qu’il y a une couleur, une ambiance, une vérité qui prend à la gorge. Le travail de Erwin Stein transmet sans aucun doute possible ce que Mahler voulait transmettre de cette symphonie.
Alors que la première partie donnait aux cordes la partie belle, l’orchestre est ici évidemment diversifié en donnant cette fois une importance aux bois : on reconnaît Wenzel Fuchs (Clarinette) Emmanuel Pahud (Flûte) Albrecht Mayer (Hautbois), très isolés au troisième rang et singulièrement mis en valeur par cet isolement mais aussi, autour du chef outre Daishin Kashimoto, Christophe Horák (2nd violon), Matthew McDonald (contrebasse) et Ludwig Quandt (violoncelle), il y aussi un piano, et un harmonium (Hendrik Heilmann) et l’écriture forcément ascétique, réduite à l’essentiel donne aux solistes une voix encore plus prépondérante (importance de la clarinette par exemple). C’est justement cet élément qui frappe : comment Mahler écrit pour les solistes de l’orchestre comme des petits moments concertants, qui semblent ici s’accumuler tant les musiciens sont exposés, seuls. Et c’est magique.
L’œuvre elle-même est plutôt ouverte et prudemment optimiste, et entièrement tournée vers son quatrième mouvement « Das himmlische Leben/La vie céleste »…
Après les tensions des œuvres de la première partie, visibles sur le visage tendu de Kirill Petrenko, il retrouve ici dce sourire qu’il arbore souvent en dirigeant Mahler notamment, d’une manière très dansante dès les premières mesures. Et cette interprétation révèle de manière plus nette, plus crue presque, des couleurs particulières de la symphonie.
Je me souviens lors d’une conversation avec Claudio Abbado que celui-ci parlait de Mahler en disant « poverino », parce qu’il était profondément convaincu que derrière la surface des choses, ici des aspects guillerets et détendus, il y avait toujours la souffrance sous-jacente.
Et cette interprétation en est révélatrice : les musiciens, isolés, exposés, livrent un son toujours sur le fil du rasoir, incroyable de virtuosité, mais en même temps presque angoissé, c’est visible chez Albrecht Mayer, par exemple. On le sent dans l’adagio (Ruhevoll/poco adagio), qui débute par un solo de violoncelle (Ludwig Quandt) accompagné par la contrebasse de Matthew McDonald, puis repris au violon et au hautbois. On sent à la fois l’expression d’une intimité, d’une mélancolie déchirante, et la concentration des solistes (ce sont parmi les meilleurs solistes de l’orchestre qui sont ainsi presque mis à nu dans leur exécution, et c’est bouleversant : dans l’orchestre, ils sont (physiquement) un parmi d’autres, ici ils sont presque physiquement seuls avec la musique, ayant à charge d’incarner l’orchestre, et d’incarner une musique qui doit à la fois dire l’espoir et les regrets, le futur et la nostalgie d’un passé, mais aussi quelquefois l’amertume dont cet adagio n’est pas dépourvu, non plus qu’une agitation interne que les changements de rythmes trahissent quelquefois : l’accord final sonne à la fois triomphant et déchirant notamment le jeu d’échanges entre le violon de Daishin Kashimoto et l’alto de Amihai Grosz…
Jamais l’expression « faire de la musique ensemble » n’a été tant chargée de sens.
Et Kirill Petrenko, dont la précision et le souci d’accompagner chaque note sont désormais bien connus, semble laisser ici les musiciens libres de trouver leur univers, de s’y installer « behaglich », douillettement, confortablement comme l’écrit Mahler, mais un confort de funambule. Bouleversant. Petrenko est ici part d’un ensemble plus que chef, il fait aller de « conserve » ses quinze fabuleux musiciens et on le sent attentif à chaque moment, à chaque son, comme soucieux que l’enchantement sans cesse renaisse, comme s’il trouvait dans ce moment inoubliable l’essence même de la symphonie.
Le quatrième mouvement, qui, on le sait, est une strophe de Des Knaben Wunderhorn à l’origine prévu pour la 3ème symphonie. C’est, comme c’était prévu à Tel Aviv. Christiane Karg qui en est la soliste. Elle semble être la voix idéale pour ce mouvement, dans ces conditions : d’abord, la voix n’est pas noyée par l’orchestre nombreux et se détache parfaitement, et donc le Lied est un vrai Lied accompagné par quelques instruments qui se prennent tour à tour la voix. Ainsi d’Emmanuel Pahud qui à la flûte joue avec la voix de la soliste dans un manège délicat…
La charge émotionnelle est forte parce Christiane Karg reste d’une simplicité sans manières, sans surcharge – avec peut-être une diction qui manque quelque peu de clarté, mais c’est un détail. C’est ici la voix juste pour le juste moment. Elle a un ton presque enfantin, – ce qui évidemment sonne parfaitement avec le texte, et cette découverte du paradis est en même temps comme celle d’une nouvelle Alice au pays des merveilles parce qu’elle sait instiller le sentiment de surprise. Il y a quelque chose de très particulier dans ce moment, qui atteint au sublime, parce que c’est à la fois comme un chant intime et intérieur, repris par quelques voix instrumentales qui sont pure évocation, et l’on oublie confinement, salle vide, distance physique, il reste juste la musique et nous. Et c’est miraculeux.
Enregistrement à retrouver sur Digital Concert Hall https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53365# (avec une petite présentation de Stanley Dodds et une courte interview de Kirill Petrenko par Olaf Maninger)
Olaf Maninger et Stanley Dodds sont actuellement les représentants de l’Orchestre chargés de la communication avec les médias.
Une fois de plus ,vous lire me ramène à l’émotion ressentie tout au long de ce fabuleux programme…merci ! Petrenko console le chanteur privé de scène que je suis, et qui fut béni d’etre dirigé par lui à Lyon dans ses Tchaikovsky et Wagner… puissions-nous retrouver rapidement la vibration humaine des concerts « en présence »
Guy Lathuraz