A l’occasion du tricentenaire de la mort d’Antoine Watteau, la saison musicale des Invalides a réservé une place de choix au peintre ainsi qu’aux musiciens qui, directement ou indirectement, lui font écho ; et pour ouvrir cette série de concerts, il a été fait appel à l’ensemble La Rêveuse – avec Florence Bolton à la viole de gambe, Benjamin Perrot au théorbe et à la guitare baroque, et Clément Geoffroy au clavecin – qui proposait le 8 novembre dans la salle Turenne un programme mêlant musique et Littérature, Benjamin Lazar endossant le rôle de récitant.
Les Fêtes galantes de Verlaine sont sans aucun doute les premières à venir à l’esprit lorsque l’on tente de relier l’œuvre de Watteau à un texte littéraire – par leur titre, par leur thème, par les couleurs qu’elles déploient, comme une plongée au cœur des toiles du maître. Mais bien que l’on associe principalement l’artiste à ses scènes amoureuses et pastorales, Watteau fut aussi le peintre et le dessinateur de scènes de guerres : pas de batailles dans Le Bivouac (1710), Les Fatigues de la guerre (1713) ou Le Camp volant (1710–11), mais l’attente, l’ennui entre les combats – autant de scènes quotidiennes en cette fin de règne de Louis XIV. Benjamin Lazar et l’ensemble La Rêveuse ont précisément l’intelligence de mettre en miroir ces deux facettes de l’œuvre de Watteau, des derniers feux du Roi Soleil aux fêtes galantes de la Régence ; de ne pas enfermer l’artiste dans le cliché d’une peinture aux sujets futiles et sans profondeur, mais de l’approcher sous divers angles d’étude.
Le concert s’ouvre ainsi par la Suite en sol mineur de Louis de Caix d’Hervelois et « Pourquoi doux rossignol » de Jean-Baptiste de Bousset, accompagnant le « Songe de Vaux » de La Fontaine (lu avec une prononciation dite restituée) : comme un premier tableau musical et littéraire, où les jardins sont peuplés de divinités et où la langue nous est à la fois compréhensible et étrangère par ses accents. Les musiciens sont un peu dans la retenue dans le prélude de la Suite, mais le son gagne progressivement en densité et en élan, comme dans « La Quinson » très bien phrasée par la viole ou le « Tambourin ».
L’atmosphère champêtre de ces premières minutes laisse ensuite place à L’Abrégé de la vie d’Antoine Watteau écrit par Edme-François Gersaint (celui de L’Enseigne de Gersaint !), qui raconte les années de formation du peintre de sa Valenciennes natale jusqu’aux ateliers parisiens où il se distingue par ses qualités de copiste, tout en s’exerçant à dessiner tout ce qu’il avait sous les yeux – nature, animaux, tissus, éléments de décors, jeunes femmes, soldats. Voilà qui nous mène à un autre versant de l’œuvre de Watteau, moins bucolique, moins champêtre, aux couleurs plus sombres aussi, illustré au clavecin par Clément Geoffroy avec Les Caractères de la guerre de Dandrieu – formidable exercice où le clavecin tente d’imiter les sons militaires, de la fanfare à la charge en passant par la marche et la retraite. Clément Geoffroy y fait preuve de belles qualités expressives, insufflant du contraste et une tension soutenue d’un bout à l’autre de la partition. Mais l’originalité de ce concert est de ne pas s’en tenir uniquement aux contemporains de Watteau puisque pour accompagner ce pan guerrier du programme, Benjamin Lazar se tourne vers Hoffmann et son conte fantastique « Le Spectre fiancé ». Il y fait preuve d’un talent de conteur hors pair pour rendre la force dramatique contenue dans l’extrait choisi, où le personnage de Maurice raconte un événement étrange survenu parmi les soldats de la bataille de Vitoria alors qu’ils attendaient au campement la reprise des combats : une scène de bivouac telle que Watteau aurait pu la peindre.
Toujours dans un souci de variété, ces scènes de guerre laissent rapidement place à une atmosphère plus champêtre avec le très beau poème « Watteau » de Théophile Gautier, que Benjamin Lazar lit avec une douceur et une émotion superbes, puis avec quelques poèmes tirés des Fêtes galantes de Verlaine (« Clair de lune », « Mandoline », « Colloque sentimental » et en bis « Cythère »). La lecture en est variée, parfois touchante, toujours frappante par sa manière de jouer avec la musicalité des poèmes et de convoquer des images. La « Plainte » de Louis de Caix d’Hervelois leur répond parfaitement, Benjamin Perrot en livrant une interprétation lyrique et élégiaque, de même que les pièces de Leclair et Marais qui ponctuent les lectures. Ces dernières pièces sont parmi les plus réussies du programme parce que les instrumentistes y dialoguent véritablement, y construisent un son d’ensemble dense et servi par des phrasés bien dessinés. De même que l’apparente futilité des fêtes galantes représentées par Watteau cache mal une certaine mélancolie, les œuvres musicales choisies ici ont des aspérités et des reliefs qui évoquent davantage l’obscurité de L’Amour au théâtre italien que le ciel vaporeux du Pèlerinage à l’île de Cythère. Les musiciens réussissent en tout cas à dépeindre une atmosphère particulière, à jouer à leur manière avec les couleurs et à donner un écho musical aux toiles du peintre, que la musique parvient à convoquer à l’esprit de l’auditeur.
Un programme d’une grande intelligence donc, qui joue sur la porosité des frontières entre les arts. Pour aller plus loin, la discographie de l’ensemble La Rêveuse propose un album consacré à Louis de Caix d’Hervelois, paru chez Harmonia Mundi ; quant à la saison musicale des Invalides, elle se poursuit avec un concert intitulé « Watteau et la musique » ainsi que l’opéra-ballet Les Eléments, qui célèbreront à leur tour le peintre.