Le public dans son écrasante majorité était ravi de se retrouver à ce dernier rendez-vous de la saison 2019–2020 du Grand Théâtre de Genève, terriblement frappé comme tous les théâtres européens par les effets de la crise sanitaire, et fermé jusqu’aux dernières semaines de juin. Tous les spectateurs ? Non, un irréductible helvète (?) ou gaulois (?) ne cessa de grommeler, de se plaindre bruyamment (en dérangeant tous ses voisins) du piège dans lequel il était tombé, de l’arnaque dont il était victime, de son désir de fuir.
L’arnaque, c’était Die schöne Müllerin, par Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch… On fait pire ; sauf visiblement pour les malotrus qu’on croise quelquefois.
Cette triste anecdote mise à part, les deux artistes ont offert 1h15 de pur bonheur, ce pur bonheur de retrouver la voix en direct (au moins pour l’auteur de ces lignes, car d’autres soirées-récital avaient été offertes par le Grand Théâtre les jours précédents), et surtout cette voix, dans un répertoire qui lui est familier et qu’il a enregistré, avec le même pianiste.
Pur bonheur d’un univers dessiné, dans ce Schubert de 1823 qui réunit dans le cycle Die schöne Müllerin l’ensemble des thèmes qui constituent sa musique liederistique. Il y a le thème omniprésent de la nature, celui du Wanderer (tant aimé par ce site), celui de l’amour, de l’adieu. En somme une sorte de parabole vécue par un jeune apprenti meunier qui croit séduire une jeune et jolie meunière, mais qui va se trouver en concurrence avec un chasseur. Thématiques fréquentes à l’époque, le chasseur qu’on retrouve dans le Freischütz, de 1821 ou le thème du meunier, Der Müller. Notons au passage (et Lacan aurait apprécié ce que déjà les amis de Schubert avaient noté que les poèmes sont de Wilhelm Müller qui écrit sur une Müllerin, traduit en français, un Monsieur Meunier (trad.de Müller) écrit sur une meunière…). Il y a là comme un jeu d’étudiants ou de jeunesse : après tout Schubert a 26 ans (né en 1797), et Wilhelm Müller lui-même est son contemporain ou peus’en faut, né en 1794, il a 29 ans et mourra à peu près aussi jeune que Schubert (1828, 31 ans), en 1827 (à 33 ans). Même si ces vers apparaissent à l’époque comme trop simples, presque trop populaires, Müller sera aussi l’auteur du cycle Winterreise (1827), la période qui s’ouvre, la dernière de la vie de Schubert étant la plus maîtrisée du compositeur.
La langue est simple et c’est sans doute aussi ce qui séduit Schubert, la poésie de la nature doit exhaler une immédiateté, une simplicité qui la rend de plain-pied accessible, qui va directement au cœur (souvenons-nous de ce que Rousseau disait de son Devin du Village, on n’en est pas loin). Cette nature ne doit pas être menaçante : on n’est pas dans la nature noire et romantique d’un Freischütz, on est dans un espace bucolique qui nous rapproche d’Horace ou des bucoliques grecs comme Théocrite. Müller est un philologue, qui a étudié les classiques et les humanités, passionné de surcroît par la culture italienne et par la culture grecque moderne (dont il apprend la langue), c’est un philhéllène convaincu.
Dans ces cercles, la thématique de la nature et aussi du jeune meunier et de la jeune meunière sont fréquents, avatar des bergers et bergères de la pastorale, on rencontre ces thématiques un peu partout et notamment dans Des Knaben Wunderhorn, cycle de poèmes dont Mahler mettra en musique bon nombre, et pas seulement en Allemagne : il suffit de rappeler l’opéra de Paisiello, compositeur fameux dans l’Europe entière, qui a pour titre La Molinara (la Meunière) qui conte les amours d’une jolie meunière dont l’air le plus fameux, Nel cor più non mi sento fut l’objet de 6 variations par Beethoven lui-même quand il entendit l’œuvre au Burgtheater de Vienne en 1795. On voit qu’il s’agit là d’un thème transversal, un lieu commun d’époque qui plus est à Vienne…
Le cycle se présente donc comme un récit assez ordonné, avec une introduction (les trois premiers poèmes) insouciante, la joie du Wandern (de la randonnée) de la part d’un jeune apprenti meunier dans la nature et puis la rencontre avec la meunière. Temps suspendu, on y croit un instant et puis dans la deuxième partie, plus « dramatique », la belle meunière est soufflée au jeune apprenti par le chasseur (jamais sympathique dans ce type d’histoire) avec un épilogue qui se clôt par une berceuse. Petite structure dramatique qui serait presque un sujet de pastorale ou de mini opéra, d’intermède baroque.
Un sujet qui convient a priori à une voix de ténor (la jeunesse, la fraicheur, la spontanéité) qui était celle de Schubert, même si l’œuvre sera dédiée à un baryton et que si de grands ténors (comme Julius Patzak ou Jonas Kaufmann) chantent le cycle, de très grands barytons comme Dietrich Fischer-Dieskau, Matthias Goerne, Thomas Quasthoff l’ont eu à leur répertoire.
Tout dépend évidemment de la couleur qu’on veut donner à l’ensemble, un ensemble qui contient tous les grands thèmes schubertiens, la nature, l’errance, le voyage, la rencontre, l’amour et son pendant la douleur, la résignation, voire la mort.
Le dialogue entre la voix et le piano est aussi déterminant, si la voix exprime sans cesse les variations de l’âme de la joie et de l'insouciance à la tristesse et au doute, le piano n’est pas le calque instrumental de la voix, par sa délicatesse, par sa discrétion quelquefois, par son autonomie aussi, la voix du piano dessine un univers et un cadre d’une sérénité presque quelquefois résignée. Là où la voix peut être âpre, le piano reste distancié, d’un naturel et d’une fluidité presque éthérée : d’où un jeu de couleurs et de contrastes uniques.
Ainsi le dialogue et l’union entre la voix de Jonas Kaufmann et le piano d’Helmut Deutsch semblent en place et tout à fait rodés. En ce soir d’été, pas de raideur imposée par un frac ou un smoking, mais un simple costume de ville gris et une cravate noire pour le ténor, plutôt détendu. L’écoute en est presque favorisée, comme si on retrouvait familiarité et naturel, conditions idéales pour une œuvre dont la simplicité est le programme artistique.
Ce naturel, on le retrouve au tout début du cycle et notamment dans le premier poème, Das Wandern, une sorte d’exposition des thèmes, au rythme heureux de la marche du randonneur, il y a là l’insouciance d’une jeunesse qui profite de l’instant présent une sorte de carpe diem qui ne s’interroge pas sur le destin : d’où le second poème Wohin ? (où aller ?) prévu pour être le premier. Et d’emblée, jusqu’au troisième poème (Halt) Jonas Kaufmann pose un personnage, installe cette insouciance qui va vite se transformer.
Il y a dans Das Wandern, à la fois les éléments d’un paysage qui pourraient être comme un paysage de l’âme, qui évoquent à la fois l’action (Wandern) l’eau qui coule (le locus amœnus cher aux lyriques latins, les roues (Die Räder) du moulin qui tournent, les pierres ; bref, un paysage où derrière l’exposé d’un programme simple sont évoqués en sous-texte des thèmes éternels, comme des jalons qui vont parsemer le cycle, rythme de mélodie populaire, mais chant pas si populaire, pas si Volkslied. Le timbre s’est légèrement bruni, ce n’est plus un timbre jeune, comme si la vie était passée, comme si on revenait sur un souvenir. Kaufmann utilise tout le spectre, en prenant soin à chaque fois de différencier sur les répétitions : il ne dit jamais les mots répétés essentiels (Wandern, Wasser, Räder etc…) de la même manière en utilisant aussi sa capacité bien connue à savoir alléger, à savoir adoucir la voix jusqu’à la mezzavoce, c’est à dire à varier la couleur, mais sans rien de démonstratif, simplement par touches, presque « impressionnistes », avec le soutien du pianiste qui exprime ce côté dansant, mais pas trop, qui ouvre le cycle. Déjà un univers se dessine, légèrement différent du disque qu’ils ont fait ensemble chez DECCA.
Le jeune homme et l’espoir
Les cinq premiers poèmes mettent déjà en place ce qui sera un des caractères dominants de cette soirée, à savoir le caractère théâtral, le petit drame. Kaufmann construit un personnage qui va vivre une aventure amoureuse déçue, et il donne à l’ensemble de cette histoire un caractère psychologique fort. Nous l’avons dit, nous ne sommes jamais dans l’hic et nunc, mais dans l’évocation, dans un souvenir revécu : il donne à ce jeune apprenti meunier l’épaisseur du vécu, du regard attendri et encore souffrant sur le passé, Tout poète lyrique, en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l'Eden perdu, disait Baudelaire. Nous y sommes. Et le style de Jonas Kaufmann, loin d’être un simple premier degré, nous souligne ce retour et cette évocation de ce monde du vert paradis des amours enfantines, selon l’expression de Baudelaire dans Moesta et errabunda ((Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, LXII)).
Petite dramaturgie initiale en effet, la randonnée un peu laissée au hasard (Wohin ?), qui s’arrête au moulin (Halt !), qui longe le ruisseau ( Danksagung an den Bach/Remerciements au ruisseau) va se tendre légèrement au moment de Ungeduld (impatience) qui suit le poème de l’espérance amoureuse, la quête amoureuse (le ton est plus intime, plus le ton d’un monologue intérieur, genre où Kaufmann est un maître.
L’intérêt de ces sept premières pièces est qu’elles tracent un paysage, extérieur qui est évidemment aussi paysage intérieur, en étant liées entre elles (Ungeduld reprend des thèmes de Wandern, d’autre part Halt et Danksagung an den Bach sont liées par le vers de conclusion de l’un devenu le premier de l’autre, comme un parcours un peu fléché, car à Wohin ? (où aller ?) (deuxième poème) répond « Zur Müllerin hin ! » (vers la meunière) (Danksagung an den Bach) qui sonne comme un encouragement et Jonas Kaufmann réussit à incarner ces continuités, ce tissage des mots et ces renvois, tout en introduisant sans cesse des petites variations, des raffinements vocaux, tout en restant particulièrement détendu et simple. Il est ici aidé par Helmut Deutsch, qui donne à la fois la fluidité et l’unité, mais aussi parfois le contrepoint, comme dans la première partie de Feierabend, où c’est le piano qui montre au-delà des paroles, comment le cœur bat, comment l’âme est remuée. D’où l’interrogation de Der Neugierige où le héros interroge le ruisseau pour savoir s’il est aimé, sorte d’interrogation oraculaire d’un Narcisse qui serait amoureux de l’Autre… Moment miraculeux où la voix devient plus intérieure, où le son s’atténue, et où Kaufmann excelle à jouer sur tout le spectre, du grave à l’aigu, du léger au puissant et appuyé. Ungeduld est un retour à la jeunesse impatiente, aux aigus puissants, aux variations, soutenues par un Helmut Deutsch fabuleux d’urgence, comme un rappel du premier poème, coloré de l’apparition de la belle meunière. Même ambiance, même couleur juvénile, avec ce zeste de suspension, de souffle suspendu pourrait-on dire.
Le jeune homme et l’amour
On passe à l’épisode essentiel, la rencontre amoureuse avec la belle meunière, un moment d’espoir et d’optimisme qui fait suite à « Ungeduld » et surtout à cette retenue de « Danksagung an den Bach ». Kaufmann excelle à varier les facettes de cette âme pas encore inquiète et en attente, appuyant sur les mots importants, jouant sans cesse sur les volumes, du murmure à la pleine voix, quelquefois dans le même vers. La rencontre amoureuse n’est jamais totalement libérée de toute contingence, toujours, elle contient en elle non une menace, mais l’idée confuse que tout cela peut se terminer, il y a dans la manière d’aborder ces vers une imperceptible tension, comme une peur esquissée que les choses n’aillent pas de leur train. Description d’un cœur amoureux « Dein ist mein Herz, und soll es ewig bleiben » ((Mon coeur est à toi, que cela soit pour toujours)) est le vers qui scande chaque strophe, et qui devient de plus en plus urgent, la voix s’affermit, comme si du souhait on passait à l’exigence. Avec une tension de plus en plus palpable, au point que le public applaudit, comme à la fin d’un cycle ou d’un air.
C’est effectivement la fin d’un moment où tout est déjà dit, la nature, le cadre, la jolie meunière et l’amour naissant, qui devient de plus en plus pressant : tout ce début prépare, tel un prologue l’aventure du cœur et de ses intermittences qui vont irriguer la suite.
Le piano de Helmut Deutsch le dit souvent, il y a des liens implicites et explicites d’un poème à l’autre. Morgengruss (salut matinal) est un poème aux paroles très directes, très simples, chantées avec une délicatesse infinie qui fait contraste avec Ungeduld. Mais déjà les deux derniers vers semblent être un avertissement :
Und aus dem tiefen Herzen ruft
Die Liebe Leid und Sorgen.
Et du plus profond du cœur l'amour appelle
souffrance et soucis
Dès l’ouverture de ce deuxième moment, la souffrance amoureuse est présente. Il n’y a pas d’amour heureux en quelque sorte, et la délicatesse de Kaufmann est empreinte déjà d’un voile. C’est déjà une couleur non d’espoir mais de mélancolie, un des meilleurs moments du ténor, avec un piano presque prophétique qui dit ce que les paroles n’osent encore dire.
Le Lied suivant, Des Müllers Blumen (Les fleurs du meunier) est à rapprocher d’un des derniers du cycle Trockene Blumen (Fleurs séchées). L’idée est délicate et assez commune, ce que le héros n’a pu exprimer, il charge les fleurs de le dire (lieu commun bien connu de la poésie amoureuse, voire de la chanson) ; bien sûr, on a là l’expression d’une nature complice, de ce locus amoenus où la fraicheur du ruisseau, puis de la rosée, contribuent à dire l’amour, mais de la rosée aux larmes, il n’y qu’un pas, franchi avec le poème suivant, Tränenregen (pluie de larmes) annoncé par les trois derniers vers de Des Müllers Blumen :
Der Tau in euren Äugelein,
Das sollen meine Tränen sein,
Die will ich auf euch weinen.
La rosée dans vos yeux,
Que ce soient mes larmes,
Je veux pleurer sur vous.
Outre le dialogue entre piano et voix, évidemment obligatoire dans ce genre d’exercice, c’est le jeu d’échanges entre Helmut Deutsch, l’un des maîtres du Lied, qui dans Schubert respecte à la lettre une ambiance, qui jamais n’outrepasse des limites qui viseraient à faire pleurer Margot, à une expression trop marquée : il refuse toute forme de spectaculaire, laissant au contraire toutes les nuances de la modération, avec un toucher d’une légèreté souvent diaphane, ce qui valorise en contraste les moments plus tendus. Ce jeu est installé avec Jonas Kaufmann, dans un cycle qu’ils ont interprété de nombreuses fois et enregistré : ils communiquent directement, dans une entente sans paroles où chaque respiration fait sens. Et cela se lit dans les textes que nous venons d’aborder, où le lyrisme se mêle à une certaine angoisse du futur, une angoisse qui n’est jamais démonstrative, mais se construit là aussi par touches impressionnistes (j’emploie le mot à dessein comme directement opposé à l’expressionisme qui serait ici ridicule et réducteur). Dans Des Müllers Blumen, la voix est plutôt haute, Kaufmann joue sur la fluidité (évidemment reliée au ruisseau, à cette eau omniprésente dans le cycle qui coule et à ces roues de moulin qui tournent faisant avancer le temps), mais le timbre ici plutôt sombre fait merveille parce qu’il introduit une distance entre les espoirs de jeune homme et le souvenir de la maturité. Il y a là un jeu de couleur et de timbre qui rend avec justesse les dimensions des textes. Kaufmann n’est jamais aussi bon aussi déchirant même que dans le monologue intérieur parce qu’il joue en permanence des qualités (et défauts) de sa voix, de ses forces et des faiblesses : c’est tout simplement du grand art (voir comment il chante et dit « Ihr wisst ja, was ich meine » (vous savez bien ce que je pense) et notamment les facettes de sa manière d’aborder « meine » (qui signifie je pense, mais est un homophone de « meine » (ma/mienne).
Le poème suivant Tränenregen commence une introduction très retenue de Helmut Deutsch qui donne la tonalité du poème. Cette pluie de larmes n’annonce rien de vraiment optimiste. L’eau est le miroir à travers lequel parle le jeune homme à sa belle, mais la pluie le trouble, et finalement celle-ci rentre à la maison en lui adressant la parole.
Sie sprach : „Es kommt ein Regen,
Ade, ich geh’ nach Haus.“
Elle a dit : « Il va pleuvoir,
Adieu, je rentre à la maison ».
Cela pourrait apparaître comme une fin de non-recevoir, après la tonalité mélancolique de l’ensemble du poème, mais la musique (en mode mineur) devient presque plus souriante en ces deux derniers vers, qui justifie l’explosion suivante de Mein ! , qui va clore la première partie du cycle.
Est-ce un rêve qui atteint le héros ? n’est-ce pas plutôt l’aveuglement né de ce que pour la première fois, la belle meunière lui a parlé, même pour lui dire qu’elle partait. Cette parole fait naître l’espoir, le fol espoir et Mein ! est le sommet de l’illusion, bonheur fugace parce qu’imaginaire. C’est sans doute la pièce la plus scandée, la plus forte, où le piano est le plus présent, comme un cœur agité, comme dans l’urgence de l’émotion, avec des effets vocaux sur « Mein ! », lancé, affirmé, avec la force d’une sorte de triomphe où Kaufmann fait ressortir l’assurance par des couleurs de ténor, mais presque de baryton aussi, comme une sorte d’instabilité du timbre qui à la fois démontre la joie, l’illusion et l’incertitude ou la fragilité. Le vers « Die geliebte Müllerin ist mein » (la meunière aimée est mienne) a sa première partie grave et presque intime (die geliebte Müllerin) pour laisser mein en valeur, triomphant.
Étrange que ce poème intitulé Pause juste avant l’apparition du chasseur. Moment de bascule, moment d’incertitude après la joie illusoire de la possession (Mein !) et avant le moment de la résignation. Incertitude marquée musicalement par l’oscillation modale (majeur/mineur), mais aussi au niveau de l’interprétation : le luth est accroché au mur, après le chant de triomphe, arrive l’impossibilité de chanter : « poète pose ton Luth » (accroché au mur), on est à l’opposé de la Nuit de Mai de Musset.
Meine Laute hab’ ich gehängt an die Wand,
Hab’ sie umschlungen mit einem grünen Band –
Ich kann nicht mehr singen, mein Herz ist zu voll,
J'ai accroché mon luth au mur,
Je l'ai enveloppé dans un ruban vert -
Je ne peux plus chanter, mon cœur est trop plein…
Le jeune homme et la mort
Le ton est radicalement différent, la voix se fait très discrète, presque en retrait par rapport au piano à la fois discret, mais éloquent de Helmut Deutsch, qui dessine ici tout l’univers. Cette Pause est presque le début de la désillusion (le héros parle de plainte (« Klagte ») d’un bonheur qui est un fardeau (meines Glückes Last), d’une souffrance qui n’est pas mince (mein Leiden wär nicht so klein) au point que le chant ne peut le contenir.
Le sentiment de l’impossibilité amoureuse se transforme en impossibilité de chanter. Comme si commençait quelque chose comme un assèchement mélancolique.
Et c’est dans ce poème et le suivant qu’apparaît la couleur verte, qui devrait être celle de la nature. Une couleur aimée, exprimée par le titre de la pièce Mit dem grünen Lautenbande qui est couleur de l’espérance, et qui est partagée avec l’aimée (« du hast jo’s Grün so gern…Dann hab’ich’s Grün erst gern ») (Tu aimes tant le vert, alors j’aime le vert), on a laissé la couleur mélancolique du poème précédent et on revient à une certaine légèreté. On retrouve la couleur du ténor, on retrouve aussi les modulations, les mezzevoci, les notes à peine filées, on retrouve quelque chose qui est l’expression de l’intime. C’est de nouveau l’espoir, et Jonas Kaufmann, par son attitude, par ses gestes outre que par son chant, communique cet état d’âme : car il joue aussi avec son corps, sans aucune raideur, avec une vivacité sans excès mais communicative, comme une invitation à entrer dans son monde.
Nous avons insisté sur le côté monologue intérieur de l’ensemble du cycle, sur les variations psychologiques, sur l’incroyable richesse des couleurs, passant de la voix au piano, d’un plan à l’autre, tour à tour dominants. C’est qu’il y a là comme une petite mise en scène d’opéra. On va le voir notamment dans le poème Der Jäger, le chasseur, qui va par sa présence effacer l’espérance, sorte de coup de théâtre qui va déterminer le ton de toute la partie finale. Coup de théâtre, c’est à dire qu’il y a en effet une mise en scène de la voix, le dessin d’un personnage, d’un paysage, d’un état d’âme qui passe d’un état à l’autre comme le ruisseau qui gambade qui passe les obstacles, qui s’adapte aux accidents.
L’apparition du chasseur est un topos de l’époque : on le retrouve évidemment dans le Freischütz (avec la rivalité en Max et Kaspar), c’est un personnage du petit drame bucolique entre la belle meunière et le jeune apprenti, le moulin, le ruisseau et le chasseur qui passe par là, chassant évidemment autre chose que les animaux de la forêt. À rebours de cette vision prédatrice du chasseur, celle d’Erik dans Der fliegende Holländer, autre chasseur, mais éconduit, entre autres parce que chasseur : Wagner ne fait jamais comme les autres…
Nous arrivons donc au nœud du drame au sens théâtral du terme tant Kaufmann va théâtraliser la dernière partie du cycle (les sept dernières pièces).
Qu’on ne se méprenne pas, théâtraliser ne signifie pas histrioniser, bien au contraire : comme nous l’avons souligné, arrivé au seuil de la cinquantaine, Kaufmann ne peut chanter comme un « Jüngling », un jeune homme. Il est celui qui évoque, et qui en évoquant revit, avec divers accents cette histoire d’amour déçu. Alors, il est vain, inutile, voire erroné de chercher la petite bête vocale (la voix n’est plus ceci ou cela, ce n’est plus le Kaufmann d’antan etc…) car en soirée de récital, ce n’est évidemment pas là l’important : ce qui compte, c’est l’univers, c’est la maîtrise d’un ton, c’est le dialogue entre la voix et l’instrument c’est surtout l’intelligence du texte alliée, dans un cycle notamment à l’intelligence des situations. Et nous nous trouvons devant une grande performance, une « Schöne Müllerin » de la maturité, qui respire la nostalgie, mais aussi les bouleversements intimes, comme si on revivait un temps retrouvé.
Et les bouleversements, on les entend d’abord dans Der Jäger, la menace qui rode où le jeune apprenti cherche à chasser le chasseur, d’où un rythme haletant, d’où une voix légèrement engorgée et menaçante, à la limite quelquefois du parlé : l’émotion est telle que les paroles se bousculent, en un rythme haché, mené d’une manière diabolique par Deutsch ici extraordinaire. Et Kaufmann par le rythme même, par les expressions à la limite du cri, fait génialement percevoir la cruelle vérité : l’infériorité, la faiblesse du jeune meunier, comme s’il se battait dans le vide.
Cette angoisse qui étreint le jeune se poursuit dans Eifersucht und Stolz (Jalousie et fierté) encore à un rythme étourdissant, presque comme un air d’opéra : ce n’est pas un hasard si le premier vers commence « Wohin so schnell » Où aller si vite ? C’est que la musique et les vers miment les sauts et les gambades de l’eau, qui revient au premier plan mais une eau agitée, qui n’a plus rien du locus amoenus. Lieu de colère, de violence, où tout se mélange, l’eau, le chasseur, la femme légère et le pauvre meunier trahi. Il faut donner cette impression où les paroles se bousculent et s’entrechoquent (Sag Ihr ! presque criés); la voix est affirmée, les aigus maîtrisés, le phrasé impeccable, une fois de plus du grand art.
On glisse peu à peu vers les déceptions et un regard sur le monde qui s'assombrit, le vert était encore il y a peu la couleur de l’espérance amoureuse, ce vert, Die liebe Farbe (la couleur chérie) devient couleur des larmes (les saules pleureurs) ou couleur de mort (les cyprès) mais le vert que la femme continue d’aimer est le vert de la chasse (ou du chasseur), allusion sans doute au costume souvent vert du chasseur qui se fond dans la nature. Ce qui frappe c’est d’abord la scansion du piano, qui sonne comme un glas car c’est bien la mort qui est au centre du poème et de toute la fin : le glas n’arrêtera plus. Alors, la voix se fait plus voilée, plus résignée, moins sonore, elle se transforme tout au long du poème pour devenir plus pâle, mais il n’y pas seulement la mort, il y a aussi l’amertume, le sarcasme autour du thème de la chasse, mon trésor (la meunière) aime chasser (allusion à sa légèreté mais aussi à l’objet, le chasseur, présence obsédante, et le jeune meunier lui n’a plus qu’un seul gibier à chasser, la mort. Il y a quelque chose d’obsessionnel qui se termine par une note plus appuyée, comme une fin. De tout le cycle c’est sans doute le moment le plus déchirant, celui de la désolation, où le héros est au bord de la mort, au cœur de cette couleur qui était espoir et qui aujourd’hui est désespoir.
Du même coup, l’enchainement avec Die böse Farbe (la couleur mauvaise) se justifie. Le désir d’effacer ce vert obsédant de la nature, de rendre tout pâle et sans couleur – forte opposition entre le vert et le blanc – celui de la pâleur, de la neige froide. Adieu au vert, adieu à l’espérance, adieu à la vie (« Ade, Ade » répété, qui signifie simplement adieu, et « Abschied », le mot pour le départ, pour la fin, pour la mort comme le dernier poème du Chant de la terre. On pense au Ich bin der Welt abhanden gekommen des Rückert Lieder dans le premier vers ich möchte ziehn in die Welt hinaus (j’aimerais sortir de ce monde). Il n’y a plus la désolation du poème précédent, mais une sorte rythme de Wanderung (de randonnée) vers l’ailleurs vers la mort, comme si on ne renonçait pas à sa nature, mais qu’on allait vers le chemin définitif.
Et Kaufmann ici ne cesse de changer la couleur, tantôt douce et suave, presque murmurée, puis les mots de la décision prise, si le premier « Ade » (Das eine Wörtchen Ade) est merveilleusement modulé, sculpté même, le piano de son côté rythme cette volonté de parcours de nature (on retrouve le ruisseau, le fil rouge de tout le cycle) rappelant le glas du poème précédent, mais dans un contexte d’énergie, d’énergie du désespoir ; jusqu’à imiter le son du cor quand il est cité par le vers (Jagdhorn, dans l’avant dernière strophe). Il y a là une superposition de sentiments, qui sont bien sûr amers, mais décidés, mais sarcastiques, sans laisser de regret. Les adieux de la fin sonnent comme définitifs. Adieu au vert, adieu à la couleur, adieu à la vie, avec une dernière strophe qui serait une sorte de marche décidée, où la voix est forte, dans une ambiance inattendue de décision, plus que de résignation. Magnifique scansion pianistique et magnifique explosion vocale du ténor.
Et après cet adieu suit la déchéance de la nature : l’amour est sève, et désormais les fleurs sont sèches (Trockne Blumen), ces fleurs qui parsemaient le bord du ruisseau sous la fenêtre de la meunière sont mortes. La sève s’en est allée. Même sentiment de désolation et de mort, même inspiration que le poème précédent, mais scansion du glas comme dans Die Liebe Farbe ; on revient à une expression très retenue, avec usage des mezzevoci, d’une voix qui meurt, presque blanche – en accord avec le titre. C’est peut-être la pièce où les variations de couleurs sont les plus marquées, notamment sur les deux dernières strophes, celles des fleurs qui vont renaître car le Printemps revient, et c’est dit et répété de manière plus rythmée, plus forte, plus vivante, dans une sorte d’énergie printanière du désespoir. Un printemps où renaîtront des fleurs qui ne seront pas celles de son amour. Ainsi la répétition de la dernière strophe, sur deux modes différents, passant de la douleur retenue au cri sans espoir, est un magnifique exemple de l’usage des nuances diverses, de volumes hypercontrôlés, puis d’une voix dardée, comme dans le vide avec un piano presque orchestral (superbe Helmut Deutsch encore une fois) pour exprimer ce rêve de Printemps désormais impossible. Du grand art où on lit aussi ici une fois encore l’usage de sa voix telle qu’elle est aujourd’hui, avec le jeu avec ses couleurs sombres, ses opacités, mais encore son volume et son étonnante sonorité. Grandiose.
Avant la berceuse finale bouleversante, une sorte de dialogue Der Müller und der Bach (le meunier et le ruisseau), petite saynète pastorale qui replace le ruisseau au centre du propos, un ruisseau qui aura tracé le chemin de la promenade, de la Wanderung, qui aura aussi rythmé la rencontre amoureuse et la désillusion. Il y a quelque chose qui annonce ici La Chanson du Mal Aimé d’Apollinaire, variation sur le même thème… C’est ici une chanson du mal aimé avant l’heure.
Deux voix se reprennent la primeur, Le meunier (sol mineur) (3 strophes) puis le ruisseau (sol majeur) (3 strophes) et le meunier a enfin le dernier mot. Deux modes, deux voix. Cela commence très aigu, la voix placée assez haute scandée par le piano qui une fois de plus joue le glas, désormais topique en cette dernière partie. La première intervention du meunier se termine par une syllabe longue sur « Ruh » (le repos…). La mort, les fleurs fanées (les lys flétris), tout reprend dans le chant du meunier les thèmes précédents dans une sorte de résignation désespérée, qui prolonge un peu le ton du début de Trockne Blumen. Kaufmann fait démonstration de sa capacité à exprimer le désespoir intérieur, la résignation avec un jeu de variations sur le volume, sur les notes filées, sur la voix de tête, sans jamais forcer, sans jamais surjouer ou surchanter.
Quand reprend la voix du ruisseau, le ton est plus lyrique, un peu plus ouvert, plus que susurré, moins résigné, la voix a repris du volume, la diction est comme toujours impeccable : pas un mot, pas une inflexion, pas un accent ne manquent là où le piano se fait plus discret pour mettre en valeur le mot et une sorte d’en soi de la parole chantante (comment Kaufmann dit « Zur Erde herab… » avec un Erde légèrement trillé !).
La reprise de voix du meunier au rythme de valse discrète, est moins blanche que l’ouverture du poème, comme si le ton du ruisseau imprégnait en même temps celui du meunier désormais. Kaufmann sait mêler les deux voix initiales en un entrelacs ; où se combinent les deux voix, une douceur résignée, un appel au calme, qui va être en même temps transition avec la berceuse finale. Et la voix du meunier finit par adopter le mode majeur du ruisseau, qui aura par le Lied suivant le dernier mot, car c’est lui, comme nous l’avons souligné, qui fait tout le lien du poème et des variations des états d’âme du meunier.
Toute cette dernière partie est un exemple rare d’osmose piano/chant, où l’on entend un Kaufmann au sommet de ses moyens expressifs, respirer à l’unisson avec un accompagnateur qui le soutient, qui lui répond, qui fait écho, qui fait contraste, qui en fait colore l’univers.
Alors évidemment la dernière pièce est toujours particulière dans un cycle : cette berceuse fait un écho symétrique à la première pièce, Das Wandern dont elle reprend l’architecture.
La berceuse s’ouvre sur « Gute Ruh ! » répété deux fois, Bon repos (ou simplement Chut), mais ce repos est évidemment définitif, qui voit défiler les éléments qui ont traversé tout le cycle, le ruisseau, la fraîcheur, les fleurs et aussi le chasseur (à travers le cor de chasse, de nouveau). Il se fermera sur « Gute Nacht » (bonne nuit). C’est la mort, ce pourrait être aussi une mort de l’âme amoureuse, qui se vide de son sens de la vie, chantée par un être dévasté. C’est peut-être plus simplement la mort tranquille où le ruisseau a englouti le meunier qu’il protège désormais de toutes les intermittences de l’âme amoureuse. Moment extraordinaire qui reste dans la mémoire par son rythme, par sa douceur, et par l’unisson d’un piano répétitif (mais le glas s’adoucit, la mort est sereine), et d’un Kaufmann simplement éblouissant, il faut entendre les variations sur « Augen », l’extraordinaire clarté du discours, les mezze voci sur « Knaben », un dernier réveil vocal sur « Jagdhorn » (le cor de chasse) et puis l’incroyable diminuendo sur « weit », comme un glissement vers l’infini du silence, presque mahlérien.
Après un moment d’une telle intensité, après un expression tellement maîtrisée, une démonstration sans failles de toutes les couleurs d’une voix, il concède deux bis (habituels après ses prestations schubertiennes) l’un plus lyrique et retenu, Der Jungling an der Quelle (D 300) de Salis, (encore un jeune homme face à l’eau jaillissante) presque murmuré, l’autre plus vif est Der Musensohn D 764, de Goethe, en final dionysiaque. Quelle soirée ! Quelle magnifique reprise de contact avec la musique vivante !