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Créée en janvier 2020 au Nederlandse Reisopera, qui est, comme son nom l'indique, une compagnie itinérante, cette production de l’Orfeo de Monteverdi se veut une œuvre d’art totale. Si l’on connaît le soin extrême avec lequel le compositeur a lié le texte et la musique dans cette favola in musica, la metteuse en scène Monique Wagemakers poursuit cette quête de fusion des arts en faisant appel à la chorégraphe Nanine Linning et à l’artiste Lonneke Gordijn (membre du collectif Studio DRIFT), ainsi qu’en demandant aux interprètes d’être autant chanteurs que danseurs.
Voilà un premier point qui mérite qu’on s’y attarde, car le spectacle est presque entièrement chorégraphié : la danse est au cœur du dispositif scénique, faisant office de direction d’acteurs au milieu d’un plateau vide d’accessoires (élément évidemment intéressant pour une compagnie itinérante). L’action, les sentiments, tout devient mouvement ; les gestes spontanés sont abandonnés au profit d’une gestuelle chorégraphiée, et on ne peut qu’admirer l’aisance avec laquelle les chanteurs l’ont assimilée et se sont mêlés aux membres de la Nanine Linning Company. L’exercice était pourtant périlleux ; mais les interprètes ont effectué un travail remarquable et l’absence de jeu scénique à proprement parler est comblée par la densité physique que les personnages acquièrent à travers la danse. On se laisse donc aisément convaincre par ces chorégraphies qui à la fois mènent l’action sur le terrain de l’abstraction, et donnent aux protagonistes une vraie corporalité.
Un plateau vide d’accessoires, on l’a dit, mais un élément scénographique extrêmement fort malgré tout avec la sculpture Ego de l’artiste Lonneke Gordijn : une immense toile tissée de fluorocarbone et mise en mouvement par des moteurs lui permettant de prendre de multiples formes, tantôt rigides ou malléables. L’artiste explique que l’œuvre « représente la rigidité de nos systèmes humains, et comment ils peuvent devenir fluides ou même s’écrouler », qu’une « forme apparemment rigide exprime les sentiments et les émotions, les forces et les faiblesses » ((https://www.studiodrift.com/ego/)) : Lonneke Gordijn pense cette sculpture comme une incarnation de l’esprit humain. Cette lecture ne saute pas nécessairement aux yeux en regardant cette production, et l’on pourrait plutôt y voir un symbole du destin, puisque la toile s’écroule soudain à la mort d’Eurydice, et qu’Orphée s’en saisit et l’emporte avec lui en marchant vers les Enfers, comme s’il voulait reprendre en main le destin de son épouse perdue. L’œuvre est en tout cas riche de sens et d’interprétations possibles, en plus d’offrir une belle scénographie et de permettre des jeux de lumières intéressants en variant les atmosphères et en construisant différents espaces pour l’action. La seule réserve porte sur la fin de l’opéra, où des formes géométriques sont projetées en arrière-plan tandis qu’Orphée est mené au ciel par Apollon : voilà qui évoque vaguement les théories de l’école pythagoricienne sur le cosmos, sans qu’on voie de rapport direct avec le reste de la production ; ou alors s’agit-il d’évoquer Pythagore parce qu’il fut adepte de la religion orphique ? On reste un peu dubitatif.
La fusion entre les arts voulue par la metteuse en scène Monique Wagemakers fonctionne en tout cas bien et offre un spectacle globalement très convaincant. Cet Orfeo est également servi par un plateau vocal équilibré, dont chaque membre fait preuve d’une belle diction – qualité indispensable s’il en est pour chanter Monteverdi.
On remarquera bien évidemment en premier lieu l’Orfeo de Samuel Boden, dont la voix semble idéale pour le rôle avec son émission franche et naturelle, et donnant un caractère très expressif aux ornements. Son Orfeo est touchant, incarné, et le ténor réalise une belle performance tant vocale que physique et dramatique.
La soprano Kristen Witmer incarne à la fois Euridice et la Speranza, ce qui est nécessairement un peu étrange dans le déroulement de l’action étant donné qu’elle ne change pas de costume entre le moment où l’Espérance accompagne Orphée aux Enfers, et celui où Eurydice tente d’en sortir. Le propos de la metteuse en scène serait-il que c’est l’espérance de retrouver Eurydice qui pousse le héros à aller chercher son épouse ?
Autre personnage marquant de la production, Caronte, incarné ici par Alex Rosen, jeune baryton américain que le public parisien a pu entendre il y a peu sous la direction de William Christie dans La Création de Haydn ou la Passion selon Saint Jean de Bach. Le timbre est superbe, sombre, profond et crée un très beau contraste avec celui de Samuel Boden, alors que le héros tente d’émouvoir le nocher des Enfers.
Le reste de la distribution est tout à fait homogène et convaincant, mais on retiendra particulièrement la messagère émouvante de Luciana Mancini et son très beau récit de la mort d’Eurydice, ainsi que sa Proserpine aux côtés du Pluton de Yannis François, dans un duo magnifique scéniquement.
L’ensemble La Sfera Armoniosa dirigé par Hernán Schvartzman assume dans le prologue et le premier acte des accents rustiques et presque naïfs mais fait ensuite preuve d’un très beau son, et semble apporter un réel soutien aux chanteurs. Sans doute certains passages auraient-ils pu être davantage dramatisés ; mais l’orchestre donne à la partition une sensation de clarté, de limpidité, d’équilibre extrêmement opportune, qui vient consolider l’impression d’un spectacle cohérent et dont tous les acteurs concourent à la réussite.
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