Pentecôte en ascension
Un profond exercice spirituel… un des moments les plus fascinants de ces quatre jours par la concentration et l’intensité ressentie. Voilà ce que fut cette Grande Messe accueillie triomphalement par le public de ce dimanche matin de Pentecôte…
La Grande Messe en ut mineur KV 427 est une sorte de mystère dans son élaboration, d’abord parce qu’elle surgit dans l’œuvre de Mozart sans être une commande. C’est une sorte d’initiative personnelle, peut-être suite à son mariage avec Constance Weber en 1782. Or, si l’œuvre n’est pas une commande, cela obère lourdement son avenir : elle a peu de chance d’être reprise, d’être financée, et le fait même que Mozart, le lendemain même de la création le 26 octobre 1783, parte à Vienne avec armes et bagages sans plus jamais revenir à Salzbourg est aussi un indice de l’étrange statut de l’œuvre.
Et pourtant, et malgré tout, cette messe par sa monumentalité, par les musiques originales de Mozart dont nous disposons d’une nature monumentale et exceptionnelle qui déjà la rapprochent du Requiem, a induit à proposer des versions complétées, et ce, dès 1901, par Alois Schmitt rejoint par Ernst Lewicki, en cherchant dans des œuvres antérieures des musiques susceptibles de compléter les parties manquantes, notamment la Waisenhausmesse op.139, en y suggérant aussi des arrangements, comme reprendre la musique du Kyrie à la fin (comme Sussmaye pour le Requiem) pour l’Agnus Dei et le Dona nobis pacem.
Mais la partition ainsi revue et imprimée, qui a été celle privilégiée largement dans l’Europe entière, ne paraissait pas satisfaisante d’abord parce que puiser dans les œuvres antérieures et de jeunesse pour compléter une œuvre de la maturité pouvait ne pas être une bonne idée, et ensuite, les « éditeurs » avaient choisi essentiellement des œuvres en ut majeur ou en ut mineur, ce qui nuisait aux variations de couleur. Ainsi le souligne Ulrich Leisinger dans le programme de salle.
La version choisie pour Salzbourg est celle plus rarement jouée, et plus récente complétée par Robert D Levin pour un concert à Carnegie Hall joué en 2005 par Helmut Rilling. Sans rentrer dans tous les détails, les musiques manquantes sont reconstituées à partir de pièces et d’airs qu’on retrouve en 1785 dans la cantate Davide peninente, dont deux extraits ont été proposés dans la soirée, « La folle Journée » (voir notre article) et d’esquisses de Mozart écrites entre 1781 et 1785, que Levin a identifiées comme possiblement prévues pour la Messe.
Ainsi cinq sections sont-elles complétées, le Crucifixus et Et resurrexit à partir d’esquisses de 1783 pour chœur et voix, Et in Spiritum Sanctum, pour ténor et base de l’air Tra l’oscure ombre funeste de Davide penitente, Et unam sanctam pour chœur à partir d’une esquisse de 1783 et Et vitam venturi, fugue à quatre voix élaborée à partir du Kyrie et transposée en mode majeur.
Mais dans la version présentée à Salzbourg, Gianluca Capuano a préféré la solution de Sussmayr pour le Requiem dont il était question plus haut, avec la reprise de la musique du Kyrie pour l’Agnus Dei et le Dona nobis pacem, plutôt que la solution de Robert D.Levin
Quelles que soit la gymnastique éditoriale à laquelle les chercheurs ont pu se livrer, elle livre de toute manière une œuvre qui est sans doute conforme à la volonté de Mozart, car cette œuvre composée librement lui permettait sans doute d’explorer des complexités que les commandes religieuses de son « maître » salzbourgeois Colloredo amoureux de la simplicité et de la concision l’empêchaient d’explorer : c’était pour lui une manière d’aller plus loin.
La messe répond à une « promesse dans son cœur » écrit-il à son père, mais lors de la première exécution, elle était encore inachevée et sans doute Mozart emprunta à d’autres œuvres les pièces à compléter.
Il en a écrit le Kyrie, le Gloria et le Sanctus-Benedictus dans leur intégralité, le Credo est interrompu à incarnatus est, et sans orchestration, et l’Agnus Dei manque.
Malgré son caractère incomplet, la Messe est la plus complexe des œuvres religieuses de Mozart, elle lui permet de combiner à la fois la tradition allemande venue de Bach (Messe en si mineur), mais aussi de Haendel (dont il cite à un moment l’Allelujah du Messie) le style italien en vogue (Porpora, Caldara, Pergolesi), puisant donc dans le patrimoine sacré de l’époque, mais aussi faisant place à son évolution personnelle de plus en plus symphoniquement dense, à l’orchestre et à l’opéra.
Ainsi donc l’œuvre propose-t-elle une virtuosité chorale inédite, mais aussi une densité orchestrale nouvelle, qu’on ne retrouvera que dans son Requiem huit ans plus tard, et une valorisation des voix solistes féminines par rapport aux masculines, dans laquelle il faut peut-être voir un hommage à son épouse Konstanze, pour qui d’une certaine manière l’œuvre est composée.
Comme souvent, Cecilia Bartoli cherche pour les distributions des voix plutôt jeunes, susceptibles ensuite d’être suivies et soutenues (comme Melissa Petit par ailleurs) et le quatuor est ici composé de voix pratiquement inconnues du public, si l’on excepte Regula Mühlemann, à la carrière déjà bien entamée.
La basse Yasushi Hirano a une présence limitée aux ensembles et doit attendre patiemment la partie finale pour intervenir, sa carrière, bien avancée, est essentiellement autrichienne et naturellement japonaise. Même si l’intervention est perlée, le timbre est clair de baryton-basse, et la voix bien projetée et présente, dont la contribution à l’ensemble dans le Benedictus fait entendre une certaine suavité et une grande élégance.
Le ténor polonais Jan Petryka intervient peu, également, avec une seule intervention dans le Credo Et in spiritum sanctum. Émission claire, beau phrasé, attention au texte visible pour ce spécialiste du Lied et de l’oratorio qui est musicien (violoncelliste) avant d’être chanteur. Son intervention est peut-être techniquement moins accomplie pour sa partie, notamment en matière homogénéité avec un son un peu détimbré dans les graves et avec une touche moins personnelle, même si l’ensemble reste très honorable.

Toute autre l’impression laissée par la jeune mezzosoprano française Juliette Mey, qui a remporté plusieurs concours dont le concours Reine Elisabeth de Belgique, et qui a été élue révélation artiste lyrique 2024 aux Victoires de la musique. Elle étudie d’ailleurs encore au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Et pourtant comme on dit elle a tout d’une grande. Elle s’est spécialisée en chant baroque, et possède une technique particulièrement solide, un contrôle vocal de tous les instants, un timbre chaleureux et lumineux et un mezzo clair au timbre séduisant. Elle domine totalement les agilités, les montées à l’aigu sans jamais laisser apparaître la moindre difficulté, ni le moindre côté un peu « didascalique » qui donnerait l’impression d’un chant encore en voie d’épanouissement. Ce chant est au contraire déjà mûr, déjà maîtrisé, et ses interventions sont à chaque fois justes, tant par l’expression que par la couleur, tant par la présence vocale que par la puissance d’évocation. Si Juliette Mey mène sa carrière avec la prudence nécessaire, on tient là une des voix d’avenir du chant français, tant le présent est déjà accompli.
Enfin Regula Mühlemann qui affronte la partie de soprano (ou soprano I) à qui Mozart n’a pas fait de cadeaux, tant il sollicite la voix sur toute la tessiture, lui réservant certes des aigus aériens et célestes, des moments d’une indicible beauté où la pureté du timbre et la délicatesse de la chanteuse ressortent d’une manière qui émerveille l’auditeur. Mais Mozart réserve aussi quelques pièges dans le registre grave, notamment au début, où la voix doit chercher la note avec quelque difficulté et émettre des sons un peu rudes, qui tranche avec le registre aigu, céleste, mais aussi central. C’est une partie rude pour la ligne de chant et l’homogénéité vocale, mais Regula Mühlemann offre néanmoins une prestation vraiment exceptionnelle.
Mais c’est du point de vue choral et orchestral que l’œuvre tire sa plus grande force, et il faut d’abord souligner la contribution des deux chœurs, Il Canto di Orfeo dirigé par Jacopo Facchini et le Bachchor Salzburg dirigé par Michael Scheider située à un niveau d’exception.
C’est Gianluca Capuano qui a fondé Il Canto di Orfeo en 2005 comme groupe spécialisé notamment dans la musique ancienne, mais aussi de la musique baroque jusqu’au milieu du XVIIIe. Son expérience de chef de chœur et sa familiarité avec le groupe sont évidemment un atout essentiel dans le rendu final du concert. De son côté le Bachchor Salzburg, fondé en 1983, est l’un des ensembles vocaux de référence en Autriche, au répertoire très ouvert, de la musique de la renaissance à la musique contemporaine, mais évidemment très sollicité pour les grands oratorios du XVIIIe, Haendel et évidemment Bach dont il porte le nom.
L’homogénéisation des deux ensembles ne pose aucun problème, et leurs interventions sont marquées d’abord par l’intensité et l’extraordinaire concentration, qui rejaillit profondément sur la qualité d’écoute, en osmose totale avec l’approche de l’orchestre. Comme toujours, la demande du chef est d’abord une clarté dans l’expression, phrasé impeccable et limpidité d’ensemble, qui fasse entendre le texte. C’est un caractère permanent de cette exécution de percevoir le texte, car jamais l’orchestre n’abandonne sa fonction de soutien et d’accompagnement pour envahir l’espace sonore, et l’impression symbiotique est donc totale, avec néanmoins, et ce n’est pas paradoxal, un soin particulier à ce que chaque élément du tout soit à sa place, soit parfaitement identifiable de manière que l’ensemble soit celui de toutes les parties singulières et non une fusion indistincte. L’acoustique de la Felsenreitschule sert évidemment l’effet, renforcé d’autant plus à certains moments (le Sanctus par exemple) le chœur se dispose non plus de manière centrale, comme c’est l’usage, mais de manière séparée, à gauche et à droite de l’orchestre, voix aiguës d’un côté, voix graves de l’autre. Certes, cela occasionne un petit ballet de déplacements entre deux sections, qui peut paraître gênant, voire déconcentrer, mais c’est un mal présent en vue d’un bien futur, parce que cela accentue la clarté en la « visualisant », en montrant comment le son se dessine, se décompose et se recompose dans l’espace. Il reste que la prestation chorale est une expérience rare de la couleur, des accents, des suspensions sur les mots, qui rendent l’exécution si singulière particulièrement forte, aussi puissante quelquefois en volume, mais tellement modulée, allégée aussi à d’autres moments qu’elle est encore plus, dirais-je, puissante mentalement par sa manière de contraindre l’auditeur à rentrer en soi et à faire de cette expérience musicale une authentique expérience humaine.
Et puis il y a l’orchestre, ces Musiciens du prince-Monaco qui à chaque fois nous étonnent par leur cohésion, par leur engagement, par leur humour, par leur manière très « abbadienne » de faire de la musique ensemble, produisant toujours un son charnu, plein, au relief toujours coloré et aux sons surprenants, sans jamais sonner comme quelquefois on le reproche aux ensembles sur instruments anciens, avec sècheresse ou brutalité, ou émettant des sons quelquefois détonants. On a souvent noté au contraire le son particulièrement charnu de cet ensemble, sa rondeur inhabituelle pour ce type d’orchestre,
Ici ce qui domine, c’est la rondeur, la fluidité, tout en maintenant l’énergie, la dynamique sous la conduite d’un Gianluca Capuano qui ne s’est jamais assoupi sur le tempo, toujours vif, toujours affûté, c’est-à-dire à l’affût de la seule exigence qui compte, non pas celle du son pour le son dans une complaisance qui serait impasse, mais celle du sens, du drame, de ce qui se passe, au-delà de l’effet produit. C’était tellement évident lors de cette merveilleuse et surprenante exécution du Deutsches Requiem à Monte Carlo en février dernier (voir notre article).
Ici solistes, chœur, orchestre composent non pas un ensemble mais un corps vivant et respirant, où les sons se répondent, à un mot, à une inflexion vocale répond un instrument en dialogue, par exemple l’accompagnement très discret quelquefois aux cordes (notamment pendant les agilités) et toujours présent par la scansion de l’air du ténor. C’est cette circulation multipolaire du son qui est à la fois étourdissante et en même temps garde une telle rigueur d’exécution et un tel contrôle (les gestes de Capuano sont toujours clairs et nets, sans que le corps ne s’embarque comme chez certains chefs d’aujourd’hui dans une gymnastique spectaculaire pour le plaisir des yeux et la confusion du son) que ce qui domine c’est la clarté du rendu à tous niveaux et l’affichage lisible des complexités et virtuosités de la partition. Il en résulte une exécution proche de l’anthologie, au sens où j’ai rarement vécu une telle immersion dans l’univers voulu par Mozart dans cette œuvre, exprimant une telle spiritualité et une immense liberté – qui peut-être lui fut nuisible dans son processus d’achèvement car elle semble être restée au niveau de l’expérience unique.
L’effet sur le spectateur est immédiat : il est rare dans un festival comme Salzbourg que spontanément on applaudisse entre une section et l’autre, ce qui est arrivé.
Un seul exemple, j’ai trouvé fascinant comme l’explosion du Sanctus en trois fois répété presque tellurique à tous niveaux, est suivie immédiatement en rupture d’un orchestre rythmé et discret, à la légèreté et ductilité presque rossiniennes qui accompagne les paroles suivantes Dominus Deus Sabaoth . Voilà l’expression de cette vie, de ces couleurs, de ces respirations dont il était question. On entend aussi évidemment là le chef d’opéra, qui sait changer de rythme, rompre l’accoutumance, tout en respectant les équilibres (le chœur est particulièrement puissant).
En fait ce qu’on entend là, c’est aussi une habitude de travailler ensemble, de savoir anticiper, d’induire : c’est une sorte ode à la « troupe », à celle qui produit du singulier par circulation des idées, et des intuitions, et en ce sens, Gianluca Capuano, directeur musical, chef de chœur, mais aussi compositeur, chercheur de son, dont la pratique musicale procède toujours d’un travail théorique et philosophique et d’une incessante mise en lien, est un chef d’orchestre au sens ouvert et multiple de l’expression.
Un seul regret, que de tels concerts ne soient pas enregistrés, parce qu’ils témoignent d’un état profondément neuf de la musique vivante et dite classique.