« Si l’opéra m’était dessiné ». Editions Kifadassé.
Texte Guy Delvaux, images Antonio Ferrara

Thaïs, novembre 2019, 60 pages,  24,90 euros.

Alcina, mars 2020, 72 pages, 29,90 euros.

Thaïs, novembre 2019, 60 pages & Alcina, mars 2020, 72 pages,

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce n’est certes pas la première fois que l’opéra est adapté en bandes dessinées, mais cette fois, avec les éditions Kifadassé, l’entreprise prend un caractère systématique on ne peut plus réjouissant, et l’on espère que la série récemment entamée avec Thaïs et Alcina connaîtra une belle et longue postérité. Tandis que Guy Delvaux adapte et, au besoin, traduit les livrets, Antonio Ferrara conçoit les images destinées à accompagner l’écoute d’un enregistrement ou à se préparer aux représentations d’opéra qui finiront bien par reprendre un jour…

Comme tant d’autres entreprises, le lancement de la collection « Si l’opéra m’était dessiné » a inévitablement été perturbé par le coronavirus, qui a entraîné dans le monde de l’édition bien des retards de publication. Il aura donc fallu attendre un peu plus longtemps que prévu, mais l’éditeur belge Kifadassé a désormais mis sur le marché les deux premiers volumes de ce qui devrait être une série de bandes dessinées inspirées de grands opéras du répertoire. Encore que le mot « inspirées » ne soit pas forcément le plus judicieux, car la démarche de Guy Delvaux et d’Antonio Ferrara est bien plus rigoureuse. Thaïs et Alcina ne se contentent pas de mettre en images l’intrigue de deux opéras, puisque c’est le texte même de ces œuvres que l’on retrouve dans les bulles. Après le graphic novel qui a désormais droit de cité, faudrait-il donc parler ici de graphic libretto ?

Les deux volumes désormais disponibles (on annonce pour les mois à venir Norma, Fidelio, Lakmé…) permettent de se faire une idée plus précise des orientations de la collection. Entre Massenet et Haendel, les différences sont en effet telles que l’on distingue d’autant mieux les constantes qui réuniront les volumes de la série.

Thaïs, première page "générique"

Qui dit mise en images d’un livret d’opéra dit nécessairement traduction, car ces bandes dessinées s’adressent à un public francophone. Pour Thaïs, le texte de Louis Gallet n’aura pas nécessité d’aménagements trop importants, par-delà la suppression de quelques répétitions et l’ajout d’un ou deux précisions souhaitables pour le confort du lecteur. Pour Alcina, en revanche, il fallait passer de l’italien versifié du XVIIIe siècle au français moderne. Pourtant, Guy Delvaux a fait le choix de maintenir les vers rimés pour les airs, en tâchant de conserver la scansion du texte de départ, d’où quelques contorsions grammaticales et archaïsmes « poétiques », qui tranchent sur le récitatif.

Thais Acte II : air "dis moi que je suis belle"

La question se pose aussi pour la partie visuelle assurée par Antonio Ferrara. Autant Thaïs peut apparaître comme un opéra durchkomponiert ou presque, d’où sont à peu près exclus les airs à structure strophique régulière (seule la célèbre Méditation fait l’objet d’une présentation spécifique), autant Alcina respecte les formules de l’opera seria, avec ses arias da capo, qui sont ici tous mis en relief par l’inclusion de leur titre italien. Dans sa forme même, la bande dessinée reflète donc la construction des partitions. Une difficulté à surmonter est encore absente, mais il sera intéressant de voir comment elle sera affrontée dans les prochains volumes : Alcina n’inclut qu’un numéro ou plusieurs personnages s’expriment simultanément avec des textes différents, et « Non è amor nè gelosia » a droit à une page entière, où les phylactères sont remplacés par des sortes de cases blanches insérées dans l’image, sans flèches les reliant à tel ou tel personnage.

Thaïs : acte III, début

Autre différence entre les deux œuvres, qui tient à leur époque, le livret d’Alcina n’est pas exempt d’indications, mais elles restent succinctes, alors que pour Thaïs les didascalies sont légion et vont jusqu’à préciser la plantation du décor. Antonio Ferrara s’accorde néanmoins une certaine liberté dans leur interprétation, même si les coauteurs affirment s’appuyer « sur une documentation iconographique rigoureuse, respectant en outre les conventions liées à un lieu ou à une époque déterminés par le livret ». Cette déclaration d’intentions a évidemment ses limites, car si le relatif réalisme historique de Thaïs permet la recherche archéologique, Alcina se situe dans un univers imaginaire, et l’on voit bien que le dessinateur a pu laisser libre cours à son imagination, non sans références à quelques images célèbres de l’art occidental bien postérieures à l’Arioste ou à Haendel. C’est un univers proche du symbolisme fin-de-siècle que donnent à voir certaines pages : Alcina devant son miroir fait écho à la Mariana de Waterhouse (1897), puis « Ah mio cor » est un hommage avoué au Burne-Jones de The Golden Stairs (1880). Remarquons cependant que même dans ces moments (on pourrait aussi citer l’image où Alcina et Morgana se changent en créatures klimtiennes sorties de la Beethovenfries), Antonio Ferrara conserve toujours son graphisme personnel et une stylisation des traits immédiatement reconnaissable. Il s’autorise aussi quelques belles inventions – en descendant l’escalier d’or, les couleurs et les motifs de la robe de la magicienne se répandent peu à peu sur les marches. On retrouve dans Alcina l’érotisme (soft) déjà présent dans Thaïs, mais l’île magique favorise les paysages oniriques et les couleurs quasi-psychédéliques, sans oublier un renvoi au jardin de Bomarzo et à ses statues monstrueuses.

Alcina

Si les images paraissent détachées de tout renvoi à telle ou telle mise en scène, on remarque tout de même qu’Alcina semble bien avoir le visage et le physique de la soprano grecque Myrto Papatanasiu, titulaire du rôle lors de la reprise de la production Robert Carsen à Garnier en 2014. Ruggiero, en revanche, arbore une virilité rare à l’époque où ce rôle conçu pour un castrat était devenu l’apanage exclusif des mezzo-sopranos, mais que nous rendra peut-être l’appropriation du personnage par la nouvelle génération de contre-ténors.

« Puisse ce projet éditorial accompagner une écoute musicale domestique, ou mieux encore, encourager tout un chacun à pousser les portes d’un théâtre lyrique ». On serait évidemment ravi que ce vœu pieux soit suivi d’effet et suscite des conversions. En ce qui concerne l’écoute domestique, la bande dessinée s’appuie sur une version bien plus complète d’Alcina que celle généralement retenue sur les scènes : le personnage d’Oberto n’est pas sacrifié, et même des airs supprimés par Haendel mais restitués par certains chefs sont ici inclus (« Bramo di trionfar » de Ruggiero au premier acte, par exemple). Le volume est dédié à Alan Curtis, avec qui les coauteurs ont eu souvent l’occasion de travailler du temps où ils animaient un festival en Italie.

Et si les futurs spectateurs des représentations de Thaïs prévues à Monte-Carlo en janvier 2021 avec Marina Rebeka et Ludovic Tézier souhaitent se préparer à une œuvre jadis extrêmement populaire mais aujourd’hui délaissée, à Paris tout au moins, ils trouveront dans la bande dessinée un moyen de se familiariser avec l’opéra de Massenet qui laisse plus de place à la participation que le visionnage passif d’une captation vidéo. Si l’écoute seule d’un disque peut décourager le néophyte, la lecture de la bande dessinée pourrait l’encourager à se faire sa propre idée de l’œuvre. C’est d’ailleurs le conseil implicite de la maison d’édition que Guy Delvaux et Antonio Ferrara ont créée pour l’occasion, et dont le nom renvoie phonétiquement au proverbe italien Chi fa da sé fa per tre, autrement dit « On n’est jamais si bien servi que par soi-même ».

Alcina
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Ed.Kifadassé ( planches et couvertures)
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