« Le dessin sans réserve »
Musée des Arts Décoratifs, 107 rue de Rivoli, Paris,
Du 23 juin 2020 au 31 janvier 2021.
Ouvert tous les jours sauf le lundi sur réservation (sept créneaux disponibles entre 11h et 17h).

Commissaire : Bénédicte Gady, conservatrice du patrimoine en charge du Département des arts graphiques assistée de Sarah Catala, conservatrice pensionnaire

Scénographie : studio H5

Catalogue Le Dessin sans réserve, collections du Musée des Arts Décoratifs, éditions MAD, 39 euros, 288 pages

Exposition "Le dessin sans réserve" du 23 juin au 31 janvier 2021, Musée des Arts décoratifs

Après trois longs mois de fermeture, les musées parisiens rouvrent enfin et proposent, différées et souvent allongées dans le temps, les expositions que le confinement avait rendues impossibles à visiter. C’est le cas au Musée des Arts Décoratifs, avec « Le dessin sans réserve », titre en forme de jeu de mots, puisque ces œuvres généralement invisibles pour le grand public sortent enfin des cartons. Leur présentation, joyeux pêle-mêle d’une fantaisie assumée, ne suscitera ici aucune réserve.

Marguerite Porracchia, Mme Simone habillée par Jeanne Lanvin, 1920–1922

Dissipons tout de suite un malentendu possible. Des femmes, il y en a, dans l’exposition du Musée des Arts Décoratifs. Des illustres, comme Sonia Delaunay, avec ses tissus « simultanés », et bien d’autres injustement méconnues, comme Rosa Fuchs qui conçut par l’éditeur Calavas de superbes motifs de papier peint Art Nouveau qui ne dépareraient pas dans le volume de Documents décoratifs publié en 1902 par son maître Alfons Mucha, comme Marguerite Porracchia, chef dessinatrice modéliste chez Jeanne Lanvin, au graphisme aussi élégant que le célèbre logo commandé par la couturière à Paul Iribe, ou comme Janine Dusausoy, conceptrice de bijoux Art Déco pour la maison de joaillerie qui porte le nom de sa famille.

Pourtant, ceux que nous appellerons ici « MAD Men », ce sont tous ceux qui ont permis, au fil du temps, la constitution d’une assez invraisemblable collection, celle du Cabinet des dessins précieusement conservés par ce qui s’est appelée, lors de sa fondation en 1864, l’Union Centrale des beaux-arts appliqués à l'industrie, puis Union Central des Arts Décoratifs, et d’où découle l’actuel Musée des Arts Décoratifs, ou MAD, installé dans l’une des ailes du Louvre. Invraisemblable parce que les ambitions qui furent fixées dès le départ – aider les artisans à réaliser « le beau dans l’utile » – ont permis d’accumuler les œuvres les plus diverses, y compris des feuilles dont rien ne justifie vraiment la présence dans la mesure où elles relèvent de l’art tout court, sans que la décoration y soit pour quelque chose. Cette collection s’est formée grâce aux acquisitions des conservateurs successifs, qui ont acheté des fonds d'atelier directement auprès des artistes ou de leurs descendants, se procurant par centaines les dessins de professeurs à l’école des Beaux-Arts et maîtres des travaux à la Manufacture des Gobelins, grands pourvoyeurs de compositions décoratives pour bâtiments officiels.

Jean Dubuffet, « L’Âne égaré », 1959, éléments botaniques collés et gouache sur papier vélin

Plus inattendus, les dons consentis par quelques grands noms : qui aurait pu prévoir qu’en 1967 Jean Dubuffet offrirait près de cent cinquante de ses créations au Musée des Arts Décoratifs (dont d’étonnants collages à base d’ailes de papillon ou de fragments végétaux), de préférence aux grandes institutions publiques où l’on s’attendrait davantage à trouver les œuvres de l’un des maîtres français du XXe siècle ?

Face à cette masse un peu hétéroclite, les commissaires de l’exposition présentée jusqu’en janvier prochain au Musée des Arts Décoratifs ont préféré opter pour un ordre de présentation qui s’apparente plutôt à un savant désordre. Foin de toute chronologie, c’est l’alphabet qui préside ici à la disposition des œuvres. Encore que l’abécédaire en question soit assez élastique, et tolère bien des libertés : vers la fin du parcours, dans la section « V comme Vie parisienne », on trouve ainsi un somptueux fusain sur calque de Degas, une femme sortant du bain dont le rapport avec les joies de la capitale est pour le moins ténu.

Se succèdent donc, sobrement présentées dans les salles habituellement dévolues au Musée de la Publicité, anciens salons Second Empire délibérément laissés par Jean Nouvel dans un état de délabrement chic, des œuvres allant du XVIIe siècle à la fin du XXe, regroupés par thèmes, les uns prévisibles (« A comme Architecture »), les autres surprenants (« X‑Y masculin ? »), les uns rigoureux (« K comme Katagami »), les autres carrément fourre-tout (« F comme Figures »).

Charles Le Brun, Projet pour le plafond du Grand Cabinet du roi aux Tuileries, vers 1665–1671

Il y en donc là pour tous les goûts :dessins signés d’artistes renommés (Le Brun, Watteau, Boucher, Fragonard, Rodin…); esquisses préparatoires d’affiches ou de vitraux dus à Eugène Grasset ou Maurice Denis ; plans et élévations de bâtiments, d'Androuet du Cerceau à Mallet-Stevens, sans oublier l'étonnant utopie imaginée dans les années 1970 par l’architecte et designer Jean-Paul Jungmann, qui proposait la vision futuriste d’une « ruine sur la colline de Chaillot » ; ébauches de plafonds, projets d’objets, de meubles et de décoration intérieure de tous les styles, en passant par le néo-grec, avec les 475 dessins pour la Maison Pompéienne que le prince Jérôme Napoléon se fit construire Avenue Montaigne vers 1860 ;

Alfred Normand, Elévation de l'atrium de la maison pompéienne, 1862

ex-libris, pochoirs de teinturier (les Katagami japonais susmentionnés) ; modèles pour broderies, esquisses de bijoux, croquis de mode, comme ceux du dessinateur d’origine roumaine Victor Lhuer (1876–1952), qui conçut pour Paul Poiret quelques-unes de ses plus belles robes dans le style mi-Empire mi-oriental d'avant 1914 .

Anonyme japonais, Plantes et animaux, ère Meiji (1868–1912)

On l’aura compris, à l’exception de la section japonaise, la quasi-totalité des œuvres présentées ont été réalisées en France, avec malgré tout, ici et là, quelques feuilles venues d’Europe, notamment un décor baroque imaginé par le peintre anglais James Thornhill. Environ cinq cents œuvres ont été choisies parmi les quelque deux cent mille que conserve le Cabinet des dessins du MAD. Pour l’exposition, trois cent cinquante d’entre elles ont fait l’objet d’une minutieuse restauration : naguère collées dans des albums, il a fallu les détacher, les nettoyer, les consolider, ce qui a occupé plusieurs restaurateurs extérieurs ou internes au musée, pendant plusieurs mois. Ces travaux ont notamment porté sur le gigantesque « portrait de cheval » d’Albert Besnard, un pastel de 1883, ou le modello préparant une fresque de Jean Souverbie pour l’escalier du Théâtre de Chaillot (1937).

Jean Souverbie, La Musique, 1937

Il faudra néanmoins attendre le 7 juillet pour visiter l'exposition dans sa version intégrale, puisque le parcours amorcé dans les salles du Musée de la Publicité est censé se poursuivre dans les espaces dévolus aux collections permanentes du Musée des arts décoratifs, d’autres dessins étant accrochés en contrepoint des ensembles de mobilier et d’objets. Dans l’exposition, la proportion est inverse, avec un meuble de Boulle, deux chandeliers ou quelques gilets d’habit à la française répondant aux œuvres graphiques.

Robert Mallet-Stevens, Projet pour le hall des appartements intimes d'une ambassade française, 1925, Exposition des Arts Décoratifs)

Si le coronavirus a entraîné l’annulation de l’annuel Salon du Dessin fin mars, le déconfinement offre donc aux Parisiens un beau rattrapage, entre l’exposition de la collection Prat au Petit Palais et cette manifestation, qui aurait initialement dû se tenir du 26 mars au 19 juillet mais qui a fort heureusement être décalée, d’autant plus facilement qu’elle ne supposait aucun prêt venant d’autres institutions françaises ou étrangères.

Le dessin sans réserve – Collections du Musée des arts décoratifs – Catalogue d'exposition, 288 pages, Éditions MAD, 39 euros. 

Couverture du catalogue de l'exposition "Le dessin sans réserve"
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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