Invitation aux voyages.

Airs de Duparc, Chaminade, Paladilhe, Viardot, Gounod, Romanelli, Ginastera, Franck, Roussel, Bizet, Fauré, Schmitt, Delibes, Weill, Legrand,  Chabrier.

Sabine Revault d’Allonnes, soprano ;
Stéphanie Humeau, piano.

1 CD Artie’s Records, 70’11

 

 

Enregistré en mai 2019 à la Bibliothèque municipale de Versailles

Les maisons de disque les moins illustres sont aussi, souvent, celles qui nous réservent les plus belles surprises. Loin de tout battage médiatique, Artie’s Records propose ainsi un récital intitulé Invitation aux voyages où la soprano Sabine Revault d’Allonnes et la pianiste Stéphanie Humeau rivalisent d’art et d’inventivité pour défendre un programme exotique mais bien français, ce qui n’est pas le seul des savoureux paradoxes de ce CD.


Les amateurs de paradoxes devraient trouver de quoi faire leur miel dans le disque Invitation aux voyages. D’abord, ce pluriel qui affecte deux des trois mots du titre : bien sûr, l’oreille ne perçoit aucune différence par rapport au poème de Baudelaire dont Duparc a proposé une magistrale mise en musique, mais l’œil voit la distinction et remarque que l’on a pris soin de ne pas reprendre à l’identique un titre célèbre entre tous. C’est donc la même chose et c’en est à la fois une autre.

Autre seuil dans la découverte du disque, l’illustration de la pochette. Sur un planisphère à l’arrière-plan, se détachent les visages des deux interprètes, la pianiste à gauche, la chanteuse à droite. Et ces deux dames arborent des coiffures dignes de Marie-Antoinette, à la frégate pour Stéphanie Humeau, au globe terrestre pour Sabine Revault d’Allonnes (ne leur manquent que l’épaisse chevelure poudrée, réelle ou postiche, qu’il fallait jadis pour soutenir de tels ornements). Nouveau paradoxe : cette mode fut élaborée vers la fin des années 1770, par le perruquier Léonard et par la modiste Rose Bertin, mais le programme du disque n’a rien de commun avec le XVIIIe siècle. Qu’importe, on pardonne bien volontiers la malice qui a inspiré cette amusante image.

Autre paradoxe, lié au programme cette fois : si c’est bien au(x) voyage(s) qu’invite cette sélection de mélodies, à laquelle s’adjoignent quelques pièces pour piano seul, si l’auditeur est promené d’un bout à l’autre de l’Europe, avec une escale en Amérique du sud et un détour par l’Orient pris au sens le plus large et le moins géographiquement exact, sans oublier l’évocation de contrées imaginaires et par définition inaccessibles, ce parcours repose presque exclusivement sur des compositeurs « bien de chez nous ». Même Kurt Weill chante ici en français (« Youkali » fut arrangé en 1935, sur un texte de Roger Fernay, à partir d’un tango sans paroles qui est l’un des quatorze morceaux écrits en 1934 en guise de musique de scène pour la pièce de Jacques Deval Marie-Galante, durant le bref séjour parisien de Kurt Weill, entre l’Allemagne et les Etats-Unis). La seule véritable exception reste la « Danse argentine » d’Alberto Ginastera, la deuxième de ses trois Danzas argentinas composées en 1937, « La Dansa de la moza donosa ». Mais après tout, le paradoxe n’est qu’apparent : puisque l’on nous invite aux voyages, c’est bien que nous n’avons pas encore pris notre départ, et que nous sommes encore dans notre pays natal.

Surprise, à défaut de véritable paradoxe : dans ce programme essentiellement concocté à partir de mélodies françaises (ou en français) se glissent quelques pages qui ne relèvent pas de la musique dite « savante », mais de la chanson populaire, ou du moins de la chanson telle que les meilleurs compositeurs lui ont donné ses lettres de noblesse. Le cas de Michel Legrand est ambigu, et l’on pourrait à bon droit défendre l’idée que Les Parapluies de Cherbourg est un opéra tout à fait réussi, Les Demoiselles de Rochefort étant alors la plus belle opérette de la deuxième moitié du XXe siècle ; « Paris-Violon » date de 1964, c’est-à-dire de la grande époque où Michel Legrand collaborait avec Jacques Demy pour leurs plus belles réussites. Avec Roland Romanelli, accordéoniste, compositeur et arrangeur, on est en revanche indiscutablement du côté de la chanson, et c’est le nom de l’auteur des paroles qui sera révélateur : c’est Barbara qui les écrivit, c’est à elle que « Vienne » reste associé.

Autre disparate, celui qui oppose piliers du répertoire et raretés judicieusement explorées. Parmi les tubes, on rangera sans hésiter la susmentionnée « Invitation au voyage » de Duparc, mais aussi « Les roses d’Ispahan » de Fauré,  « Les filles de Cadix » de Delibes et « Les adieux de l’hôtesse arabe » de Bizet. Dans la seconde catégorie, on se réjouira d’entendre deux pages de Cécile Chaminade, une superbe Sérénade vénitienne pour piano seul et une « Chanson espagnole » dont l’exotisme trouve un écho direct dans « Madrid » de Pauline Viardot sur un poème de Musset ; Emile Paladilhe est un de ces compositeurs français dont on attend que le Palazzetto Bru Zane permette la réhabilitation, et « L’émir de Bengador » sera une appréciable surprise pour ceux qui n’ont de César Franck que l’image du Pater seraphicus. Au chapitre des merveilles plus négligées qu’ignorées, on trouvera « Le bachelier de Salamanque », opportun rappel du génie d’Albert Roussel, ou « L’île heureuse » de Chabrier, aux courbes qui feraient croire que l’Art Nouveau a pu exister en musique.

Le dernier mais non le moindre, un paradoxe délectable s’attache à la façon dont est interprété tout ce programme. Sabine Revault d’Allonnes est une jeune chanteuse française que beaucoup d’auditeurs auront découverte à l’occasion du disque de mélodies de Massenet qu’elle avait enregistré en 2012 pour le label Timpani (par un amusant paradoxe, son patronyme n’a rien d’aristocratique, puisque la particule vient simplement du nom du village d’origine de sa famille dont un de ses ancêtres décida de se parer). Si sa carrière n’a guère qu’une douzaine d’années d’existence, ce temps a néanmoins permis à sa voix de s’étoffer et de se parer de plus riches couleurs, comme on avait déjà pu le constater dans son précédent récital, Bestiaire, paru en 2018, déjà chez Artie’s Records. Mais ce que l’on remarque surtout, et c’est sans doute le plus délicieux des paradoxes, c’est que cette artiste, jeune, on l’a dit, chante « à l’ancienne », avec un art typiquement français que l’on pourrait croire perdu lorsque l’on entend quantité de ses consœurs succomber aux sirènes d’un chant international banalisé et dépourvu de charme propre. Sabine Revault d’Allones chante français parce qu’elle chante en français, c’est-à-dire qu’elle n’hésite pas à articuler notre langue comme un snobisme incongru a longtemps défendu de le faire. Inutile de se référer au livret d’accompagnement pour comprendre le texte des mélodies, il est ici parfaitement intelligible. Française aussi, et donc démodée aux yeux de certains beaux esprits, cette façon d’habiter les voyelles, de leur donner leur vraie coloration, non sans un vibrato serré qui évite toute froideur. C’est ainsi que l’on chantait jadis, et l’on avait bien raison, car dans ce répertoire-là, c’est exactement le style qui convient. On songe à la fraîcheur exquise que savait jadis mettre dans la plus simple bergerette une Nina Dorliac, soprano russe d’ascendance française, ou à cette noblesse sans emphase qu’une Suzanne Danco imprimait à tout ce qu’elle chantait/disait. Quant à chanter aussi français une série d’invitations à l’ailleurs, n’y verront un paradoxe que les tenants du gloubiboulga que se permettent encore quelques illustres artistes dont la diction laisse beaucoup à désirer.

Quant à l’interprétation proprement dite, elle sait s’approprier chacune de ces œuvres. On remarque ici une coquetterie exquise qui imprime un léger rallentando à « pour mon esprit » dans « L’invitation au voyage », là la lenteur calculée des « Adieux de l’hôtesse arabe » qui exalte la sensualité de cette mélodie aux inflexions changeantes. On soulignera aussi que la soprano se trouve une tout autre voix lorsqu’elle aborde la chanson : le centre de gravité se déplace vers le bas (bien que le grave soit partout ailleurs bien marqué et nourri), la diction même se transforme. A l’art de la chanteuse s’unit celui de la pianiste, qui brille à découvert dans les pages signées Chaminade, Ginastera et Florent Schmitt, abordés sans éclats superflus mais avec la vigueur ou la délicatesse qui sied tour à tour à ces compositions.

Deux pistes « cachées », en bonus inattendu, viennent confirmer les orientations du programme : d’abord, une belle et amusante rareté, Les Voyageuses, « duettino comique » composé en 1869 par Louis Bordèse, né Luigi Bordese à Naples (1815–1886), sur des paroles où Etienne Tréfeu, librettiste d’Offenbach pour Croquefer, Geneviève de Brabant et quelques autres ouvrages, s’amuse à imiter divers accents nationaux (les deux voix sont celles de Sabine Revault d’Allonnes se donnant la réplique à elle-même) ; ensuite, une troisième chanson, sur un texte d’un orfèvre en la matière, « Nationale 7 » de Charles Trénet.

 

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Artie's Records

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