Le 6 juin 1727, créant ainsi l’une des plus célèbres anecdotes de toute l’histoire de l’art lyrique, les deux illustres rivales qu’étaient Faustina Bordoni et Francesca Bordoni en vinrent aux mains alors qu’elles participaient à une représentation d’opéra sur la scène du King’s Theatre, Haymarket, de Londres. Un seul détail semble être oublié lorsque l’on rencontre ce fameux crêpage de chignon : l’œuvre qu’elles interprétaient alors était Astianatte, opéra dû à un certain Giovanni Battista Bononcini, créé en 1718 à Venise.
Après avoir redonné vie à l’Alcina de Haendel en 1959 avec la radio de Cologne, puis en 1960 à la Fenice et en 1962 à Covent Garden, Joan Sutherland grave en 1966, sous la direction de son époux Richard Bonynge, une heure d’extraits d’un opéra créé à Londres une douzaine d’années avant Alcina : la Griselda, opéra de Giovanni Battista Bononcini. La Stupenda y tient le rôle d’Ernesto, avec notamment à ses côtés le Dulcamara et la Giannetta de son Elisir d’amore enregistré la même année, la basse Spiro Malas et la contralto Monica Sinclair. Hélas, cette sélection semble n’avoir alors inspiré aucune résurrection scénique, ni aucun autre projet discographique.
Et dans le demi-siècle qui a suivi, personne ne semble s’être vraiment intéressé de près à Bononcini. Alors que Haendel a été abondamment défriché et que ses principaux titres sont devenus des piliers du répertoire de toutes les grandes maisons, qui s’intéresse à son plus redoutable concurrent ? Qui sait encore que les frères ennemis Tweedledee et Tweedledum, qu’Alice rencontre lorsqu’elle passe De l’autre côté du miroir, doivent leur nom à un poème satirique du XVIIIe siècle évoquant la rivalité entre deux compositeurs entre lesquels le profane ne voyait aucune différence : Haendel et Bononcini ? Entre 1720 et 1732, c’est à une guerre sans merci que se livrèrent le Saxon et l’Italien, et si Giulio Cesare, Tamerlano et Rodelinda firent pencher la balance en faveur de Haendel, Bononcini avait d’abord connu d’éclatants succès avec Astarto, Crispo et Griselda.
Cet élément ne devrait-il pas suffire à attiser la curiosité des chefs et des chanteurs ? Qu’on ne dise pas que les opéras de Bononcini ne tiennent pas la route sur le plan dramatique, car il employait le même librettiste/arrangeur que Haendel, Nicola Haym. A l’heure où toute la production, parfois fort peu théâtrale, de certains compositeurs napolitains a les honneurs de la scène et du disque, portée par certains contre-ténors qui s’en sont entichés, pourquoi, mais pourquoi personne ne remonte donc les opéras de Bononcini ?
Au disque, on trouve des enregistrements de ses cantates, de ses oratorios, mais de ses opéras, point. Tout au plus peut-on écouter ses « sérénades à trois » comme Amore doppio (où le berger Aminte est partagé entre Phyllis et Doris) ou La nemica d’amore fatta amante. Mais la moisson est maigre, et il faut se contenter d’airs épars, glissés ici et là dans des récitals.
Aussi est-ce avec une vive curiosité que l’on accueille ce Polifemo publié par Deutsche Harmonia Mundi, écho de représentations données en juin 2019 dans le cadre du Festival de Potsdam. Certes, il ne s’agit pas encore d’un des opéras de grande envergure que Bononcini présenta à Londres, et cette serenata ne dure qu’une heure et demie, mais ce n’est déjà pas si mal, et l’œuvre compte six personnages à part entière, plus une dea ex machina qui fait son apparition à la toute fin. Le librettiste, Attilio Ariosti, également compositeur, et lui aussi futur rival (et collaborateur, à l’occasion) de Haendel à Londres dans les années 1720, eut l’idée de mélanger deux intrigues a priori sans rapport : l’idylle d’Acis et de Galatée jalousée par le cyclope Polyphème et, presque aussi développée, la mésaventure de Scylla aimée de Glaucus, lui-même aimé de Circé. Autrement it, la dose indispensable d’amours contrariées sans laquelle un opéra n’était pas concevable, l’intervention providentielle de Vénus en fin de parcours permettant un lieto fine qu’il eût été difficile d’obtenir autrement.
Polifemo fut créé en 1702 au château de Charlottenburg (qui s’appelait encore Lützenburg), à la cour de la reine Sophie Charlotte de Prusse. Il était donc assez logique de le recréer à Potsdam, autre résidence de la cour de Prusse, et l’on remercie Dorothee Oberlinger de l’avoir programmé pour la première année où elle était à la tête du Festival de Potsdam. A la tête de l’enthousiasmant Ensemble 1700, qui sait prodiguer les sonorités les plus délicates dans les moments d’intense émotion ou les plus gaillardes dans les passages bouffons, elle est en grande partie responsable de la réussite de cette résurrection : si l’œuvre convainc autant, c’est notamment grâce à l’allant avec lequel elle dirige cette formation, grâce aux choix qui mettent en valeur l’ironie de certains airs, de la franche bouffonnerie qui affecte le cyclope à la duplicité de Galatée qui le berne. Ce que révèle cette interprétation, c’est toute la diversité d’inspiration de Bononcini, qui semble ne pas avoir grand-chose à envier à Haendel : même efficacité et même inventivité, même capacité à émouvoir dans des plaintes déchirantes, même faculté de créer des mélodies irrésistibles par leur dynamisme (Haendel ne résista d’ailleurs pas à l’envie de copier dans Radamisto l’air de vengeance de Circé, repris par Bononcini dans Etearco). Joué ainsi, Bononcini semble devoir avoir toutes ses chances face au caro Sassone.
Il faut aussi applaudir à grands cris une distribution irréprochable, où chaque voix se distingue par une franche individualité. Il y a peu à dire sur la Vénus de Maria Ladurner, majestueuse ans les récitatifs mais qui ressemble presque à une petite fille dans son unique air. Assez renversante dans l’air de Circé mentionné plus haut, hérissé de notes piquées exprimant la colère de la magicienne, La soprano russe Liliya Gaysina laisse éclater un tempérament comme on aimerait en entendre plus souvent dans ce répertoire (et son deuxième est à peine moins impressionnant). La vis comica de João Fernandes est bien connue de ceux qui l’ont vu dans le rôle-titre du King Arthur de Purcell mis en scène par Shirley et Dino et dirigé par Hervé Niquet ; son Polifemo est bien la basse bouffe prévue par la partition, le vieux barbon ridicule qui n’a ici que deux airs, même s’il donne son nom à l’œuvre. La révélation de ces représentations fut incontestablement le contre-ténor brésilien Bruno de Sá, voix limpide, « féminine », sans rien de forcé, émise sans grimaces, d’une pureté angélique qui sied idéalement au délicat berger Acis et d’une aisance déconcertante jusque dans les notes les plus hautes (dans « Partir vorrei », l’un des sommets de l’œuvre). Superbe découverte aussi en la personne de la mezzo néerlandaise Helena Rasker, au timbre opulent et velouté, qui confère à Glaucus une émotion immédiate. Deux sopranos italiennes complètent cette distribution. Roberta Invernizzi campe une Galatée pulpeuse et coquine, dont le timbre offre un parfait contrepoint à celui de Bruno de Sá dans leur magnifique duo en écho, « È cara la pena », malgré un vibrato parfois très sensible dans son air « Quanto pena sallo amore » (mais le caractère narquois et appuyé de ce morceau fait mieux accepter ce qui serait gênant ailleurs). Scylla possède un caractère bien différent : la voix tranchante et virtuose de Roberta Mameli donne un grand relief à ce personnage, très gâté par le livret qui lui concède pas moins de quatre airs, dont certains des plus longs de l’œuvre, comme l’éblouissant « Io per me voglio goder » ou le sublime « Soccorete e non tardate ». Dommage, vraiment, que la pandémie nous ait privés de la Vitellia qu’elle aurait dû être à Rennes, Nantes et Angers en mars dernier.
Mesdames et messieurs les baroqueux, la balle est donc dans votre camp : malgré tout l’amour que l’on peut porter à Tweedledee, il est temps de nous proposer aussi la musique de Tweedledum. Jouez-nous maintenant du Bononcini, et tâchez donc d’y mettre l’ardeur avec laquelle est défendue ce Polifemo.