Ludwig van Beethoven (1770–1827)

Symphonie n°5 en do mineur, op.67 (1808)

MusicAeterna
Direction musicale : Teodor Currentzis

 

1 CD Sony Classical

 

Enregistré au Wiener Konzerthaus de Vienne du 31 juillet au 4 août 2018

Connu pour ses relectures radicales du répertoire, le chef Teodor Currentzis promettait une Symphonie n°5 de Beethoven qui sorte des sentiers battus et rompe avec la tradition. Qu’on se rassure, sa lecture de l’œuvre est forte, personnelle mais sans excès. Tout en contrastes, l’enregistrement convainc grâce à l’ensemble MusicAeterna dont la palette expressive autorise toutes les nuances possibles, du plus massif au plus lyrique, et grâce au très beau son de l’orchestre. Une lecture et une interprétation de qualité, qui viennent réveiller l’oreille habituée aux versions de référence : si l’album ne constitue peut-être pas un jalon indispensable de la discographie de la 5ème symphonie, il demeure le bienvenu pour renouveler l’écoute que l’on en fait.

« La musique instrumentale de Beethoven nous ouvre l'empire du colossal et de l'immense » ((Allgemeine Musikalische Zeitung, juillet 1810)) écrivait E.T.A Hoffmann en 1810 au sujet de la Symphonie n°5 entendue à Leipzig. On connaît le style d’Hoffmann, qui ne va pas sans grandiloquence et un Romantisme débridé ; et pourtant, c’est bien cette vision de l’œuvre de Beethoven qui s’est imposée durablement parmi les auditeurs et les musiciens qui l’ont interprétée : une symphonie puissante, voire écrasante, dont le sous-titre « symphonie du Destin » pèse de tous son poids sur ceux qui osent s’y attaquer. C’est qu’il ne suffirait pas de la jouer : il faudrait encore en exhumer toute l’ambition métaphysique que l’on prête au compositeur.

Mais on sait depuis longtemps que Teodor Currentzis se soucie peu des « il faudrait », et le livret accompagnant l’album est un règlement de comptes en bonne et due forme avec les interprétations traditionnelles : « recyclage perpétuel de la même saveur post-romantique », « usines pseudo-existentielles du legs discographique », « niaiseries philosophiques telles que le Destin frappant à la porte »… Currentzis obéit après tout à sa réputation de musicien brillant mais clivant. En revanche, le chef n’y va pas de main morte non plus lorsqu’il présente son projet pour cet enregistrement, à savoir « [quitter] le luxueux sarcophage de la tradition pour rejoindre l’espace désertique de notre propre intuition », dans une œuvre capable de « purifier l’auditeur et faire pénétrer le nouveau rayon de lumière dans sa conscience et son esprit ». Voilà qui laisse un peu dubitatif à première vue, mais qui mérite qu’on tente l’expérience.

Le fameux « motif du Destin » résonne ainsi parmi les pupitres de l’ensemble Musicaeterna, qui se jette dans cette symphonie avec un tempo vif, sans s’attarder sur les points d’orgues des premières mesures : avec Currentzis, le Destin est pressé et ne s’encombre pas de suspensions et de points d’interrogations. Le son se fait rugueux aux cordes, sec, et la direction met un point d’honneur à souligner les caractéristiques rythmiques de l’écriture tout au long du mouvement – l’efficacité du premier thème n’est-elle pas, en effet, plus rythmique que mélodique ? – et pourtant, l’orchestre évite la lourdeur. C’est emphatique, mais ce n’est pas pesant ; sans doute parce que le chef déploie de vrais crescendos où la distance du pianissimo au fortissimo est réelle. Il y a donc, malgré l’omniprésence du thème principal, des moments de respiration où les musiciens déploient une vraie élégance, voire de la délicatesse. Cette science de la nuance et du contraste parcourt l’ensemble de la lecture proposée par le chef et en constitue, sans aucun doute, la qualité principale.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : les musiciens savent parfaitement déployer l’énergie attendue, et le deuxième mouvement n’oublie pas d’être martial et pompeux lors des occurrences du thème. Un peu trop, à notre avis ; mais les variations se révèlent en revanche d’un lyrisme et d’une douceur superbes, et permettent d’apprécier tout particulièrement le jeu des violoncelles et l’homogénéité des cordes de manière générale.

Jusque-là rien d’absolument révolutionnaire dans la lecture de Currentzis ; mais le troisième mouvement surprend par son pianissimo radical où il faut tendre l’oreille pour espérer percevoir la musique dans ses détails. De longues mesures se déploient dans cette nuance, assumée, étonnamment intense, qui crée un changement d’atmosphère saisissant avec le fugato pris à toute allure mais parfaitement réalisé par les violoncelles et contrebasses ; qui crée également un pont avec le finale amené directement par un crescendo, et introduit un allegro dansant et très rythmique souligné par les cuivres. Même si le tempo peut sembler un peu précipité, le chef propose ici une lecture plus homogène à l’échelle du mouvement, et y apporte surtout beaucoup de lumière et de gaité. L’orchestre s’épanouit pleinement dans le finale, déployant un son riche et chaleureux jusqu’à la coda menée à bride abattue et ses accords de tonique répétés à n’en plus finir.

Cette lecture de la Symphonie n°5 est donc toujours vive, par moments enjouée, et introduit surtout des accents très lumineux tout au long de l’œuvre : c’est un élément qui, bien qu’agissant par touches, réveille l’écoute d’une partition si souvent entendue. Le « Destin » – si tant est qu’il s’agisse du propos de Beethoven dans l’œuvre – n’apparaît pas ici comme une sommité absolument funeste. Implacable oui, à travers le motif principal qui parcourt l’œuvre, mais qui a son lot de joie également, à l’image de ce dernier mouvement dans un do majeur rayonnant.

C’est une lecture, nous l’avons dit, qui ose les contrastes et les exacerbe. Cela donne un enregistrement très intéressant, vivant, et qui met en valeur les musiciens de MusicAeterna à la fois pour la qualité de leur son et pour la palette de nuances qu’ils se montrent capables de déployer ; un peu décousu aussi, c’est vrai : mais il serait être bien ingrat de reprocher le manque d’unité tout en louant la qualité et la quantité des contrastes.

Mais alors, qu’en est-il de la catharsis promise par Teodor Currentzis ? Avons-nous purifié nos passions à l’écoute de cette œuvre ? Un « nouveau rayon de lumière » nous a‑t‑il pénétrés ? Probablement pas, et si cette version est de haute tenue, elle n’est pas la plus enthousiasmante qu’on ait entendue. Elle n’est pas non plus aussi éloignée de la tradition que ce que le chef voulait nous faire entendre. Mais l’oreille de l’auditeur, sans être absolument purifiée de toutes les interprétations de référence, peut du moins percevoir une lecture nouvelle et un peu discordante, lumineuse aussi, qui l’interpelle sans le sortir totalement de sa zone de confort – et c’est très bien ainsi.

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.
Crédits photo : © Sony Classical

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