Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Aci, Galatea e Polifemo (1708 puis révisé)
Livret de Nicolò Giuvo d'après les Métamorphoses d'Ovide

Aci : Raffaele Pe
Galatea : Giuseppina Bridelli
Polifemo : Andrea Mastroni

La Lira di Orfeo
Direction musicale : Luca Guglielmi

2 CD Glossa. TT 83'21"

 

 

Enregistrement réalisé du 26 au 31 octobre 2020 au Teatro Municipale di Piacenza

Même si l’on connaît mieux la version anglaise Acis and Galatea, la serenata dont Haendel tira son unique opéra en anglais n’était pas totalement dépourvue de références discographiques. C’est en revanche Aci, Galatea e Polifemo, une version inédite qu’a choisi de graver pour Glossa Raffaele Pe et son ensemble La Lira di Orfeo, celle dans laquelle Senesino chanta… ou du moins aurait pu chanter. Indépendamment des interrogations musicologiques que peut susciter le projet, on saluera la belle prestation des chanteurs – le contre-ténor susnommé, Giuseppina Bridelli et Andrea Mastroni – et du chef Luca Guglielmi.

Non, il n’y a pas de faute de frappe : c’est bien la Sanseverino qu’il faut lire, et non Sanseverina. Aucun rapport ici avec la duchesse imaginée par Stendhal dans La Chartreuse de Parme, la tante de Fabrice qui finira par épouser le comte Mosca. Il ne s’agit donc pas de l’imaginaire Gina del Dongo, mais de la très réelle Aurora Sanseverino (1669–1726), duchesse de Laurenzana, qui tenait salon à Naples. Poétesse et membre de plusieurs académies littéraires, c’est elle qui commanda à Haendel une serenata pour le mariage de sa nièce Beatrice avec le duc d’Alvito, célébré en juillet 1708. Elle confia la rédaction du livret à son secrétaire et conseiller Nicolò Giuvo. Il faut croire que la Sanseverino fut satisfaite du résultat, car lorsque vint l’heure de marier son propre fils, en 1711, elle ne passa pas commande d’une œuvre nouvelle, mais fit redonner ce même Aci, Galatea e Polifemo. Le parcours napolitain de l’œuvre ne s’arrête pas là, car elle fut reprise en juillet 1713 pour la fête de la fille du vice-roi, mais rebaptisée pour l’occasion Polifemo, Galatea ed Aci.

Haendel lui-même devait être content de ce que la Sanseverino lui avait fait composer – sa première serenata, en fait, qui s’insère chronologiquement entre ses deux premiers opéras destinés à l’Italie, Rodrigo (Florence, 1707) et Agrippina (Venise, 1710). Il en était en tout cas assez content pour la faire jouer en Angleterre quelques années après s’y être installé : en 1718, à Cannons, chez son protecteur James Brydges, comte de Carnarvon, devenu peu après duc de Chandos, il arrange un semi-opéra sur un texte en anglais de John Gay (qui rédigerait dix ans plus tard le livret de The Beggar’s Opera). Acis and Galatea devint ainsi l’unique opéra en anglais conçu par Haendel – tous les autres furent composés sur des livrets en italien – et, comme tel, prit valeur de nouveau modèle insurpassable, comme avait pu l’être Didon et Enée pour la génération de Purcell. Dans le catalogue Händel-Werke-Verzeichnis, Acis and Galatea n’est d’ailleurs pas rangé parmi les opéras mais, curieusement, parmi les oratorios, entre la Brockes-Passion (1719) et Esther, également composé vers 1718 à Cannons. Acis and Galatea ne serait toutefois présenté au public britannique qu’en 1731 dans une version remaniée en trois actes, puis à nouveau retravaillé en 1739, en deux actes, et jusqu’en 1742 pour Dublin. Signe de la popularité durable de l’œuvre, Mozart en proposa en 1788, à la demande du baron Gottfried van Swieten, une réorchestration sous le titre Acis und Galatea, et Mendelssohn s’y attaqua également en 1828. Même à l’époque victorienne, où Haendel se réduisait souvent à ses œuvres sacrées, exécutées par des effectifs pléthoriques, Acis and Galatea resta très appréciée, comme en témoignent les diverses allusions glissées par George Eliot dans son roman Le Moulin sur la Floss (1860).

Avec le nouvel enregistrement paru chez Glossa, on cependant affaire à une sorte de music fiction, puisqu’il ne s’agit en réalité d’aucune des différentes versions historiquement attestées, mais d’un hypothétique état intermédiaire, « entre la dernière représentation napolitaine, en 1713, et la première représentation donnée en Angleterre en 1718 ». Evidemment, cette « fiction » repose néanmoins sur du concret, en l’occurrence le manuscrit Egerton 2953 de la British Library, étrange assemblage de fragments en italien au milieu d’une partition transcrite par le secrétaire de Haendel, qui se veut conforme à la version présentée au King’s Theatre en 1732 (la page de titre, également bilingue, indique « Acige e Galatea,  drama composta dal St Georgio Freder. Handel, Napoli, 16 Giugno 1708, as it was afterwards altered and performed at the Haymarket »). Le résultat de cette adaptation fut un ouvrage polyglotte, les chœurs et les personnages secondaires chantant en anglais, les trois principaux protagonistes en italien. Partant du très composite manuscrit Egerton (où est même annexée, entre autres documents, une lettre de Victor Schoelcher, célèbre militant anti-esclavagiste mais également auteur d’une biographie de Haendel parue en 1857), le contre-ténor Raffaele Pe, le musicologue Fabrizio Longo et le chef d’orchestre Luca Guglielmi ont récupéré les pages correspondant à la serenata et au livret italien, mais dont l’orchestration diffère de la version originale napolitaine. Polyphème est le plus concerné par les modifications, toutes les arias des deux autres personnages étant transposées. Curieusement, Raffaele Pe affirme que Senesino et Anna Maria Strada del Pò participèrent à la représentation napolitaine de 1713, ce qui paraît difficile dans la mesure où la carrière de la soprano ne démarra qu’en 1720 ; ces deux chanteurs furent en revanche les protagonistes de la version de 1732 à Londres, et c’est de cette année-là que datent… Les choses ses compliquent encore un peu lorsqu’on apprend que le premier air figurant dans cet enregistrement, « Affano tiranno », fut écrit pour Polyphème en 1736 (et serait réutilisé en 1739 dans le pasticcio Giove in Argo). De quand date finalement cette « version de Senesino » ? Mieux vaut peut-être ne pas trop s’attacher aux dates et écouter sans se poser de questions…

Malgré le confinement, cet Aci, Galatea e Polifemo a pu être répété, interprété et filmé à Piacenza à l’automne 2020, la captation étant aussitôt diffusée sur Internet. Glossa publie ce live sous la forme d’un coffret de deux CD : à quelques minutes près, le tout aurait pu tenir sur une seule galette. L’ensemble aux riches couleurs instrumentales créé par Raffaele Pe, La Lira di Orfeo, est dirigé avec beaucoup de sensibilité par Luca Guglielmi qui tient également le clavecin et l’orgue. Dans cette version, Acis est confié à un « alto » et Galatea à une « soprano » (dans la seranata de 1708, Acis est soprano et Galatea mezzo), sauf que Giuseppina Bridelli est bien mezzo-soprano et que Raffaele Pe chante régulièrement les héros haendéliens que notre époque préfère souvent confier à une mezzo-soprano (Giulio Cesare, Serse…). Evidemment, les deux timbres sont malgré tout bien distincts. Le contre-ténor évite le côté enfantin que certaines voix cristallines pouvaient prêter au héros, la mezzo-soprano possède un timbre sensuel et corsé mais sans faire de Galatée une matrone. Raffaele Pe se montre plein d’une mâle assurance pour « Lontan da te », virtuose pour « Dell’aquila l’artigli » (accompagné par le seul clavecin), et lui échoit l’air le plus développé de toute l’œuvre, « Qui l’augel da pianta in pianta », près de neuf minutes au rythme berceur, avec flûte obligée pour évoquer le gazouillis de l’oiseau. Giuseppina Bridelli a elle aussi droit à un bel et long air triste, « Sforzano a piangere », et l’on remarque au contraire toute la vigueur vocalisate dont elle est capable lorsqu’elle exprime en deux minutes son désir de vengeance dans « Del mar fra l’onde », dernier air d’une partition qui compte un duo au premier acte et trois trios au deuxième. Si Raffele Pe et Giuseppina Bridelli sont relativement bien connus des mélomanes français, beaucoup peut-être découvriront la basse  Andrea Mastroni qui traduit toutes les facettes du personnage de Polyphème, bien moins caricatural que ce n’est parfois le cas, surtout dans la version anglaise : la tendresse du cyclope dans « Non sempre, no, crudele », air délicatement orné qui conclut l’acte I, et qui sait se montrer effrayant dans « Fra l’ombre e gli orrori », qui l’oblige à passer subitement du falsetto aux graves les plus caverneux, avec des sauts de près de trois octaves. Andrea Mastroni aurait dû retrouver le rôle dans un concert à Lyon en avril dernier, hélas annulé, mais on pourra l’entendre dès le mois prochain lors du gala des vingt ans du Concert d’Astrée.

 

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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