Le nom d'Árpád Schilling est bien connu du public du théâtre parlé depuis le succès du Baal de Brecht qu'il monta en 1998 à la tête de sa compagnie Krétakör. Formé à l'Académie de Théâtre de Budapest, il a évolué au sein du Théâtre Katona József. Persona non grata en Hongrie depuis l'arrivée au pouvoir de Viktor Orbán, le metteur en scène poursuit désormais sa carrière internationale au sein d'institutions européennes comme la Schaubühne de Berlin, le Piccolo Teatro de Milan, l'Odéon – Théâtre de l'Europe ou le Kasino du Burgtheater de Vienne. Ce Lohengrin en provenance de la Staatsoper Stuttgart est l'une des quelques productions lyriques d'Árpád Schilling (on lui doit notamment à Munich un Rigoletto discuté, mais aussi L'Affaire Makropoulos, et à Bâle une Damnation de Faust).
Largement atypique, ce Lohengrin puise dans l'actualité sociale qui oppose le metteur en scène au pouvoir politique. Le héros n'est pas ici ce chevalier blanc dont l'intervention miraculeuse vient apporter une solution salvatrice. Ou plutôt, cette immixtion du divin dans la destinée des humains fait allusion à ce que ledit pouvoir a souvent beau jeu de se présenter sous des atours messianiques et populistes. Les références au Brabant de la fable wagnérienne sont remplacées par un décor plongé dans une obscurité quasi totale qui concentre le regard sur l'espace central et l'avant de la scène.
Schilling invite dès le départ à s'intéresser à l'animosité de la foule contre Elsa – une foule dont il souligne la structure extrêmement hiérarchisée, à la manière d'une entreprise dont le personnel se distingue en différentes strates. Heinrich est ce patron débonnaire en costume à rayures et grosses lunettes, qui circule dans les groupes comme un dirigeant en pleine négociation sociale. On distingue facilement la caste des sous directeurs, chefs d'équipes et contremaitres, avec ce Telramund chefaillon à vilaine et ostensible morgue qui dit à elle seule l'ambition de bien figurer dans l'organigramme, avec une Ortrud dont la robe léopard gris-noir et les airs méprisants font imaginer qu'elle est issue des rangs de ce peuple qui se presse, admiratif, tout autour. Cadres et ouvriers arborent une couleur quasi uniforme qui alterne entre gris mastic et brun sombre, avec comme élément distinctif les blouses et les vestes courtes qui rappellent vaguement un univers déprimant et étriqué au sein duquel on voit parfois surgir quatre trompettes en uniformes militaires de l'ex bloc de l'Est.
Le héros est invisible jusqu'à l'arrivée du cygne qui, en provoquant une bousculade dans la foule, provoque l'événement tant attendu du héros salvateur propulsé sur le devant de la scène. Désigné par ce mélange de hasard et de symbole, le sauveur est cet élu issu du peuple et invité à agir pour le bien de tous. Lohengrin est ce prolétaire que l'on pousse dans le dos pour servir bon gré mal gré de porte-parole dans un négociation perdue d'avance. Il sort de sa veste le cygne qui a l'apparence d'un jouet en peluche. Elsa s'en empare en jetant au passage un regard courroucé comme si elle découvrait un objet qui lui avait été volé. Le geste est furtif et révèle astucieusement la possibilité d'une relation mystérieuse qui préexistait à cette scène où miraculeux et prosaïsme se confondent.
Quand arrive l'heure de l'affrontement entre Telramund et Lohengrin, les contremaitres tracent au sol un cercle de craie qui va déterminer l'espace où aura lieu l'ordalie. Le symbole hurle la référence à Brecht et le jugement du Cercle de craie caucasien. Le déroulement du duel est à l'envi : les deux adversaires ne disposent pas d'autre moyen que de croiser le regard avec insistance et faire plier l'adversaire. Les soutiens de Telramund se rangent derrière Lohengrin : procédé simple et efficace pour marquer la victoire du héros venu laver l'honneur d'Elsa. Lohengrin d'une violente gifle, le fait tomber à terre tandis que la foule vient célébrer son triomphe. On note la présence à l'arrière scène de la rangée de contremaîtres, en guise de cordon de sécurité pour ne pas que la joie collective se change en révolte contre Telramund et Ortrud.
Le rideau se lève au II sur une scène qui fait écho à cette dernière image, avec Telramund en ombre chinoise et le cercle de craie faiblement éclairé. Apparu furtivement au premier acte, le cygne semble visiblement embarrasser Árpád Schilling qui ne parvient pas à en traduire une lecture satisfaisante. Ici, l'animal gît à terre, funeste présage de l'amour impossible entre Lohengrin et Elsa. On le retrouve entre le main de l'épouse vulnérable sous sa forme de jouet-peluche, trituré tel une balle anti-stress ou bien présenté en plusieurs exemplaires décoratifs lors du cortège nuptial.
Ortrud et Telramund sont sur le point de prendre le chemin de l'exil, les valises sont faites et les deux arborent ce qu'il leur reste de leur passé de nouveaux riches, sous la forme de manteaux à cols de fourrure. Les imprécations d'Ortrud ont tout d'une cérémonie de sorcellerie ou de chamanisme, placée au centre du cercle fatal qui avait servi de lieu de jugement au I. Telramund est recroquevillé à même le sol, comme s'il voulait s'y enfoncer tant la honte est pesante. Le héraut claironne son bannissement, curieusement juché sur la valise du prince dégradé comme pour mieux l'humilier – tandis que les quatre nobles du Brabant rappellent leur fidélité au félon et fomentent leur vengeance à la manière de casseurs de grève. Il en faudra davantage pour inquiéter le chœur des femmes qui viennent annoncer les noces du protecteur du Brabant avec Elsa. Le cortège arbore des costumes d'une infinie tristesse kitsch, tout droit sortie des rayons d'un hard discount. Et pour ajouter à cette joie des humbles et des soumis, les maris retournent (littéralement) les vestes qu'ils déposent au sol pour dessiner un joli chemin bleu satin, parsemé de cygnes décoratifs… Ortrud brise alors cette belle harmonie en jetant son gros paquet cadeau rose bonbon et dérangeant la belle ordonnance de cette naïve composition.
L'acte final met en scène l'inévitable lit nuptial qui accueille pour l'instant un groupe de joyeux brabançons qui s'y verraient bien batifoler mais il faut céder la place à la longue scène d'explication entre les deux fiancés. La dispute monte en tension graduellement, avec chez Elsa, ce geste de chercher du réconfort en serrant le petit cygne contre sa poitrine. Mais le contrat est rompu et il s'apprête à tourner les talons. Le meurtre de Telramund a l'allure d'un malentendu, d'une terrible méprise quand, surgissant de l'ombre derrière Lohengrin, celui-ci le poignarde dans un geste réflexe qu'il semble regretter aussitôt. Sa détresse est augmentée par la question fatidique de l'identité et le précipite dans une rage manifeste, au point de fouiller sous le lit et disperser… les cygnes que les convives avaient dissimulés en guise de porte-bonheur.
La foule revient, éminemment plouc et cheap, habillée de bermudas, chemises pastels et vulgaires robes imprimées – au firmament du kitsch comme une dénonciation évidente d'une société qui accède aux vertus de la consommation de masse. Les contremaîtres apportent la veste de Telramund, tachée de sang, tandis qu'Elsa sort de sa morne gabardine la petite peluche prémonitoire. C'est l'heure du récit du Graal, empreint d'une émotion que soulignent le cor d'enfant et l'anneau que Lohengrin dépose sur le lit du bonheur enfui. Quittant la scène en retournant parmi ses congénères travailleurs (syndiqués ?), Ortrud bouscule la cérémonie, debout sur le lit et bien décidée à diriger en personne ce peuple naïf qui se lamente d'avoir perdu son protecteur. La pose est sans ambiguïté : c'est elle désormais qui tire les ficelles, exigeant que tous regardent vers le ciel et jouissant de l'emprise qu'elle exerce. Elsa est hors-jeu, perdue dans ses pensées et sans autre soutien désormais que son petit cygne peluche, symbole à ce moment-là d'une double disparition irrémédiable de Lohengrin (démissionnaire) et son jeune frère Gottfried dont l'absence manifeste relègue la quête du protecteur du Brabant au rang d'une illusion. La voix en coulisses de Lohengrin annonçant l'héritier, Ortrud saisit le premier venu et le présente à une foule incrédule qu'il regarde avec effarement et surprise. Tout le monde se tourne progressivement vers Elsa, dans un mouvement très lent et très menaçant auquel elle répond en levant vers eux un couteau bien dérisoire – victime promise au lynchage par une peuple fanatique et aveugle.
Cette vision des rapports humains, à la fois brutale et sans concession, est portée par un cast qui se prête admirablement à des options scéniques qui peinent toutefois à dissimuler de nombreuses déconvenues vocales. Simone Schneider offre à son Elsa von Brabant une couleur uniforme qui peine à séduire malgré le soin qu'elle met à soutenir la projection en arrondissant les voyelles. Einsam in trüben Tagen tourne à la plate déclamation, tandis que des stridences émaillent régulièrement l'affrontement avec Ortrud au II. Le Lohengrin barbu et rustique de Michael König est très loin des formats scéniques imposés par un Klaus Florian Vogt ou même un Piotr Beczała. L'émission ne s'embarrasse pas de demi-mesure, débarquant sur scène avec un Nun sei bedankt mein lieber Schwan pris trop bas et une façon de camper un personnage assez monolithique en passant invariablement en force dans les aigus. Martin Gantner lui dame le pion sur le terrain de la véhémence et de l'autorité, avec un Telramund à la ligne solide et homogène. Okka von der Damerau ne force pas son talent dans un rôle qui ne convient pas forcément tant la voix – si souvent admirable – paraît ici dénuée du fiel vipérin qui en soulignerait la noirceur. Si l'on excepte la très malencontreuse fluctuation de la bande qui gâche son ultime Fahr heim, du stolzer Helde, les reproches iront à une direction d'acteur assez peu imaginative qui fait de son Ortrud un double d'Elsa, deux faces d'une féminité respectivement victime et triomphante. Les éloges iront plutôt au roi Heinrich de Goran Jurić, impeccable d'aplomb et de projection dans ses interventions. À l'exact opposé, le Héraut flageolant de Shigeo Ishino – au bord de la rupture dans son initial Hort ! Grafen, Edle, Freie von Brabant ! et carrément défaillant au II dans Des Königs Wort und Will'. La prestation du chœur manque bien souvent de cohésion et d'assurance. Les décalages affleurent dangereusement dans les grandes scènes où les bousculades scéniques se répercutent en décalages dans la complexité des entrées. La direction de Cornelius Meister souligne une ligne scandée qui finit par manquer de naturel à trop vouloir dissimuler le legato. La brillance des cuivres est quasi percussive, aux antipodes d'un quatuor trop peu brassé et presque atone par endroits. On entend ici une lecture qui hésite entre le classicisme rectiligne et les visions plus éthérées, sans jamais oser le grand saut vers l'avant qui signe les grandes versions.