Difficile de se faire une place au soleil, au sein d’un XVIIIe siècle lyrique dominé par les géants que sont Mozart, Rameau ou Haendel. Difficile de reconquérir une place dans les oreilles et l’esprit de nos contemporains, obnubilés par quelques noms fameux : Vivaldi a plus ou moins réussi à s’imposer, au moins au disque, sinon à la scène. Mais c’est l’exception qui confirme la règle, et bien des compositeurs illustres en leur temps peinent à sortir de l’oubli auquel l’histoire les a condamnés.
Pour Niccolò Jommelli (1714–1774), les choses s’annonçaient pourtant bien. En 1994, alors que les baroqueux pouvaient encore tout se permettre, Christophe Rousset entraînait ses tout jeunes Talens Lyriques dans une audacieuse aventure : l’enregistrement de l’Armida abbandonata dudit Jommelli. On y entendait les membres d’une génération montante et prometteuse de chanteurs français (Véronique Gens, Patricia Petibon…) entourant, dans le rôle-titre, la soprano polonaise Ewa Malas-Godlewska qui, la même année, à la demande de Gérard Corbiau, prêtait son timbre acide aux machines de l’IRCAM pour inventer une voix à Farinelli, la moitié grave de la tessiture étant assuée par Derek Lee Ragin.
En 1995, le vétéran Frieder Bernius fondateur historique du Kammerchor Stuttgart, s’intéressait à son tour à Jommelli. Pour une raison bien simple : le compositeur napolitain avait été kapellmeister des Württemberg à Stuttgart de 1753 à 1768. Après l’Armida abbandonata choisie par Rousset, c’est la Didone abbandonata qui renaissait ainsi pour le label Orfeo, avec Dorothea Röschmann en reine de Carthage. Persévérant dans cette voix, Bernius revint à Jommelli deux ans après, toujours pour Orfeo, et gravait Il Vologeso, avec toute une équipe de baroqueux allemands : la soprano Gabriele Rossmanith en Berenice, la mezzo Helene Schneiderman en Lucilla, et le contre-ténor Jörg Waschinski dans le rôle-titre.
Vingt ans après, stupeur et tremblement : Naxos propose un DVD consacré au susdit Vologeso, captation d’une production également réalisée à Stuttgart ! Il s’agit d’un spectacle présenté en juillet 2015, monté par le tandem Jossi Wieler et Sergio Morabito, dans des décors et costumes signés Anna Viebrock. Sous la direction de Gabriele Ferro, on retrouve Helene Schneiderman, décidément incontournable, mais avec une femme et non plus un homme en dans le rôle-titre.
Et voici venir une troisième version du Vologeso ! Alors qu’aucun opéra de Jommelli n’a connu de mis en scène qui ait fait date (mais cela même aurait-il suffi ? Le mémorable Artaserse de Nancy n’a pas vraiment relancé la carrière scénique de Leonardo Vinci), trois références discographiques pour un seul titre, c’est énorme ! Pourquoi un tel succès ? Certes, le livret est bien ficelé, mais sans qu’on puisse prétendre qu’il transcende les limites de l’opera seria. Six personnages unis par l’habituel nœud d’intrigues amoureuses, un tyran qui veut mettre dans son lit la « veuve » de son adversaire cru mort, on est là en terrain de connaissance. C’est plutôt la qualité de la partition qui justifie cet intérêt : Jommelli avait déjà mis en musique en 1754 le livret conçu en 1700 par Apostolo Zeno sous le titre de Lucio Vero. Mais en 1766, lorsqu’il s’y attaque à nouveau, il introduit toute une série de procédés dont l’opera seria s’est jusque-là montré économe : nombreux récitatifs accompagnés, où l’orchestre joue un rôle décisif, quatuor très développé pour conclure le premier acte et trio pour le deuxième. Bref, une œuvre qui annonce ce vers quoi le genre commence sérieusement à tendre, alors qu’à Vienne Gluck vient de lancer sa fameuse réforme de l’opéra.
Que Vologeso, roi des Parthes, décoche donc une nouvelle flèche, on ne s’en plaindra pas. Apparemment, cette publication discographique n’était pas du tout prévue. Le concert remonte à 2016 et aurait dû rester sans lendemain. Dans le cadre de son projet « Mozart 250 », Ian Page, fondateur de l’orchestre The Mozartists, a prévu de donner à entendre toutes sortes d’œuvres deux siècles et demi après leur création. Il Vologeso ayant été créé en 1766, à Ludwisburg, dans le palais de Charles-Eugène, duc de Württemberg, son tour était donc venu. Dans le livret d’accompagnement, le chef précise qu’il s’agit en quelque sorte d’un document brut, l’enregistrement en direct n’ayant pas été suivi d’une séance de « patchs » comme c’est désormais la coutume. Par ailleurs, il ne devait s’agir que d’une version de concert, sans aucune mise en espace, et pour ne pas abuser de la bonne volonté du public, l’œuvre avait été quelque peu écourtée : trois airs supprimés, trois autres abrégés, pour aboutir à une durée totale de 2h20, contre 2h55 pour les « vraies » intégrales. Tout en qualifiant ses coupes de « judicieuses », Ian Page a la modestie d’ajouter : « J’ai procédé ainsi, sachant que l’opéra complet est déjà disponible en CD, un excellent enregistrement de 1998 dirigé par Frieder Bernius ». Et c’est finalement la pandémie et tous les bouleversements survenus depuis qui l’ont convaincu qu’il était possible de publier ce document de travail, malgré ses inévitables scories, et même si l’italien que l’on chante ici sonne parfois bien peu idiomatique.
Il a sans doute bien fait, car ce Vologeso est animé d’une belle vie théâtrale, qui en dit long sur le travail de préparation accompli par les « jeunes artistes émergents » (l’expression est de Ian Page). Depuis 2016, l’un d’eux a bel et bien émergé : Stuart Jackson, qui tient le rôle central de Lucio Vero, le « méchant » dévoré par le désir, et dont il traduit bien la complexité. Peter Quint récemment dans un Tour d’écrou capté à huis clos à Nancy, il était le marin et le berger dans la production de Tristan et Isolde reprise cet été à Glyndebourne. Tout en ayant la maîtrise de la virtuosité nécessaire pour le répertoire baroque, le ténor britannique ne manque pas de puissance, et il devrait être bel interprète du rôle-titre de Mitridate à Copenhague au printemps prochain. La mezzo Rachel Kelly est un Vologeso expressif, et l’on espère qu’elle pourra bientôt accéder à des rôles de premier plan ; dans la même tessiture, Angela Simkin laisse elle aussi affleurer un vrai tempérament (détail amusant : les deux chanteuses se partageront le rôle de Flora dans les représentations de Traviata données la saison prochaine à Covent Garden). Fiordiligi en avril prochain à l’Opéra du Rhin, la soprano Gemma Summerfield a les accents dramatiques qu’exige Berenice, la malheureuse épouse de Vologeso impitoyablement courtisée par Lucio Vero, mais en 2016 ses aigus étaient encore quelque peu acides. Autour de ce quatuor central, Jennifer proposait une prestation tout à fait correcte en Flavio, seul le contre-ténor Tom Verney pouvant paraître insuffisant dans le rôle très subalterne d’Aniceto.
A la tête de ses Mozartists – vingt-cinq instrumentistes lors de ce concert de 2016 – Ian Page s’emploie à traduire la vigueur de l’écriture jomellienne. Plus que dans l’ouverture ou les marches, son originalité, on l’a dit, se révèle surtout dans les nombreux récitatifs accompagnés, où l’orchestre tout entier est sollicité pour faire écho aux affects exprimés par le chant, à travers des lignes souvent tourmentées.