Hector Berlioz (1803–1869)
La Damnation de Faust (1846) op.24 pour soli, choeur et orchestre
Légende dramatique en quatre parties 
Texte d'Almire Gandonnière et Hector Berlioz d'après Faust de Goethe

Joyce DiDONATO mezzo-soprano, Marguerite
Michael SPYRES ténor, Faust
Alexandre DUHAMEL baryton, Brander
Nicolas COURJAL basse, Méphistophélès

Coro Gulbenkian
Jorge MATTA chef de chœur
Les Petits Chanteurs de Strasbourg – Maîtrise de l'Opéra national du Rhin
Luciano BIBILONI chef de chœur

Orchestre Philharmonique de Strasbourg
John NELSON direction

2CD et 1 DVD Erato-Warner Classics 0190295417352

Enregistré à Strasbourg en avril 2019

Voici le dernier venu de la petite trentaine d’enregistrements de la Damnation de Faust de Berlioz, succès discographique qui ne se dément pas tant la plupart des grands chefs ont enregistré la « légende dramatique » qui défie un peu les qualifications. Avec Erato, John Nelson, notable spécialiste de Berlioz, moins médiatique que d’autres, a décidé de livrer avec régularité un enregistrement des grands chefs d’œuvres du musicien. Après Les Troyens et le Requiem qui sont de grandes réussites, une plus grande réussite encore, La Damnation de Faust, enregistré au cours de deux concerts mémorables à Strasbourg au printemps 2019 (voir le lien vers notre compte rendu ci-dessous).

On mesure peu aujourd’hui l’importance dans le monde intellectuel et artistique du XIXe  et même du XXe du Faust de Goethe, cette pièce de théâtre presque injouable, d’une puissance incroyable, à la forme impossible à tracer ni à nommer…On ne compte plus les formes musicales, entre les opéras, les ballets, les oratorios (les scènes de Faust…).

Berlioz lui-même sentait ce mystère de l’œuvre impossible à réduire à une forme en faisant de sa Damnation de Faust une « légende dramatique », au croisement de l’opéra, de l’oratorio scénique, d’ailleurs, la présence des seuls quatre protagonistes éloigne l’œuvre d’un opéra qui à l’époque proposait des distributions bien plus nombreuses (voir le Faust de Gounod, traité à la manière du Grand-Opéra) . Qu’il en fasse un objet « berliozien » est hors de doute et il ne s’agit pas ici de se lancer dans une nième exégèse, mais il s’agit de voir en cette Damnation de Faust une des nombreuses variations offertes au mythe, créée dans le cadre plutôt contenu de l’Opéra-Comique dont elle fut un des titres phares, et qui entra au répertoire de Garnier sous forme scénique en 1910.
Cette version proposée par ERATO (fruit de la longue collaboration de la marque avec le Philharmonique de Strasbourg), pourrait bien se placer d’emblée dans les toutes premières de la longue liste des enregistrements de l’œuvre, en tous cas la meilleure des versions récentes. C’est l’américain John Nelson qui en signe la direction musicale, en spécialiste incontesté de Berlioz (on connaît le goût anglo-saxon pour Berlioz et la longue liste de chefs qui toujours travaillé Berlioz comme Colin Davis, ou John Eliot Gardiner, mais aussi Simon Rattle.
Il est d’ailleurs intéressant, après avoir assisté au concert du 25 avril 201ç (voir le lien ci-dessous) avec son côté assez spectaculaire, de se concentrer sur l’écoute des disques qui en sont résulté.
John Nelson aborde l’œuvre à l’opposé de ce que pourrait être un romantisme échevelé ou une approche trop théâtrale ou contrastée. Au contraire, ce qui frappe dans l’enregistrement, c’est une certaine homogénéité de ton et un soin donné aux équilibres, tout en gardant le relief des moments attendus (par exemple, les dernières mesures de la marche hongroise. En effet, homogénéité ne signifie ni monotonie, ni absence d’aspérités. L’approche est au contraire très variée et rend justice aux éléments divers de la partition. La fascination pour le geste orchestral on le lit dès les premières mesures, dans la transition aux cordes, si délicate entre sc.1 et sc.2 de la première partie. Et le Philharmonique de Strasbourg est tout à fait exceptionnel d’un bout à l’autre. John Nelson sait à merveille en révéler les couleurs dans toute leur variété et la capacité de contrôle des volumes, les raffinements. Il s’en dégage une sorte de sagesse suprême où John Nelson reste toujours attentif et rigoureux, contrôlant tout avec une grande rigueur sur un spectre qui n’hésite pas à afficher des couleurs chambristes qui se confrontent à des parties plus spectaculaires qui cependant ne sont jamais débordantes. Il y a quelque chose comme un évitement du théâtral un peu gratuit, mais comme une sorte de théâtre intérieur qui palpite et qui est traversé d’émotions. On se réécoutera souvent le ballet des Sylphes si retenu, si fluide et si lyrique, merveille de ciselure (quelle prise de son !) la course à l’abîme, haletante, avec des bois exceptionnels, et des cordes graves tendues à la limite, mais sans jamais atteindre l’excès : il y a une ligne qui reste maintenue sous contrôle, mais le rendu est vraiment fabuleux. Le tout bénéficiant d’un son exemplaire (sur l’ensemble de l’enregistrement d’ailleurs). Quant aux derniers moments de l’épilogue « Dans le Ciel » et « l’apothéose de Marguerite », ils constituent sans doute un des moments les plus réussis d’une émotion phénoménale, avec encore une fois une clarté sonore miraculeuse (on entend tous les pupitres, avec des harpes merveilleusement mises en valeur, mais jamais envahissantes), et un violon tellement prenant par sa fluidité et sa simplicité.

Le chœur, le « Coro Gulbenkian » dirigé par Jorge Matta est lui aussi d’un niveau exceptionnel, notamment dans sa manière de dire le texte avec une clarté cristalline, et des effets de volumes, mais aussi de murmures bouleversants.
Ce qui frappe dans les masses sonores et orchestrales, telles qu’elles sont rendues, c’est la volonté de « naturel », d’absence d’artifice, rendant notamment à la fin, une sorte de correspondance entre le naturel de l’interprétation et le « naturel » de Marguerite, (merveilleuses voix d’enfant des Petits chanteurs de Strasbourg-Maîtrise de l’Opéra National du Rhin dirigés par Laurent Bibiloni).

La distribution réunie est proche de la perfection. On sait que dans ce cycle Berlioz entamé par Erato est structuré par une sorte de groupe/troupe de chanteurs emmenés par Michael Spyres et Joyce di Donato..
C’est Alexandre Duhamel qui est Brander dans cette Damnation de Faust : il y est excellent, belles couleurs, diction impeccable, vigueur : sa chanson du rat, morceau de bravoure où il doit tout donner vu qu’il n’apparaît qu’à ce moment n’appelle aucune remarque, autant pas la présence vocale, le style, les couleurs, (avec un accompagnement d’orchestre et chœur stupéfiant)
Nicolas Courjal est un Méphistophélès dans la tradition, avec ce qu’il faut d’ironie grinçante et d’histrionisme du personnage. Diction et expression parfaites, timbre velouté, chant qui prend soin des couleurs, personnalité affirmée sans trop en faire (Air voici les roses magnifiquement interprété et accompagné à l’orchestre). Dors dors heureux Faust est d’ailleurs un autre moment d’exception avec son crescendo contrôlé qui semble anticiper certains moments des Troyens. Mêmes qualités de timbre, de diction, de variété dans la couleur dans la sérénade Devant la maison. Courjal est un Méphisto qui en fait juste assez, sans jamais surjouer : un chant intelligent qui en fait un des notables Méphisto  du moment.
Joyce Di Donato est Marguerite. Parfait exemple de l’école américaine de chant, toujours juste, toujours contrôlée et techniquement sans failles, elle sait donner l’impression de fragilité avec une voix qui n’est pas légère, car Marguerite est une fausse fragile, même si c’est une vraie victime. Diction impeccable, accents justes, soin de la couleur : c’est une sorte de perfection. Le duo avec Faust est superbe d’engagement. D’amour l’ardente flamme est un sommet de vibration, de travail sur la modulation et un modèle d’art du chant, où la voix sait être contrôlée et très sûre à l’aigu. On sent la formation au Bel canto et une maîtrise technique exceptionnelle : son hélas final est magique…
Michael Spyres qui a affronté de grands rôles baroques ou belcantistes, avec des suraigus à se pâmer, aborde Faust ici dans un style authentiquement belcantiste, ce qui n’est pas un contresens, vu qu’au moment de la création, régnait tout de même encore chez les ténors un chant ornementé venu du baroque et transité par Rossini, puis Donizetti, et en France par Auber et le Grand-Opéra. À part Gedda (qui chanta et Berlioz et Gounod), on compte peu d’immenses Faust (du moins à mon goût). Spyres n’a rien à voir dans la voix, dans le timbre, avec un Gedda inaccessible, mais il est vraiment un très grand Faust : il sait d’abord dire un texte dont il déjoue tous les pièges avec une incroyable maîtrise, on comprend chaque mot chaque inflexion, dans un travail de ciselure qui laisse rêveur. C’est un immense styliste, peut-être plus styliste qu’interprète au sens où ce chant est stupéfiant mais peut-être un peu moins vécu que dominé (même avec ce hurlement un peu incongru à la fin de la Course à l’abîme ‑sc.XVIII- après horreur) . En tous cas, il y a peu (il n’y a pas) de ténors aujourd’hui qui pourraient ainsi sculpter le texte et chanter ce rôle avec cette perfection.

L’enregistrement est complété par un DVD qui reprend des extraits du concert du 25 avril 2019, et le livret trilingue contient un très bon texte de Christian Wasselin, grand prêtre de Berlioz devant l’Éternel.
Vu la qualité globale et dans toutes ses parties, c’est un achat indispensable si l’on veut une version récente de référence du chef d’œuvre de Berlioz.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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