Sur la disparition de Mady Mesplé, le 30 mai 2020, par Alain Lanceron

Mady Mesplé vient de s’éteindre, après une lutte de plusieurs années contre la maladie de Parkinson. Alain Lanceron, Président de Warner Classics et Erato, nous livre avec émotion les souvenirs qu’il conserve de cette icône du chant français.
Laurent Bury

Mady Mesplé en 1975

J’ai découvert Mady Mesplé alors que j’étais encore adolescent. Je suis niçois et elle chantait régulièrement à l’Opéra de Nice, jusqu’à deux ou trois fois par saison. J’avais dû l'entendre très jeune dans Lucie de Lammermoor, en français, avec Alain Vanzo, ou dans Le Barbier de Séville. Par l’intermédiaire d’une amie commune, j’ai fait ensuite sa connaissance après une représentation d’Ariane à Naxos, au festival d’Aix en Provence 1966. Je suis resté un de ses plus grands fans, puis je suis devenu un ami, bien avant d’arriver chez EMI. Pendant de nombreuses années, j’ai bien suivi toutes les étapes de sa carrière, de sa grande carrière d’opéra. Elle avait fait ses débuts en 1953 à Liège, dans Lakmé, qui allait rester un de ses plus grands rôles et qui très vite lui ouvrit les portes de la Monnaie de Bruxelles, puis de l'Opéra-Comique . Mais c'est quand elle succéda à Joan Sutherland au Palais Garnier au tout début des années 60 que démarra véritablement sa carrière. Elle fut la grande Lucia française de sa génération, et tous ceux qui l'ont entendu dans ce rôle restent hantés par le souvenir de sa scène de la folie tant elle y était bouleversante. Avant même d'être une grande chanteuse, Mady Mesplé était une grande artiste. Je l’ai très souvent entendue dans ses personnages légers ou tragiques, et aussi dans des opéras qu’elle a moins chantés, comme Don Pasquale, La Sonnambula, Le Coq d’or , Les Mamelles de Tirésias, .…

En 1975, alors qu’elle répétait Roméo et Juliette à Miami avec Franco Corelli, elle fut frappée par une grande fatigue qui la força à annuler les représentations. Sans doute les premiers signes de cette maladie de Parkinson qui allait la détruire des années plus tard. Elle est rentrée en France pour se soigner et fut contrainte d'annuler tous ses engagements pendant plusieurs mois. Elle reprit ensuite sa carrière d'opéra mais décida assez vite d'y mettre un terme alors que la cinquantaine approchait : sur le plan physique, elle ne pouvait plus s’imaginer dans des rôles de jeune première, car le théâtre a toujours beaucoup compté pour elle, et l’évolution de ses moyens vocaux ne lui permettait plus d’évoluer avec la même aisance dans le suraigu. Je dois dire, avec une profonde admiration, qu’elle s’est alors recréé une autre voix, davantage centrée vers le medium, et entama une nouvelle carrière de récitaliste. Une carrière inaugurée en novembre 71 au Palais Garnier avec cette série de récitals confiés par Bernard Lefort aux plus grands artistes de l'époque, et qu'elle inaugura. Là encore, que de souvenirs, en particulier ses 2 récitals au Wigmore Hall de Londres avec Dalton Baldwin et Graham Johnson ou celui d'Aix-en-Provence avec Gabriel Tacchino.

Mady Mesplé a chanté partout en France, mais elle était également très connue aussi à l’étranger : elle a chanté Lucia à Edimbourg ou Madrid, Gilda au MET, Rosina au Bolchoï, Monte-Carlo et Catania, Gilda et Zerbinetta au Grand Théâtre de Genève, la Reine de la Nuit à Munich, Chicago, Vienne ou Florence, Olympia à Buenos Aires et Dallas.… Comme elle faisait partie de la troupe de l’Opéra, elle devait assurer un certain nombre de représentations à Paris, donc elle n’était pas libre de voyager autant qu’elle l’aurait pu. C'était aussi une époque où les artistes envisageaient leur carrière autrement, avec un ancrage en France plus conséquent.

Mady Mesplé a été par ailleurs victime d’un malentendu autour de l’opérette. Elle en a chanté très peu sur scène : La Chauve-souris, Valses de Vienne, et une fois La Vie parisienne à Toulouse, au moment du lancement de l'enregistrement dirigé par Michel Plasson. Mais à partir du début des années 1970, elle a participé à de nombreuses émissions de télévision, où elle faisait alterner grands airs d'opéra et d'opérette, comme pouvait le faire à la même époque en Allemagne une Anneliese Rothenberger. Cela lui a valu parfois d’être cataloguée comme spécialiste d'un répertoire léger alors que 99% de carrière s’est fait à l’opéra.

Elle a abordé les répertoires les plus variés, et notamment le baroque : des motets de Vivaldi, Alcina de Haendel au Théâtre des Nations avec Teresa Stich-Randall. Elle a aussi beaucoup défendu la musique contemporaine : elle avait assuré à Nice la création française d’Elégie pour deux jeunes amants de Henze, elle a créé le ‎Quatuor II de Betsy Jolas, les 4 Poèmes de Sapho de Charles Chaynes, le Syllabaire pour Phèdre de Maurice Ohana. Pierre Boulez l’appréciait beaucoup : sous sa direction, elle a entre autres chanté l'Enfant et les Sortilèges et l'Échelle de Jacob de Schönberg à Londres.

Mady Mesplé était "Die Seele" dans l'enregistrement de Pierre Boulez de Die Jakobsleiter de Schönberg réalisé à Londres à la fin des années 1970

C'était aussi une spectatrice assidue et elle ne manquait sous aucun prétexte une représentation ou un concert qui l'intéressait. Je me souviens avec quelle fougue elle défendait Patrice Chéreau à Bayreuth pour le Ring du centenaire !

Car Mady Mesplé aimait profondément la musique, toutes les musiques, pourvu qu'elles soient bonnes. Elle aimait chanter des valses viennoises ‎ à la télévision avec Franck Pourcel, et le lendemain se retrouver au Concertgebouw pour l'Enfant et les Sortilèges avec Bernard Haitink. Elle avait besoin un peu de tout ça. Par ailleurs, c’était une excellente pianiste, et elle avait obtenu au conservatoire ses prix de piano avant ses prix de chant. Je me souviens l’avoir entendue à Nice comme récitante de Pierre et le Loup, après quoi elle enchaînait en jouant Le Carnaval des animaux à 2 pianos avec Gabriel Tacchino, sous la direction de Pierre Dervaux ! Elle avait l’oreille absolue, elle déchiffrait très facilement, et elle avalait un nombre incroyable de partitions pour découvrir de nouvelles mélodies. C’était une travailleuse infatigable. Même les rôles qu’elle chantait très souvent, comme Lucia ou Lakmé, elle les retravaillait régulièrement avec Janine Reiss pour les approfondir.

Elle s’est beaucoup consacrée à l’enseignement, dans les conservatoires de Lyon, de Bordeaux et de Saint-Maur-des-Fossés. Parmi ses élèves, on peut citer Jean-Sébastien Bou, Catherine Hunold ou Elisabeth Vidal.

En 2011, pour ses 80 ans, EMI a réuni en un coffret ses enregistrements de studio les plus significatifs, ainsi que quelques inédits, pour refléter les différents aspects de son art (ce coffret de quatre CD a été réédité presque à l’identique en 2017, et il ne faut pas le confondre avec un album 33 tours sorti en 1986, également intitulé "Mady Mesplé, un portrait", qui rassemblait des live appartenant aux archives de l’INA). On y trouve un disque airs d’opéra, représentatif de ses plus grands rôles, Lakmé, Lucia, Olympia, ainsi que des enregistrements moins connues, comme ce duo du Roi d’Ys avec Nicolai Gedda. Il y a un CD d’airs d’opérette, avec quelques raretés :Les Cent Vierges, Les Noces de Jeannette, Madame Chrysanthème. Elle en avait déjà beaucoup enregistré avant que je prenne la direction du classique chez EMI, mais je lui ai fait enregistrer Ciboulette avec José van Dam et Nicolai Gedda et trois Offenbach en un acte dirigés par Manuel Rosenthal. Le troisième CD est consacré à la mélodie, surtout française, mais pas seulement. Quelle dommage qu'elle n'ait pas enregistré des Lieder de Liszt, dans lesquels elle excellait ! Le dernier disque réunit des œuvres du XXe siècle et le motet de Vivaldi In furore : aujourd’hui tout le monde le chante, mais à l’époque (1970), ce n’était pas une musique très connue. De même, quand Mady Mesplé a enregistré La Dame de Monte-Carlo, personne ne l’avait pratiquement repris depuis Denise Duval, et elle a été la première à remettre l’œuvre au goût du jour.

Les disques nous offrent un témoignage formidable de son art, mais sur scène, par sa beauté et son jeu si sensible et si investi, Mady Mesplé apportait à son chant un supplément d’émotion, en particulier dans ses rôles dramatiques où je l’aimais plus que tout. Bien sûr, il existe quantité d’enregistrements audio pirates, en particulier sa Zerbinetta de Genève et sa Gilda du MET, mais il est bien dommage qu’aucune captation visuelle n’ait immortalisé sa Lakmé, sa Lucia ou sa Gilda. Tout juste peut-on voir ‑en noir et blanc- sa Zerbinetta d'Aix face à l’Ariane de Régine Crespin, ou Les Noces de Jeannette, également sur Youtube. Pourtant, elle transportait les foules : à la sortie des artistes, il y avait parfois 150 personnes qui l’attendaient ! Un jour, à Marseille, il a fallu faire intervenir la police pour qu’elle puisse prendre son avion à temps. ‎

Mady Mesplé avait un timbre très particulier, qui ravissait les uns et que d'autres aimaient moins. Comme tous les grands chanteurs, on la reconnaît tout de suite, et pas seulement grâce à son suraigu stupéfiant. Par son art très particulier, Mady Mesplé ne laissait personne indifférent ; même ceux qui n'étaient pas sensibles à son timbre reconnaissaient que c’était une artiste et une musicienne hors pair, qui a marqué son époque et qui restera à jamais comme une des plus grandes gloires du chant français.

Alain Lanceron

 

Extrait Vidéo : https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes01116/mady-mesple-chante-l-air-des-clochettes-de-lakme-de-leo-delibes.html

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Archives municipales de Toulouse(Mady Mesplé en 1975)
© Erato / Claude Poirier – Roger Viollet (En tête)

Article précédentPlus pictural que théâtral
Article suivantLa course à l'Empyrée

Autres articles

1 COMMENTAIRE

  1. Merci, Alain, de m'avoir fait découvrir cette grande dame de l'opéra, en m'emmenant l'écouter en 1971 dans Lucie de Lammermmoor ! T'en souviens-tu ? Amitiés d'un ancien ESCP 72.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici