C’est en 2014 que le chef américain Alan Curtis, décédé peu de temps après, enregistrait ce Demofoonte paru sous le label Brilliant Classics. Six ans d’attente pour entendre au disque cette œuvre du tout jeune Gluck qui signait avec cet opéra sa troisième incursion dans le répertoire lyrique.
Né en Bavière, formé en Bohême puis à Prague, le compositeur pouvait difficilement prétendre compter dans le paysage musical viennois où l’opera seria régnait en maître sans apprendre auprès des italiens les ficelles du métier. C’est donc en 1736 que Gluck se rend à Milan où sera créé son premier opéra, Artaserse, en 1741. Suivront Demetrio (1742) composé pour Venise et Demofoonte, qui connaît un beau succès dès sa création auprès du public milanais. Composé à partir d’un livret de Métastase et avec le castrat Carestini dans le rôle de Timante, l’œuvre possédait des atouts de taille pour convaincre.
A remonter si loin dans la carrière de Gluck, on voit bien le fossé qui nous sépare des œuvres de la maturité, où la fameuse réforme menée par le compositeur donnerait à ses opéras une force dramatique et une intensité musicale alors inédites. Dans Demofoonte, peu de vraie grandeur tragique et un discours musical bien traditionnel ; mais on perçoit déjà une attention portée à l’expressivité, que ce soit par les quelques figuralismes qui ponctuent la partition, sans ostentation (les vagues de « Per lui fra l’armi »), ou un travail sur les rythmes et les phrasés (dans « Sperai vicino al lido », par exemple) qui donne du relief à une musique parfois un peu fade. La partition n’est certes pas un chef d’œuvre, mais elle s’écoute sans ennui, et il convient de souligner l’excellente reconstitution des récitatifs par Alan Curtis, qui ne fait entendre aucune rupture de style. On se laisse donc prendre au jeu et entraîner par la musique, à défaut d’être tenue en haleine par une intrigue, comme souvent dans ce répertoire, un peu trop alambiquée pour réellement toucher. Le livret accompagnant le disque ne proposant – et c’est bien dommage ! – pas même un synopsis, on résumera ici dans ses grandes lignes le drame en question.
Demofoonte, roi de Thrace, est tenu de sacrifier chaque année à Apollon une jeune fille vierge – « aussi longtemps que l’usurpateur innocent est assis sur le trône » a dit l’oracle. Matusio craint alors que sa fille Dircea ne soit la prochaine victime. En réalité, celle-ci a épousé dans le plus grand secret le prince Timante, héritier du trône, à qui Demofoonte veut faire épouser la princesse phrygienne Creusa. L’imbroglio ne s’arrête pas là : on découvre que Cherinto, le fils cadet du roi, est tombé amoureux de Creusa. Le mariage de Dircea et Timante est finalement révélé, la colère du roi apaisée, et l’héritier abandonne le trône au profit de son frère. L’opéra aurait pu s’arrêter là, mais Métastase réservait en fait encore bien des rebondissements à l’intrigue : tout d’abord, une lettre révèle que Dircea et Timante sont en réalité frère et sœur, tous deux étant les enfants de Demofoonte. Premier choc, on s’en doute bien, et pas des moindres. Surgit alors une seconde lettre annonçant que Timante est en fait le fils de Matusio, et non du roi. Ainsi, l’inceste est évité, l’« usurpateur innocent » (Timante) n’est plus sur le trône, les sacrifices peuvent cesser, et Cherinto épouser Creusa. Tout est bien qui finit bien.
Ce n’est pas une mince affaire de se glisser dans la peau de ces personnages, soumis à tant de péripéties. Vittorio Prato ouvre l’opéra dans le rôle de Matusio où, tout baryton qu’il est, il fait entendre une clarté dans le timbre et une aisance dans le haut-medium qui le font regarder d’un peu près du côté des ténors. L’interprétation est sobre et sûre, donnant de l’humanité à un personnage qui, en l’espace de quelques minutes, perd une fille et se découvre un fils, ces derniers étant interprétés respectivement par la soprano Sylvia Schwartz et le contre-ténor Aryeh Nussbaum Cohen.
La première ne trouve pas en Dircea un rôle qui mette en valeur sa voix : un peu trop concentrée dans le medium, la tessiture laisse entendre un timbre qui manque de brillant. L’air du troisième acte, « Che mai risponderti », offre heureusement davantage d’occasions à la voix de se déployer. Aryeh Nussbaum Cohen quant à lui déçoit en Timante ; le timbre est beau et d’une couleur rare, mais il n’a pas l’impact suffisant dans le bas-medium et le grave, régulièrement sollicités par Gluck, pour incarner cette partition. C’est surtout dans les récitatifs que l’interprétation pose problème : sans relief dramatique, pas assez engagés, et semblant presque chuchotés. Le manque d’implication dans les récitatifs est d’ailleurs le défaut principal de cet enregistrement, auquel peu de ses interprètes font exception. C’est dommage car les grandes scènes tragiques tombent alors un peu à plat.
Colin Balzer prête à Demofoonte la voix de ténor attendue dans ce répertoire. Un peu légère il est vrai lorsqu’elle est accompagnée par les cors (« Odo il suono de’ queruli accenti »), mais d’une clarté et d’une souplesse impeccables ; et si la mezzo-soprano Nerea Berraondo n’a que le petit rôle d’Adrasto à défendre, elle le fait pourtant avec une autorité, un sens de la nuance et une épaisseur remarquables.
Mais cet enregistrement bénéficie surtout d’un couple de choix avec le Cherinto de Romina Basso et la Creusa d’Ann Hallenberg. Romina Basso possède le sens théâtral nécessaire pour incarner son personnage, aussi bien dans les récitatifs que dans les airs, avec la voix veloutée et la maîtrise stylistique qu’on lui connaît. Ann Hallenberg est quant à elle une Creusa idéale : impact dramatique, beauté du timbre, graves superbes, haut-medium lumineux, nuances, élégance du chant… Mais aussi des da capo formidablement ornés et aux vocalises parfaites – dès son air d’entrée, « Non curo l’affetto », où la reprise est un modèle d’ornementation.
Sans être absolument enthousiasmant, Il Complesso Barocco est solide et profite avec raison des diverses occurrences des cors, ou du solo de violon dans l’air d’Adrasto, pour donner du relief à une partition qui peine à se renouveler dans le dernier acte. On remarque également des musiciens attentifs aux chanteurs, faisant preuve d’un dynamisme et d’un engagement proportionnels à ceux du soliste et trouvant par moments, notamment avec Ann Hallenberg, une symbiose remarquable. Avis donc aux curieux et aux grands amateurs de Gluck, qui trouveront un intérêt évident à ce Demofoonte. Aux autres, il ne semblera peut-être pas capital…