Erich Wolfgang Korngold (1897–1957)
Die tote Stadt  (1920)
Opéra en trois tableaux
Livret de Paul Schott (pseudonyme de Julius et Erich Wolfgang Korngold) librement adapté de Bruges-la-morte, roman de Georges Rodenbach (1892)
Création le 4 décembre 1920 au Stadttheater Hamburg (Dir. Egon Pollak) et le même jour au Stadttheater Köln (Dir. Otto Klemperer).

Direction musicale : Lorenzo Viotti
Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Video : Tieni Burkhalter
Dramaturgie : Beate Breidenbach

Paul : Erich Cutler
Marietta/Marie : Vida Miknevičiūtė
Frank/Fritz : BJörn Bürger
Brigitta : Evelyn Herlitzius
Juliette : Rebeca Olvera
Lucienne : Daria Proszek
Gaston : Raúl Gutiérrez
Victorin : Nathan Haller
Graf Albert : Álvaro Diana Sanchez
La voix (prologue) : Daniel Hajdu
Marie : Iryna Das

Zusatzchor der Oper Zürich
SoprAlti der Oper Zürich
Kinderchor der Oper Zürich
Chef des chœurs : Ernst Raffelsberger

Philharmonia Zürich

 

 

Zürich, Opernhaus, lundi 21 avril 2025, 19h.

Même si l’œuvre est sortie des oubliettes depuis une cinquantaine d’années, et qu’elle est au répertoire de la plupart des grands opéras internationaux, Die tote Stadt reste relativement rare sur les scènes alors qu’elle a tous les atouts pour être un pilier de répertoire, c’est un opéra de chef, un opéra de metteur en scène et un opéra de chanteurs, avec une musique particulièrement colorée, et spectaculaire. Mais c’est sans doute là où réside sa difficulté à être reprise fréquemment. Pour que ça marche, il faut des équipes de référence.
La nouvelle production de l’Opernhaus Zürich répond à ces critères, comme le triomphe qui a accueilli la première à laquelle nous avons assisté en témoigne. Il s’agit d’un spectacle qui mérite le voyage, par des voix exceptionnelles qui ont stupéfié, par une approche musicale plus exposée, plus démonstrative qui sonne fortement dans la salle plus intime de l’Opernhaus Zürich, et surtout par une mise en scène qui fera date, une fois de plus, parce que, mettant le spectateur à la fois en malaise et en fascination, elle prend à revers la tradition interprétative de cette œuvre qui s'est progressivement installée .
Plus que Bruges la morte, ce serait Bruges la mort qu’il faudrait intituler une production qui dès le lever de rideau pose la question des ressorts psychologiques, psychiatriques, psychotiques du comportement du personnage principal, Paul, que Dmitri Tcherniakov rapproche d’une nouvelle incroyable et terrible de Dostroïevski,
La Douce. Alors, face à la musique luxuriante de Korngold, Tcherniakov construit une tragédie particulièrement épurée, dans un décor unique, imposant et sinistre, où circulent quelques personnages à la fois fantomatiques et réels, comme tous sortis d’un univers mental. Et une dizaine de jours après, ces images vous poursuivent, somme toute assez glaçantes.

 

Erich Wolfgang Korngold

 

Quelques éléments de contexte

C’est à un des romans les plus représentatifs du symbolisme, Bruges-la-morte, (1892) de Georges Rodenbach, qu’Erich Wolfgang Korngold emprunte la trame de Die Tote Stadt, ou plus exactement à sa version dramatique, Le Mirage, publiée de manière posthume en 1900. L’idée du roman est assez simple, Hughes mène à Bruges avec sa servante, une vie retirée, confit dans la douleur de la perte de son épouse dont il a conservé entre autres à titre de relique une mèche de cheveux. Il croise un soir une jeune inconnue dont la ressemblance avec la défunte le frappe et il la suit : c’est une actrice, Jane, qui tient le rôle d’une danseuse dans Robert le Diable de Meyerbeer. Ils deviennent amants et il pense retrouver dans cette relation ce qu’il a connu avec sa chère disparue. Mais Jane profane avec une légèreté coupable la mèche de cheveux pieusement conservée et de rage Hughes l’étrangle avec.
Tout le roman est fondé sur les relations de cette histoire avec la ville de Bruges, sorte de spectatrice muette et pesante, et Rodenbach a ajouté à son texte 35 photographies qui en fait le premier roman illustré par des photographies qui tiennent une place symbolique particulièrement forte.
C’est la pièce Le Mirage en 4 actes que Korngold reprend en changeant le nom des personnages, et en transformant la fin :
Au premier tableau, Paul pleure son épouse Marie disparue dans son appartement « l’église du passé » et raconte à ses amis Brigitte et Frank qu’il a croisé dans la rue Marietta. Il a été si frappé de sa ressemblance avec Marie qu’il l’invite à lui rendre visite. Il la pare d’effets de la défunte et Marietta ne comprend pas trop ce qui se passe mais accepte le « jeu ».
Au deuxième tableau, amoureux de Marietta, il la cherche et la trouve flirtant au milieu de ses amis comédiens, tandis qu’il croise Brigitte en nonne qui lui reproche son infidélité au souvenir de Marie et Frank qu’il découvre être son rival auprès de Marietta et qui lui déclare « qu’ils ne sont plus amis ». Orageuse explication avec Marietta qui lui reproche de ne pas l’aimer pour elle-même mais seulement par rapport à la morte.
La discussion continue au troisième tableau où Marietta trouve de plus en plus insupportable la situation et se trouve humiliée d’avoir sans cesse entre eux l’image de la chère disparue, elle commence à jouer avec les « reliques » de Marie et notamment la mèche de cheveux. Paul fou de rage l’étrangle avec.
Mais il se réveille, les deuxième et troisième tableaux n’étaient qu’un rêve, Brigitte et Frank reviennent, et lui, « guéri », décide d’aller vivre sa vie ailleurs en quittant Bruges…

Dispositif général : appartement au premier étage et espace vide au rez de chaussée (ici Troisième tableau, Eric Cutler (Paul) Vida Miknevičiūtė (Marietta)

La démarche et la ligne dramaturgique de Tcherniakov

C’est cette fin heureuse,correspondant sans doute aux nécessités de l’époque (on est au lendemain de la première guerre mondiale et un happy-end est préférable en ces temps sombres) qui gêne Tcherniakov. Il la pense (à raison) faible dramaturgiquement et voit dans cette histoire une tragédie née d’un univers mental perturbé du héros. Plus que de l’histoire d’un amour romantique insubmersible et de son double substitutif, il voit la clé de l’œuvre dans le rapport que Paul entretient aux femmes, qui n’est pas un rapport d’amour mais de domination. Il voit en Paul un personnage dostoïevskien et il va faire de l’œuvre une tragédie dostoïevskienne.

Tragédie est le mot-clé qui explique le dénuement total de la production, souligné par un espace qui frappe le spectateur dès le lever de rideau et qui va en déterminer tout le déroulé.

L’espace

Dans la salle relativement « intime » (1200 places environ) de l’Opernhaus Zürich, le rideau se lève sur une sorte de mur vertical. Habituellement, la conception de l’espace est horizontale, comme chez Tcherniakov l’espace de ses Iphigénie(s) à Aix ou l’espace de l’appartement des trois Strauss de Hambourg qui eût pu d’ailleurs servir de cadre à cette œuvre, conçue par Korngold comme une œuvre d’appartement, de cet appartement appelé « l’église du passé » (Frank : Brigitta führte mich in die Kirche des Gewesenen »(Brigitta m’a guidé dans l’église du passé – littéralement « l’église de ce qui fut »). D’ailleurs aussi bien la mise en scène désormais fameuse de Simon Stone à Bâle (2016) et à Munich (2019), que celle moins connue de Nicolas Brieger en 2006 à Genève dans le magnifique décor de Hans Dieter Schaal fonctionnaient autour de cet intérieur, plein de souvenirs et de références et vu de diverses manières.

Tcherniakov ici rompt l’accoutumance puisque si la maison est bien présente, c’est sa façade monumentale, silencieuse, non éclairée, qui s’impose comme un mur, écrasant un peu le spectateur, une façade au pied de laquelle se dégage un espace de jeu, vide.

Au lieu d’une « église » de la mémoire remplie de souvenirs et de bibelots divers, s’impose à nous un immeuble qui apparaît désert, dont Brigitta et Frank dans la première scène visiteront le premier étage à la lampe de poche, comme des sortes de cambrioleurs des âmes, ce premier étage que le spectateur voit à travers des vitres sans rideaux et où se déroulera tout le premier tableau.
Tout cela nous porte du côté d’images et de thèmes très « hitchcockiens » notamment de Vertigo dont le scénario s’inspire du roman de Rodenbach mais aussi de Rear Window (Titre français : Fenêtre sur cour) sur la question du voyeurisme avec le « cambriolage » initial de Frank et Brigitta rappelant Grace Kelly cambriolant l’appartement de Raymond Burr.

Björn Bürger (Frank) Evelyn Herlitzius (Brigitta).. exploration d'un tombeau…

Enfin, avec ces fenêtres sans rideaux, on pense aux baies de ces maisons scandinaves ouvertes sur l’extérieur « qui n’ont rien à cacher » et où tout passant voit (pour peu qu’il en ait envie) tout l’intérieur…
Mais nous ne sommes pas en Scandinavie, nous sommes dans la figuration d’une Bruges sinistre de laquelle à un moment Paul s’écrie au premier tableau « Die Leute ‑Brügge – man darf Sie hier nicht sehn » (Les gens, Bruges, on ne doit pas vous voir ici). Or Tcherniakov conçoit son décor en plaçant le spectateur dans la situation du voyeur (voir Hitchcock plus haut), où tout le « drame d’appartement » est vu de l’extérieur, ce qui change complètement le rapport à la trame, aux personnages qu’on ne voit jamais en entier, à l’ameublement qui n’apparaît pas ou comme par bribes, comme si on avait des difficultés à voir l’arrière-plan, comme si on voyait des choses qui ne faisaient pas immédiatement sens. Ce rapport à la trame, aux chanteurs est un rapport d’éloignement très fort, de distance dans un espace qui est habituellement bien plus proche notamment dans cette salle. Ce rapport scène-salle renvoie Paul dans une bulle presque anonyme, décharnée, sinistre et vaguement écrasante, et qui jamais ne fait envie.

Björn Bürger (Frank) Evelyn Herlitzius (Brigitta), Eric Cutler (Paul)

Mais pour l’admirateur de Tcherniakov, ce décor renvoie aussi à celui qui eût pu être aussi celui de Bruges-la-morte, le décor de Der fliegende Holländer à Bayreuth, de toutes ces façades éteintes et sinistres où la seule vision d’intérieur sera celle du repas entre Daland, Mary, Senta et le hollandais, derrière la vitre d’un bow-window qu’on retrouve ici en premier étage. Comme par hasard, Der fliegende Holländer est l’histoire d’un homme qui pousse la femme amoureuse au suicide, dans un rapport de domination « bis zum Tod » (jusqu’à la mort), même si c’est un peu différent dans la vision bayreuthienne de Tcherniakov. La vision de ces façades aveugles et mortifères ont quelque chose de commun avec ce décor monumental…
Le premier et le troisième tableau ont lieu dans l’appartement du premier étage, à distance et à vue, le deuxième tableau a lieu dehors, dans l’espace au pied de l’immeuble, qui en quelque sorte est le monde, dans lequel Paul va finir par s’aventurer, un espace qui pourrait faire « effet de réalité » dont on va voir qu’il produit l’effet inverse.

 

La dramaturgie

En effet, le lever de rideau ne lance pas en même temps la musique, on voit derrière la baie vitrée, Paul, devant ce qu’on devine être un cadavre recouvert, une image qu’on retrouvera en fin d’opéra, comme pour refermer l’histoire.
Tcherniakov en effet raconte toujours une histoire qui en quelque sorte augmente la « réalité » de l’œuvre et lui donne sa vérité sans jamais trahir son esprit : il a fait le lien avec Carnets du sous-sol de Dostoievski et surtout avec sa nouvelle, La Douce, où un homme amoureux fou de sa femme se remémore l’histoire de leur rencontre et de leur relation devant son cadavre car elle s’est suicidée : l’amour était si étouffant qu’il a fini par la nier en tant que personne au point qu’elle s’est jetée par la fenêtre (à moins qu’on ne l’y ait poussée) .

Paul (Eric Cutler) devant le cadavre. 

Tcherniakov reconstitue cette situation : Paul apparaît en haut, devant le cadavre recouvert, et on entend le texte de Dostoïevski dit par l’acteur Daniel Hajdu et l’histoire de Die tote Stadt devient alors l’histoire d’un rapport de possession plus que d’amour, un rapport de domination où Paul va exiger de Marietta qu’elle se conforme à ses exigences et qu’elle se soumette vaille que vaille au souvenir de cette Marie perdue.
Alors, pour analyser ce mécanisme de possession tragique, qui nie la personnalité de l’autre, Tcherniakov n’a pas besoin que Marietta ressemble tant à Marie,  il suffit qu’elle lui ressemble dans la tête de Paul car toute l’œuvre ne devient qu’un espace mental qui est anatomie d’un féminicide. Et ainsi la même chanteuse, Vida Miknevičiūtė, va de tableau en tableau interpréter trois Marietta légèrement différentes, se distinguant par l’allure ou la coiffure, par sa résistance à l’emprise de Paul, par sa distance à l’histoire de Paul et Marie, trois « variations sur Marietta » ni tout à fait la même ni tout à fait une autre conduisant à chaque fois à l’exacerbation des rapports marqués par l’exigence et l’urgence et conduisant toujours à la violence,  jusqu’à ce que Paul au troisième tableau ne l’étrangle.

Violence des rapports (deuxième tableau); Eric Cutler (Paul) Vida Miknevičiūtė (Marietta)

De La Douce (Кроткая) (1876), Tcherniakov tire une forte analogie avec l’histoire imaginée par Rodenbach (1892) et mise en musique par Korngold en 1920. Des Carnets du sous-sol (Записки из подполья) (1864) qui se présente comme un journal intime rempli d’amertume, il tire en revanche certains traits psychologiques du personnage de Paul.

La conséquence principale en est évidemment qu’il n’y pas de happy-end. Paul se remémorant les étapes qui aboutissent au meurtre de Marietta (la n°3) n’a pas rêvé : il ne lui reste que l’image finale – et mentale- de cette Marie qu’on voit de loin en loin évoluer dans sa robe rouge, seule tache de couleur avec sa chevelure rousse dans un univers qui est exclusivement en noir et blanc, et Brigitta et Frank, dehors, sous l’immeuble, comme des ombres fantomatiques qui ferment l’opéra : ainsi de la réalité finale dans l’opéra original, où tout s’arrangerait, Tcherniakov fait une sorte de rêve qui enferme un peu plus Paul dans sa psychose et sa tragédie.

On a tous eu l’intuition à la découverte de cette œuvre que la fin (tout n’était un rêve et tout finit bien) était un peu simpliste dans ce contexte viennois au moment où la psychanalyse explose. Il n’a échappé à aucun spectateur que Paul était un personnage perturbé, et que cette histoire de rêve résolutif tient un peu du conte de fées dramaturgiquement un peu rapide que même le roman original refuse. Tcherniakov revient donc d’une certaine manière à l’esprit du roman de Rodenbach en l’associant à l’univers de Dostoievski, qui en manière d’esprits perturbés en connaît un large rayon.

Björn Bürger (Frank) Eric Cutler (Paul)

De cette thèse découlent plusieurs conséquences, dont la première est que tout le déroulé de l’opéra est une production mentale, d’où les ombres et lumières (éclairages impressionnants de Gleb Filshtinsky) et d’où l’absence d’autres couleurs que le noir, le gris  et le blanc dans les costumes d’Elena Zaytseva : il faut que le déroulé se lise immédiatement comme « autre », comme fruit d’un esprit malade, d’une psychè dérangée. Il s’agit d’une histoire de fantômes, et ainsi l’immeuble géant qui barre la scène et écrase le spectateur devient aussi un fantôme, celui métaphorique de Bruges, une image immédiatement mortifère et peut-être plus, on va le voir. Ce soir, c’est Bruges la mort qui se joue.
La mort est en effet ce qui est sans cesse suspendu dans l’histoire, au point qu’on se demande si Marie n’a pas été elle non plus « féminicidée », dans la mesure où Paul ne peut réaliser son fantasme final que devant les corps morts de ces femmes, seul moyen de les posséder vraiment quand elles sont chosifiées et devenues simple matière.
En même temps, Tcherniakov, à travers Dostoievski et Rodenbach, replace cette histoire au cœur de notre histoire d’aujourd’hui, au cœur des relations homme-femme, au cœur des relations de passion-possession qui nient à l’autre une existence en dehors de ce que veut l’un, l’homme en l’occurrence. Mais ce n’est pas un mécanisme qui tient seulement à l’homme évidemment : la passion est un acte de possession, qui remplace l’autre par ce qu’on veut qu’il soit et finit par le nier : pensons encore et toujours à Phèdre qui voit en Hippolyte un Thésée idéal (« il avait votre port, vos yeux, votre langage… »). Et si Phèdre ne tue pas Hippolyte, elle l’envoie à la mort…

Paul (Eric Cutler) et le fantôme de Marie

Tcherniakov analyse l’œuvre à l’aune de ces mécanismes connus et fait donc de cette œuvre une pure tragédie, un monologue intérieur où seul Paul est là avec le fantôme de Marie, et où les autres, tous les autres ne sont que des ombres. Un homme, un fantôme et des ombres… c’est le triptyque terrible de cette mise en scène fascinante.

Ainsi, le décor monumental devient alors, plus que l’ombre de Bruges, un immense tombeau qu’on va explorer comme, par exemple on peut explorer un tombeau de Pharaon inconnu, à la torche, dans l’obscurité : cela justifie la première image de Brigitta et Frank, explorateurs de « L’église du passé » qui est en fait un pan de « Vallée des morts ». Et si le bâtiment est le tombeau à l’intérieur duquel est confiné Paul, l’extérieur n’est pas un « au-dehors », c’est un espace d’illusions, un espace où Paul s’aventure souvent bizarrement harnaché (pardessus, bonnet engoncé un peu comme la Senta du Fliegende Holländer de Bayreuth, décidément une référence ici) comme pour se protéger ou se cacher des autres et c’est un monde vaguement magique, totalement instable, que Paul ne sait gérer. Tout le deuxième tableau se déroule au pied de l’immeuble-tombeau et le plateau est une tournette qui en tournant crée l’instabilité sur laquelle Paul ne sait marcher, tandis que les personnages (les comédiens amis de Marietta) circulent sur les rollers, avec une certaine maîtrise, avec cette impression que tout est inversé : Paul (qui marche) marche sur un sol instable, et les autres sur des rollers (scène à dire vrai étonnante, d’autant que les chanteurs chantent en patinant) semblent être stables.

Les amis de Marietta : Björn Bürger (Frank-Fritz) Daria Proszek (Lucienne) Nathan Haller (Victorin) Rebeca Olvera (Juliette), Álvaro Diana Sanchez (Graf Albert)

Le monde extérieur renverse la situation et met Paul en insécurité : c’est d’ailleurs le moment où Marietta (la Marietta n°2) affirme sa liberté et ses choix, contre sa volonté d’être réduite à une image, et à l’image d’une morte qui plus est. Ce deuxième tableau est absolument virtuose à tous niveaux.

Eric Cutler (Paul) Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Le décor, nous l’avons déjà souligné est une image de mort, un immeuble comme abandonné, vide à l’intérieur : second étage éteint et premier étage vide. Les seuls meubles qu’on devine sont une table sur laquelle le cadavre gît au tout début et sur laquelle on pose le carton aux souvenirs. Même les souvenirs, qui dans d’autres décors ou d’autres mises en scène sont mis en relief, sont ici placés dans un carton, c’est-à-dire pas rangés, comme enfouis, eux-mêmes comme dans un cercueil de carton. La maison est une boite vide.

Au troisième tableau où le spectateur est de nouveau placé en position de voyeur, la maison reprend un semblant de vie, la table sert pour un petit déjeuner, – rien que de très ordinaire – parce que Marietta (n°3) semble s’y être installée.

Vida Miknevičiūtė (Marietta n°3) et le portrait de Marie, troisième tableau)

Elle n’a plus de chevelure rousse en bataille et/ou frisée, elle a une coiffure coupée, raide, « à la garçonne », et donc plus rien qui puisse rappeler l’image de la défunte. C’est le moment de la procession au dehors, et le texte du livret oppose clairement Marietta qui exige une fois encore d’être traitée comme elle-même et la piété vaguement blasphématoire de Paul (que Tcherniakov habille en évêque) où se mêle religiosité et souvenir de Marie (cf Phèdre : « j’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer »). L’impression très nette qui se construit est celle de quelque chose de sacrificiel qui se prépare dont Paul serait l’officiant (un des mots répétés de cette scène est « fromm » (pieux) pour le caractériser, lui qui va sacrifier Marietta sur la table même où le cadavre de Marie était étendu au tout début. Marietta devient alors l’offrande à la mémoire de Marie. C’est tout l’enjeu de cette scène qui au lieu d’un féminicide ordinaire s’élève dans la psychè de Paul au rang d’offrande presque ritualisée et libératoire.

Eric Cutler (Paul)

Ici se pose toute la question dostoïeskienne du monologue intérieur devant la mort, question centrale de « La Douce ». La douce est le monologue intérieur du mari qui suit le suicide de sa femme où il va remonter la chaine des causalités qui ont mené au suicide. Tcherniakov laisse clairement entendre que le suicide, y compris celui de Marie, a peut-être été provoqué : il l’a peut-être poussée dans le vide (c’est le mécanisme du film Anatomie d’une chute, mais où la victime est la femme). Et Tcherniakov comme souvent (on se souvient du procédé dans Elektra) a fait dérouler sur un écran dès le début une dépêche relatant d’un suicide supposé de jeune femme, laissant entendre qu’il y a un arrière-plan moins clair.
Ce qui intéresse Tcherniakov, ce ne sont pas les méandres un peu trop complexes d’une histoire où se mêlent souvenirs, réalité, opéra (Robert le Diable, de Meyerbeer ce qui n’est évidemment pas un hasard) la ville et la mort. Il a épuré tous les éléments de la trame un peu décoratifs ou illustratifs (pour donner une couleur aux limites du fantastique) pour ne retenir qu’une ligne unique et très rigoureuse : celle qui reproduit le monologue intérieur de La Douce et fait de l’histoire une sorte de « Souvenir de la maison de la morte » (pastiche d’un autre titre dostoïevskien), où les fils sont remontés pour montrer en Paul un être qui ne voit dans le rapport aux femmes qu’un rapport de domination. Et dans ce contexte, la meilleure position de la femme, c’est celle de cadavre. En effet, dès que la femme vit, elle est forcément, même a minima, elle-même, et dès qu’elle parle, elle s’affirme en dehors du regard de l’homme : ce qui est inconcevable.
La mort dans ce cas est l’absolu de la possession, la seule vérité étant « je t’aime, je te tue ». D’où le lever de rideau de Paul devant le cadavre disant un extrait de « La Douce » que reproduit le programme de salle : « Une pensée étrange : serait-il possible de ne pas l'enterrer ? Car si on l'emportait ainsi, comme ça… oh non, c'est presque impossible, on ne doit pas l'emporter ! ». Il est vrai que Tcherniakov alors épure, dégraisse tout le superflu de l’œuvre, pour aller à l’essentiel, le cœur de l’œuvre, qui n'est pas le chagrin irréversible irrépressible et post-romantique d’un amour perdu, mais le désir morbide de possession absolue, possible seulement par la mort de celle/celui qu’on veut posséder jusqu’à la/le nier.

Eric Cutler (Paul) Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Alors, après l’avoir étranglée, il contemple le cadavre,  et ce que Korngold avait prévu de résolutif (les amis reviennent et il s’en va) devient un mécanisme intérieur où la seule « réalité » est celle de Paul et de son cadavre derrière le bow-window et où à l’extérieur évoluent un une chorégraphie fantomatique Marie la disparue, Brigitte et Frank, comme des ombres en une image d’une beauté suffocante.

Image finale

Les voix

Pour une bonne partie de la distribution, et notamment pour Eric Cutler, qui incarne Paul, c’est une prise de rôle, ce qui n’est pas indifférent : aucune habitude de jeu, et donc aucune (mauvaise) habitude… mais le plus important, c’est que la ligne très dépouillée de la mise en scène impose au spectateur une concentration plus forte sur le jeu des acteurs-chanteurs, rendant évidemment la direction d’acteurs déterminante.
Les deux rôles principaux sont particulièrement difficiles à chanter, demandant au ténor notamment des variations de couleur, de volume, des changements de registre qui éclairent évidemment le travail sur les personnages. Tcherniakov voit en Paul un instable, qui passe très vite du calme à la violence, et qui doit donc traduire cette fragilité en permanence. La stature du chanteur, plutôt taillé en « ténor wagnérien » en fait à la fois un renfermé (bonnet et pardessus) tourné vers lui-même, éternel veilleur du tombeau de la morte et en même temps un manipulateur, commençant toujours par fragilité et tendresse, mais dès que l’objet de son regard (peut-on parler de désir ? c’est très douteux) lui échappe, lui résiste, ou simplement, ne répond pas dans le sens qu’il voudrait ou émet une trop grande curiosité le ton monte. Tcherniakov fait sentir la violence du personnage dès le premier tableau, il en fait percevoir le danger. En revanche Marietta est ici en quelque sorte « divisée en trois », trois facettes du même personnage ou trois Marietta différentes. Il s’agit donc de proposer scéniquement trois profils proches, mais légèrement décalés, que Tcherniakov différencie par la chevelure, différente du premier au troisième tableau et qu’il confronte sans cesse au « fantôme » de Marie apparaissant régulièrement dans sa robe rouge. Une confrontation qui conduit, nous l’avons souligné, au constat que Marietta n’est pas Marie (même si elle en chante la partie du « fantôme ») et qu’elles n’ont pas besoin de se ressembler. L’idée de la ressemblance n’est lue qu’au prisme de l’âme de Paul. Il s’agit donc à chaque tableau de montrer comment, de la femme amusée et étonnée du premier tableau on arrive à celle ulcérée d’être niée du dernier, avec quelques permanences comme la liberté de ton et l’affirmation d’un caractère avec trois allures différentes, la dernière étant à la fois la plus éloignée de l’image de Marie, et la plus décidée à régler définitivement la situation. De l’étonnement au badinage et à la « scène de ménage » qui aboutit au meurtre, Marietta vue du côté de Paul est une victime sacrificielle à sa déesse adorée, ou plutôt à sa vision de la femme, à posséder comme une chose ou à éliminer (on pense au fameux final d’Antony de Dumas[1] « Elle me résistait, je l’ai assassinée »), vu du côté de Marietta, c’est une volonté de se libérer de l’ombre portée de la disparue en jouant avec sa chevelure-relique : et Tcherniakov à ce moment fait de la Marietta n°3 la plus éloignée, avec ses cheveux très courts (quand les deux autres avaient des cheveux frisés abondants) : c’est la plus loin du modèle qui revendique d’être elle-même et qui le paie de sa vie.
Cela demande, au-delà de la performance vocale, une manière de se comporter, de chanter à chaque fois légèrement différente, qui va de la légèreté à la rage, comme si cette Marietta diffractée, à facettes, rencontrait à chaque fois un Paul résolu à dominer, et arrivant, dans chaque tableau à une situation de violence de moins en moins rentrée.

Tcherniakov construit une sorte de duo mis dans trois situations différentes où les autres personnages deviennent des ombres, et perdent de leur réalité. Au premier acte, qui pourrait être le plus « réaliste » avec la visite de Brigitta et Frank, on a déjà souligné l’étrangeté de leur entrée dans l’appartement à la lampe de poche, comme une exploration clandestine, qui crée la distance entre eux et Paul. D’ailleurs l’entrée de Paul renforce cette impression : ils sont spectateurs de sa psychose, et perdent de leur « réalité » en quelque sorte.

Deuxième tableau : Evelyn Herlitzius (Brigitta, en nonne) Eric Cutler (Paul)

C’est évidemment renforcé au deuxième acte, où Brigitta devient une sorte d’ombre, mais une ombre affirmée grâce à la voix imposante encore d’Evelyn Herlitzius. Habituellement Brigitta est un personnage de complément moins dessiné. Ici Herlitzius lui donne un profil nouveau, avec une diction impeccable et une vraie couleur autoritaire, et du même coup fait exister le personnage (depuis le premier tableau) avec une force inattendue et bienvenue, encore une femme qui s’oppose – d’une autre manière, à Paul. Frank apparaît comme un personnage évanescent plus poétique et le timbre clair de Björn Bürger en ferait presque un Paul au miroir, un Paul possible et sain…

Björn Bürger (Frank) Eric Cutler (Paul)

Et incarnant à la fois Frank et Fritz le Pierrot, il se dédouble si bien que Tcherniakov réussit à montrer ainsi le regard de Paul, où les autres deviennent objet de trouble, et où ce Frank vécu comme rival, et donc éliminable, se retrouve en Fritz le Pierrot, ami de Marietta, dans la troupe de comédiens, une sorte de variation sur Frank ou « réincarnation » : que tous soient alors sur des rollers tandis que Paul est sur ses pieds mais sur la tournette qui bouge, rend évidemment la scène encore plus étonnante et même vaguement fantasmagorique, une sorte de vertige contre lequel Paul ne peut lutter, un mouvement perpétuel d’une réalité sans corps où tous les corps sont bizarres et lui échappent où les amis s’éloignent ou réapparaissent dans un autre corps, ce jeu sur le moi et l’autre est particulièrement élaboré ici, qui contribue à montrer la fragilité de Paul et son incapacité à installer des rapports réels avec l’extérieur. Il faut évidemment souligner la performance de tous les chanteurs avec leurs rollers qui patinent et chantent, et en particulier celle de Björn Bürger, Frank et Fritz, chantant et virevoltant avec autorité.

Pour chacun, la performance d’acteur est indissociable de la performance vocale et c’est une des originalités de la soirée que cette très forte solidarité entre jeu et chant. Il n’y a pas ici de chant accompagné de jeu idoine, il n’y a ici qu’un chant qui ne peut être chant que parce qu’il est jeu : d’une certaine manière par exemple, les amis de Marietta qui tournent autour d’elle sur leurs rollers (Marietta est sans rollers) chantent comme « stimulés » par leurs mouvements, et cela devient une sorte de chorégraphie qui enlève toute « réalité » à la trame et en fait une « montée d’images » dans la plus pure tradition psychanalytique.
L’ensemble des « amis » est formé pour l’essentiel de membres de la troupe jeunes comme Nathan Haller (Victorin), plus expérimentés comme Rebeca Olvera  (Juliette) ou du Studio c’est le cas de Raul Gutiérrez (Gaston) et Alvaro Diana Sanchez (Graf Albert). Daria Proszek (Lucienne), invitée (« Gast ») vient du studio puis de la troupe de la Bayerische Staatsoper. Ils sont tous vraiment excellents. Ce sont plus des « images » comme nous l’avons dit, qui virevoltent de manière fluide (y compris d’ailleurs quand à la fin ils se débarrassent de leurs rollers), avec beaucoup d’aisance et de justesse, affichant une joie collective et un sens de l’ensemble très réussi et très élaboré, dans une situation scénique acrobatique pour l’essentiel du tableau mais dont jamais le chant ne pâtit, c’est ce jeu de groupe qui donne à ce moment sans doute son aspect le plus fascinant et le plus juste. En les mettant sur des rollers, Tcherniakov crée nous l’avons dit, une chorégraphie, et rappelle un peu une ambiance circassienne que le plateau tournant fait vaguement ressembler à une piste de cirque ; cela crée en quelque sorte une « représentation dans la représentation » qui éloigne de la réalité, rappelant un peu l’Ariadne auf Naxos de Strauss. Il est difficile en effet de ne pas penser aux masques et à Zerbinetta, quand l’Ariane inconsolable pour l’occasion est ici un Paul plus résistant et coriace que le « modèle » straussien. Dans ce groupe, Björn Bürger qui appartient à la troupe de Stuttgart, est à la fois Frank au premier et au deuxième tableau puis Fritz le Pierrot, lui aussi perché sur rollers, avec une voix de baryton claire, particulièrement ciselée et un très beau timbre, notamment quand il chante l’un des grands « hits » de l’œuvre Mein Sehnen, mein Wähnen avec un sens de la ligne et une élégance qui donnent à l’air des couleurs de Lied et dessine subitement un univers qui convient exactement à ce qui est vécu dans l’opéra. Encore un excellent baryton, à la voix un peu frontière (la clarté du timbre…) et très séduisante…

On est à la fois ravi et surpris d’entendre Evelyn Herlitzius dans un rôle plutôt secondaire, mais elle réussit dès les premières répliques à imposer le personnage, par la voix expressive, par des couleurs contrastées qu’accentuent comme souvent les fêlures inévitables de la ligne – la voix accuse les années – mais qui en même temps renforcent l’expression de manière incroyable. Herlitzius, chanteuse « à tête », sait utiliser qualités et défauts au profit des ombres et lumières d’un personnage. Ici on remarque encore une vraie puissance à l’aigu qui donne une couleur dramatique à ce début habituellement plus banal. Mais il est vrai que cette exploration d’un « tombeau » à la torche le justifie pour préparer la suite et le timbre suave de Björn Bürger dans Frank et l’âpreté d’Herlitzius dans Brigitta imposent déjà l’univers instable et irréel installé par Tcherniakov.
Vida Miknevičiūte est devenue en quelques années inévitable dans les distributions d’opéras wagnériens ou straussiens, la voix est fortement dramatique, légèrement métallique, projette d’autant plus fortement dans une salle aux dimensions de celle de Zürich, elle a par ailleurs affronté des rôles très divers, incluant récemment Hanna Glawari dans Die Lustige Witwe à Zürich (prod. Kosky) mais aussi Giuditta dans la géniale production de l’opéra de Lehár signée Christoph Marthaler à Munich.

Vida Miknevičiūtė (Marietta) et ses amis (deuxième tableau) Nathan Haller (Victorin) Álvaro Diana Sanchez (Graf Albert) Björn Bürger (Fritz le Pierrot) Rebeca Olvera (Juliette),

C’est une artiste que j’ai toujours trouvée très estimable, voire souvent remarquable sans pourtant qu’elle ne réussisse jamais à me transpercer le cœur ou à me chavirer. Elle a abordé le rôle de Marietta à Vienne dans la vieille production de Willy Decker retravaillée pour l’occasion, mais les conditions d’un travail pour une nouvelle production de ce type sont différentes. Elle a réussi en effet ici une totale incarnation, réussissant à jouer sur les couleurs de sa voix, réussissant à l’alléger au départ (déjà, a cappella quand elle chante en arrière-plan dans le prologue parlé) puis lui donner de plus en plus d’affirmation, sur tout le spectre, avec des aigus phénoménaux, et pris de diverses manières, toujours sûrs, sans failles, elle réussit à incarner les trois Marietta en une avec une vérité et une force qui stupéfient. C’est aussi à mon avis le résultat de la direction d’acteurs et pour moi la preuve que la mise en scène, quand elle est forte et juste, aide le chant à sortir de soi et à atteindre une vérité, au-delà de la simple représentation. Cette Marietta est protéiforme et néanmoins conserve une couleur qui traverse toute l’œuvre, insouciance, jeunesse, liberté revendiquée, jusqu’à celle du troisième tableau, trop affirmée pour rester vivante. On se souvient alors des paroles du prologue parlé, extrait de La Douce de Dostoïevski : « Je savais bien que pour une femme, surtout une femme de seize ans, il n'y a rien d'autre que de se soumettre entièrement à l'homme. Les femmes n'ont aucune originalité, c'est un axiome ! ». Elle dessine parfaitement l’évolution de Marietta jusqu’à l’insoumission finale qui est son arrêt de mort, elle la redessine scéniquement (la coiffure coupée et non plus la « chevelure ») et puis vocalement en s’affirmant de plus en plus. Une création indiscutable qui est pour moi sa plus grande incarnation.

Et puis il y a Eric Cutler. Dans ce rôle, on a entendu au disque René Kollo, sur scène Robert Dean Smith, Jonas Kaufmann, Klaus Florian Vogt, excusez du peu : le rôle est en effet redoutable, très sollicité à l’aigu, demandant de nombreuses variations de couleur, touchant au registre lyrique, mais aussi au dramatique et exigeant de la part du chanteur un sens du texte et du poids de la parole hors du commun (ce qu’un Vogt ou un Kaufmann possèdent de manière innée). Il faut dans ce rôle un ténor d’exception, sans quoi rien ne tient.
On connaît le parcours d’Eric Cutler qui s’est progressivement orienté vers des rôles de plus en plus lourds (Siegmund, Lohengrin, Der Kaiser etc…) et qui est aujourd’hui l’un des ténors les plus réclamés. Sans être d’ailleurs un mauvais acteur (son Erik à Bayreuth est plutôt réussi) Il n’était pas jusque-là réputé comme un grand chanteur-acteur, mais plutôt comme une voix solide.

Eric Cutler (Paul) Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Dans Paul, qui est une prise de rôle, il explose littéralement. C’est l’alliance d’une voix tirée sur tous les registres, même la voix de tête, avec des grands raffinements et d’une maîtrise totale de la ligne, avec un travail sur les couleurs, sur les variations expressives, et une diction impeccable, et ce timbre très clair qui lui donne une sorte de « jeunesse perverse » avec une vraie puissance – aidée aussi il est vrai dans une salle qui est favorable aux voix par sa proximité. Mais, nous l’avons déjà esquissé, c’est l’alliance d’un chant totalement incarné et d’une performance d’acteur qui brûle les planches (il est incroyable au deuxième acte, marchant et trébuchant sur la tournette) alliant la douceur et la violence, les montées brutales de violence, aidé par une carrure imposante qui lui donne quelquefois cette double allure paradoxale d’un être mal dans son corps et dans sa peau et donc dans le monde, et d’une bête violente et dominatrice sur les femmes, sur lesquelles ses fragilités jettent leur dévolu. Il réussit à être à la fois humain et animal et c’est extraordinaire. Bien entendu, c’est Tcherniakov qui a réussi à tirer de lui tout cela, cette vérité du personnage et lors des saluts leur complicité est évidente. Il est simplement prodigieux et par cette performancel projette au sommet. Une performance très différente de celle d’un Kaufmann qui avec Petrenko en fosse donnait du personnage une version torturée et pitoyable qui vous étreignait au plus profond et qui faisait de ce Paul un personnage de roman et de fiction post-romantique.

Eric Cutler (Paul)

Il y a ici quelque chose à l’inverse de totalement inattendu et d’animal qui projette le personnage dans une version sauvage de notre modernité et de notre monde, loin de toute fiction romantique. C’est exactement l’anatomie d’un mécanisme d’aujourd’hui qui est ici radiographiée. Un choc.

La mise en scène concentrée autour des deux personnages principaux fait disparaître les autres au rang d’ombres, nous l’avons souligné, et évidemment le chœur, qui chante toujours des coulisses, devenant presque un instrument dans l’orchestre, comme l’impression qui se dégage fortement de la procession du troisième tableau et en même temps image mentale d’un Paul trop pieux pour être honnête. Mais le chœur de Zürich dirigé par Ernst Raffelsberger en a vu d’autres (au moment du Covid… où il chantait à deux kilomètres de la scène dans une salle ad-hoc) et sa prestation est courte mais pleine de relief.

 

 

La musique et la direction

La musique de Korngold a elle également quelque chose de paradoxal. Dans notre vision habituelle de sa carrière, on ne peut échapper à sa carrière hollywoodienne d’après 1933 et notamment les films d’Errol Flynn comme Les aventures de Robin des bois ou Capitaine Blood. Il y a en effet quelque chose de spectaculaire qui frappe immédiatement et, comme souvent quand on considère un auteur peu connu ou qu’on redécouvre, on essaie de le lier à ce qu’on connaît : pour Die tote Stadt, nous avons déjà fait allusion à Ariadne auf Naxos de Richard Strauss, on le relie donc fréquemment à l’univers Straussien mais aussi à son compatriote Zemlinsky qui fut son professeur et qui se rendit compte très vite du prodige qu’était son élève.
À la même époque on trouve aussi Puccini (La Rondine est de 1917, Il Trittico de 1918) à qui on l’a comparé et qui considérait Korngold comme un génie bourré d’un talent inouï. D’autres citent d’autres univers austro-hongrois, appelant Lehár à la rescousse.
Au total Korngold serait un alliage de Strauss, Zemlinsky, Puccini, Lehár et d’autres sans doute, ce qui serait aussi une manière de nier son originalité et son génie.
Nier son originalité serait aussi nier le triomphe connu par Die tote Stadt en Europe après sa création double à Hambourg et Francfort qui a été représenté sur plus de 80 scènes jusqu’à 1933 et dès 1921 à Vienne et New York… Et Korngold fut après Strauss le compositeur le plus joué en aire germanophone avant l’ostracisme dû à la barbarie nazie.
Le nazisme a cassé cette dynamique et a cassé aussi une dynamique de carrière que Korngold n’arrivera jamais à retrouver. Celui que Sibelius appelait « jeune aigle » a vu ses ailes coupées. Sans le nazisme sans doute le cours de l’histoire de la musique eût-il été changé pour Korngold et d’autres et il faut toujours craindre ceux qui touchent à la culture et à la création au nom des idéologies quelles qu’elles soient, mais aussi au nom de pseudo lois économiques… suivez mon regard. L’autre remarque est que l’expérience de l’exil est pour certains (pas pour tous) une expérience traumatique qui perturbe fortement le processus créatif, et pour Korngold ce fut le cas. Par ailleurs, nous l’avons souvent écrit, la deuxième guerre mondiale fut une rupture culturelle forte et les compositeurs ostracisés par le nazisme n’ont jamais pu retrouver leur gloire passée.
Il y a chez Korngold une vraie spécificité et un compositeur incroyablement doué pour l’orchestration, il suffit déjà d’entendre dans Die tote Stadt la musique qui accompagne la procession au troisième tableau, la manière dont elle se développe, dont elle joue avec les bois (les flûtes…) et dont les voix du chœur de mêlent pour devenir une sorte de pandemonium hallucinant et qui subitement se calme dès que la voix de Paul s’élève (Die Kinder sinds an der Spitze…), dont on comprend que tout devient cérémonie religieuse jusqu’à provoquer la réponse de Marietta : « du bist ja fromm/ Ja wer dich liebt, der muss teilen mit Toten und mit Heilgen… »(Tu es pieux/ Oui, qui t'aime doit partager avec les morts et les saints) accompagnée à l’orchestre par une incroyable symphonie instrumentale aux bois qu’il faudrait étudier par le menu tant elle compose une mosaïque de couleurs uniques.

Eric Cutler (Paul) Vida Miknevičiūtė (Marietta): du bist ja fromm/ Ja wer dich liebt, der muss teilen mit Toten und mit Heilgen… »(Tu es pieux/ Oui, qui t'aime doit partager avec les morts et les saints)

Avec des transitions brutales, des passages à la limite de l’atonalité et puis des retours à un lyrisme post-romantique. Des sauts brutaux d’ambiance qui ne choquent jamais l’auditeur tant l’art de la composition et de la liaison est accompli soignant les transitions et les jeux fluides des sons entre eux. À la création de Die tote Stadt, Korngold a seulement 23 ans et pour tout le monde musical c’est un prodige qui a déjà étonné par des œuvres précédentes.
Alors il n’est pas facile d’aborder une œuvre aussi foisonnante, aux couleurs aussi diverses, aux ambiances aussi contrastées, une sorte d’explosion sonore, mais de sons très divers, se heurtant, se bousculant, mais aussi créant sans cesse une harmonie qui fait image avec des jeux incroyables sur les volumes, des moments expressionnistes et d’autres romantiques ou post-romantiques, d’autres à la limite de l’opérette viennoise en une sorte de « tout en un » particulièrement complexe et qui encore aujourd’hui surprend par ce sentiment contradictoire d’unité et de diversité.
Et Lorenzo Viotti se confronte à la partition avec franchise et un vrai cran et surtout une grande attention. Dans la salle de Zürich, toujours difficile pour l’orchestre car il s’agit de trouver le juste équilibre, on peut peut-être trouver son approche un peu « forte » par le volume, même si l’équilibre avec le plateau reste respecté, et un son un peu envahissant. Pourtant, cette musique lui convient et il réussit à traduire le foisonnement sonore et la diversité des approches et des couleurs, il réussit surtout à faire entendre les détails de la partition en veillant toujours à la limpidité de l’orchestre, la Philharmonia Zürich dans un de ses grands soirs : on entend tous les niveaux, tous les pupitres et même les notes les plus discrètes, l’approche est dramatique quand il faut, spectaculaire quand il faut et lyrique quand il faut, mais toujours claire, toujours transparente et soucieuse de tous les équilibres : malgré une musique dans l’ensemble brillante, elle ne contredit pas l’approche mortifère de la mise en scène, si bien que les dernières mesure et la dernière image sont si intriquées qu’il arrive quelque chose devenu très rare au théâtre, un long silence qui suit le baisser le rideau, d’un public concentré, fasciné, et par la fosse et par le plateau. Ce soir le sublime était peut-être au rendez-vous et le trépied lyrique direction, voix, mise en scène a pleinement fonctionné. Mémorable soirée.
Représentations jusqu’au 1er juin, il faut y courir.

[1] Antony, Drame en cinq actes et en prose d’Alexandre Dumas (1831)

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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1 COMMENTAIRE

  1. Cet opéra est un chef d’œuvre.Le rôle de Paul est écrasant .J’y ai entendu Dean Smith,Vogt,Kaufmann mais le meilleur Paul que j’ai entendu est Torsten Kerl.
    Je vais essayer d’aller à Zurich.

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