
Il est toujours émouvant d’entrer à la Comédie-Française et, tout en étant fasciné comme chaque fois par les dorures et la somptueuse architecture à l’italienne de la salle Richelieu, on remarque que le plateau n’est pas vide. Un rideau noir est tiré – c’est un élément essentiel de la scénographie efficace pensée par Rudy Sabounghi. A l’avant-scène, au centre, un cercueil repose sur un chariot. Une bougie de yarzheit luit dessus. Une oriflamme ornée d’une étoile de David descend des cintres. A cour, on voit un téléphone public comme on en trouvait aux Etats-Unis dans les années 80. Quelques notes de musique s’élèvent, piano et violon. Les lumières baissent et on entend alors le tumulte de plusieurs voix provenant du fond de la salle. Entre un rabbin – Dominique Blanc virtuose dans les multiples rôles qu’elle endosse successivement, avec précision et justesse au fil de la pièce. Ce rabbin est suivi de deux hommes vêtus pour une cérémonie juive – Florence Viala et Gaël Kamilindi. Avec un accent prononcé, le rabbin Isidor Chemelwitz s’adresse à nous directement. « Bonjour, je vous salue bien (…) Nous sommes réunis ici ce matin pour rendre un dernier hommage à Sarah Ironson… » D’emblée, pas de quatrième mur, pas d’illusion théâtrale recherchée et on reconnaît distinctement de surcroît la comédienne sous les traits du rabbin – influence brechtienne immédiatement sensible. Le rabbin achève : « Dans peu de temps… tous les vieux seront morts ». Comme une sombre prophétie. Comme l’annonce sibylline d’un désastre inévitable.
De la même manière que toutes celles qui suivront par l’utilisation des rideaux occultant ou révélant, la deuxième scène succède rapidement à la première, selon la volonté de l’auteur qu’Arnaud Desplechin respecte ici soigneusement.

Derrière le rideau, apparaît un bureau avec des téléphones que Roy Cohn décroche. C’est Michel Vuillermoz qui donne à ce personnage historique un relief extraordinaire, lui l’« éminence grise » du pouvoir reaganien, l’avocat conseillant le sénateur McCarthy, ayant contribué à la condamnation à mort des époux Rosenberg pour espionnage. Très agité, on le découvre dans une effervescence qui fait entendre son ivresse du pouvoir en conquête permanente de soi-même – on retient par exemple dans ses paroles l’image de l’univers comme « une immense tempête de sable cosmique soufflant à la vitesse d’une tornade, dont les grains de sable seraient remplacés par des éclats de verre et des lames de rasoirs » – autant que l’abandon de toute forme de sensibilité extérieure. De tout souci de la vérité des faits et des êtres. Près de lui, Joe Porter Pitt joué par Julien Frison qui, par sa frêle silhouette ainsi que par ses mouvements hésitants, contraste nettement avec le tempérament violemment tellurique de l’avocat. Tandis que la corruption de Roy se devine, on sent alors les hésitations de Joe, tout en faux-fuyants. La construction de la pièce, absolument remarquable de par sa solidité, fait s’enchaîner les scènes sans temps mort ni transition marquée. Alors que le bureau de Cohn est escamoté dans les dessous, apparaît derrière un nouveau rideau noir tiré, l’appartement de Joe et Harper, son épouse à l’équilibre mental fragile, « accro au Valium » – l’interprétation de Jennifer Decker la rend alternativement touchante et drôle, usant d’une répartie faisant mouche, digne d’un bon boulevard. Leur mariage n’est pas heureux. Et surtout elle « voit » Mr Trip – personnage joué par Gaël Kamilindi, oscillant joyeusement entre le merveilleux et l’apparition fantasmée qui apparaît et disparaît, passant par la porte du réfrigérateur – la scène qui les conduit en Antarctique est très cocasse.
Parallèlement positionnés sur scène par rapport à ce couple, à la faveur d’un découpage du plateau inspiré par le split-screen au cinéma, un autre couple apparaît, assis sur un banc, dans un jardin dont on découvre qu’il est près du funérarium où se trouve le corps de Sarah Ironson dont il est question dans la première scène avec le rabbin : Prior et Louis – prononcer Louisss – respectivement Clément Hervieux-Léger et Jérémy Lopez.

Le premier est malade du Sida, développant un sarcome de Kaposi. Le deuxième qui est le petit-fils de Sarah Ironson n’est pas à l’aise dans sa relation amoureuse avec Prior alors qu’il est juif. L’échange est un peu tendu – la maladie de Prior est déjà bien avancée, la crainte de la séparation se devine aussi. Cela n’empêche pas la plume acerbe de Tony Kushner de s’aiguiser jusqu’à un humour clairement situé sous la ceinture. « Si je n’avais pas passé les quatre dernières années à te sucer, je jurerais que tu es hétéro » lâche Prior à son amant, avec désinvolture.
Associant foisonnement baroque et marivaudage peu conventionnel, les deux couples vont alors se défaire, se croiser, se perdre, se percuter tous emportés dans le maëlstrom de leurs existences au cœur de ces années de la présidence de Reagan, marquée par la domination de l’ultra-libéralisme, la chute du communisme, les ravages aveugles de l’épidémie de sida faisant des homosexuels les nouveaux pestiférés au ban du monde. Tous se trouvent liés les uns aux autres dans une constellation savamment élaborée. Louis va quitter Prior alors que son corps est douloureusement dévoré par la maladie ; Harper, de plus en plus sujette à des visions, comprend que son mari mormon comme elle, qui ne la touche plus, est en proie à des tourments voluptueux qu’il ne s’avoue pas ; Joe qui va se révéler à lui-même et assumer son homosexualité, va nouer une idylle avec Louis qui le quittera finalement pour retourner auprès de Prior. Ce dernier avait auparavant été en couple avec Belize – Gaël Kamilindi superbement juché sur des talons, tout droit sorti de la série « Pose », se révélant être enfin l’infirmier soignant… Roy Cohn.
Revenons sur ce personnage magistralement incarné par Michel Vuillermoz, Roy Cohn au destin si ironiquement cruel. Alors qu’il mène un combat acharné contre les homosexuels aux États-Unis, l’avocat se trouve être lui-même contaminé par le virus du sida. Dans une scène enlevée, à la fin du premier acte de la première partie, il a la confirmation de sa séropositivité par son médecin, interprété ici par Dominique Blanc.

Le comédien interprète une morgue qui témoigne de toute la contenance d’un homme sûr de se situer au-dessus de tous les autres, malgré sa propre homosexualité « honteuse ». Il a le sida mais ne peut officiellement l’avoir, réalité physique incompatible avec un langage subitement dérégulé – comme le marché ? Ainsi, le personnage parlant de lui à la troisième personne affirme péremptoirement « Roy n’est pas homosexuel (…). Roy Cohn est un hétérosexuel qui s’éclate avec des mecs ». Vanité de la sémantique dans un monde où l’argent et le pouvoir écrasent tout.
Alité, en proie à des visions lui aussi – il voit Ethel Rosenberg qui le hante au bord de la tombe, merveilleuse Dominique Blanc une fois de plus. Il fourbit ses armes et, dans des scènes très réussies, charge âprement Belize qui l’affronte de son côté sans vaciller, lui reprochant vertement une réserve personnelle d’AZT qu’il a réussi frauduleusement à se constituer quand tant d’autres victimes du virus sont décimées.
Dans ce monde où l’on meurt, où l’on se quitte, où l’on drague dans des espaces interlopes, où le sexe rend vivant et tue simultanément, il demeure invariablement la fontaine de Bethesda – nom de la ville où est mort le véritable Cohn d’ailleurs.

Cette construction et son ange en surplomb, avec quatre chérubins au-dessous, représentant les vertus (tempérance, pureté, prospérité et paix) semble l’axe à peine imaginaire autour duquel toute la pièce s’anime. C’est là qu’elle s’achève aussi mais avant on aura vu l’apparition réelle de l’Ange – rôle exigeant pour Florence Viala – en majesté, suspendu dans le vide, apparaissant à Prior, nouveau prophète, nouveau voyant d’un monde sur le déclin. Les Anges se rassemblent, tous les personnages ont eu des visions, des rêves et la marche de l’univers se poursuit. Le mur de Berlin tombe, les malades du sida continuent à mourir, le capitalisme s’impose partout. Le monde des années 90 prépare ainsi un autre monde : le nôtre aujourd’hui. Time flies. Vraiment ? On peut se le demander en tout cas.

Prenant appui sur le classicisme de la scénographie notamment avec des projections de Manhattan ou du bord de mer, Arnaud Desplechin propose une mise en scène qui lève le voile sur les amours homosexuelles maudites à une époque donnée, faite de ses bouleversements, de ses transformations. A ce propos, on peut citer en particulier le jeu tenu et émouvant de Jérémy Lopez transposant les errances aussi sentimentales que sexuelles de « Louisss », juif et gay qui semble si souvent égaré dans un environnement trop houleux, trop agressif pour lui. Sans doute peut-on regretter que le mordant de l’œuvre ne soit cependant pas plus marqué, que certains accents du mélodrame prévalent sur la subversivité propre au texte de Tony Kushner. Il reste que mettre en scène Angels in America aujourd’hui conserve un sens indiscutable : celui d’éclairer même par éclats sporadiques, notre présent.