Christoph Willibald Gluck (1714–1787)
Iphigénie en Tauride (1779)
Livret de Nicolas François Guillard tiré de la tragédie homonyme de Claude Guimond de la Touche

Direction musicale : Pierre Dumoussaud
Mise en scène et costumes : Rafael R. Villalobos

Décors : Emanuele Sinisi
Lumières : Felipe Ramos

Avec :

Vannina Santoni : Iphigénie
Jean-Sébastien Bou : Oreste
Valentin Thill : Pylade
Armando Noguera : Thoas
Louise Foor : Diane, Première prêtresse
Alexandra Dauphin : Deuxième prêtresse, Une prêtresse
Dominika Gajdzis : une femme grecque
Jean-Philippe Elleouet-Molina : Un Scythe
Laurent Sérou : Le Ministre

Acteurs :

Grégory Cartelier : Agamemnon
Maud Curassier : Clytemnestre

Cheffe de chœur : Noëlle Gény
Chœur Opéra national Montpellier Occitanie

Orchestre National Montpellier Occitanie

Montpellier, Opéra National, le 19 avril 2023 à 19h

À l'Opéra National de Montpellier, la mise en scène de Rafael R. Villalobos de cette Iphigénie en Tauride transpose le dernier volet de la sage des Atrides dans un spectacle aux lignes affirmées avec de forts contrastes expressifs. L'antique Tauride (devenue Crimée) sert de prétexte à une transposition du drame dans le conflit Russie-Ukraine – un parti-pris qui soulève quelques incohérences quand l'ultra-réalisme des références vient percuter les contours complexes du mythe antique. Pierre Dumoussaud dirige avec autorité et conviction un orchestre qui joue les premiers rôles, luttant au corps-à-corps avec un plateau d'où émergent Vannina Santoni et Jean-Sébastien Bou au prix d'une vaillance qui est le prix à payer pour réussir à dominer un ouvrage transposé au diapason moderne… 

Vannina Santoni (Iphigénie)

Le récit d'Iphigénie en Tauride est le dernier volet d'une longue série d'épisodes sanglants qui racontent la destinée maudite des Atrides. Amalgame invraisemblable de tout ce qu'un récit mythologique peut concentrer de noirs détails, on navigue à vue dans une suite continue de scènes d'incestes, de parricides, d'anthropophagie et de viols. Le tout, sous le regard cynique de dieux qui trouvent là de quoi assouvir leurs propres désirs de querelles et de vengeance. Les dimensions de cette tragédie touchent autant à l'intérêt littéraire qu'à la moderne géopolitique avec en arrière-fond les liens entre la guerre de Troie et le conflit Ukrainien que la mise en scène de Rafael R. Villalobos tente de relier.

Éloignées dans le temps et le contexte allégorique pour l'un et actuel pour l'autre, ces deux guerres se caractérisent par la futilité du motif qui sert de prétexte à leur déclenchement. L'enlèvement d'Hélène fait ici écho à l'invention d'une menace occidentale qui contraint dans les deux situations à une intervention militaire et un conflit sans fin. Dans le cas précis d'Iphigénie en Tauride, c'est l'orgueil fanfaron d'Agamemnon se vantant d'un exploit cynégétique qui déclenche la colère de la déesse Artémis privant la flotte grecque d'un vent favorable qui aurait pu la porter du port d'Aulis vers les rivages de Troie. Agamemnon doit sacrifier sa fille Iphigénie à la déesse pour que le vent se lève et que les grecs puissent partir combattre la cité rebelle. D'Euripide à Racine, les versions varient concernant l'issue du sacrifice et la substitution au dernier moment d'une biche à la place de la victime. Le fait est qu'en échange de sa vie, Artémis transfère Iphigénie dans un sanctuaire en Tauride où elle doit officier désormais en tant que prêtresse dédiée à son culte.

Le livret de Nicolas-François Guillard reprend comme la tragédie de Sophocle, la présence de Thoas, le roi des Scythes qui veille à ce que soient capturés et offerts en sacrifice, les étrangers qui viendraient à accoster en Tauride. Ce hiatus entre des rites barbares et une prêtresse aux allures de vestale peine souvent à convaincre dans les mises en scène de l'ouvrage. On butte encore ici sur cet obstacle dramaturgique avec une Iphigénie qu'on devine innocente de ces pratiques et un Thoas coupable autant que victime de ses obsessions meurtrières.

Iphigénie : A mes gémissements, le ciel est sourd hélas ! 
Thoas : Ce ne sont pas des pleurs, c'est du sang qu'il demande
Iphigénie : Quelle effroyable offrande ! Apaise-t-on les dieux par des assassinats ?

Jean-Sébastien Bou (Oreste), Valentin Thill (Pylade), Vannina Santoni (Iphigénie)

L'idée de Rafael R. Villalobos consiste à se servir de l'actualité pour relier avec plus ou moins de succès des fils dramaturgiques (souvent distendus dans le livret-même de Guillard) pour établir un rapport entre l'antique Tauride et l'actuelle Crimée comme point de départ d'un conflit Russie-Ukraine. Une image forte sert d'axe central à cette mise en scène : celle du théâtre de Marioupol. Détruite par les bombes russes le 16 mars 2022, la salle abritait des habitants fuyant les combats et qui avaient cru y trouver un refuge sûr. Le décor d'Emmanuele Sinisi montre une version stylisée de l'intérieur de ce théâtre aux allures de salle de cinéma et de bunker plongé dans l'obscurité. Un lustre à terre et le plafond éventré signent de façon réaliste la référence au lieu. Le mascaron sculpté au sommet du décor rappelle l'allégorie de la Mère patrie (Батьківщина-Мати) dont la sculpture monumentale domine les hauteurs de Kiev.

Le second angle qui développe la mise en scène à partir de cette référence consiste à interposer le rapport du réel et de la fiction en situant le point de vue du spectateur derrière le décor et faisant de la salle et du public sur scène le point focal du public (réel) dans la salle (réelle) de l'Opéra de Montpellier. Cette idée astucieuse permet à Rafael R. Villalobos d'intégrer un parallèle entre la tragédie antique et l'opéra de Gluck. Le spectacle commence en effet par une scène parlée dans laquelle on donne à voir depuis les coulisses, un acteur jouant le rôle d'Agamemnon et déclamant la dernière tirade prononcée par Agamemnon dans l'Iphigénie en Aulide d'Euripide tandis qu'une petite fille en tutu noir exécute des pas de danse (allusion discrète au film Black Swan et son atmosphère de cruautés mère-fille ?). Les premiers accords de la tempête interrompent les applaudissements du chœur assis face à nous. Comme un mauvais rêve, ils applaudissent au ralenti tandis qu'on assiste par un jeu d'éclairages au bombardement qui s'abat sur la salle. C'est le moment exact où Iphigénie fait son apparition,  un projecteur se posant sur elle comme l'image d'un destin tragique qui la désigne en tant que personnage principal parmi la foule. La seconde incursion du théâtre parlé intervient en ouverture du troisième acte, cette fois-ci dans la bouche de Clytemnestre prononçant la tirade de Clytemnestre à Electre dans la pièce éponyme de Sophocle. Agamemnon à l'acte I, Clytemnestre à l'acte III, voilà résumé l'alpha et l'oméga d'une dramaturgie qui fait des deux époux (et de leur assassinat) la cause et la conséquence de toute la tragédie.

Grégory Cartelier (Agamemnon), Maud Curassier (Clytemnestre)

La destruction du théâtre de Marioupol et la référence à la guerre actuelle finissent cependant par faire écran avec une trame narrative qui perd en lisibilité dans le mouvement contradictoire de vouloir coller à la brûlante actualité et vouloir en même temps y intégrer le récit mythologique. Il serait par exemple logique d'associer les Scythes à la brutalité sanguinaire des forces russes faisant irruption dans un lieu dévoué à l'art et à la culture pour y massacrer la population qui y était rassemblée. Villalobos n'hésite pas à montrer ces troupes de barbares couverts de sang et leur chef Thoas initiant un viol qui échoue en masturbation comme pour surligner l'impuissance et la névrose du personnage. Cette ligne un peu mince ne suffit pas à justifier l'inscription du drame dans une structure déviante où le lien familial sert de fil rouge à l'enchaînement des épisodes tragiques. La fatalité divine qui broie les hommes se double ici d'un rapport à une logique géopolitique qui fait d'une population la cible militaire d'une armée ennemie. De la même façon, on perçoit mal par quels moyens Iphigénie se prête au jeu et finit par accepter de se livre elle aussi à un sacrifice aux allures d'exécution sommaire. Braquant son arme sur les prêtresses qui la forcent à tirer, elle finit par accepter (à contre-cœur ?) son rôle de bourreau.

Pas de Thoas-Poutine, mais un personnage traité en mode névrotique, pris dans un cercle vicieux où le meurtre justifie le meurtre, où l'on survit grâce au meurtre.

Mes jours sont menacés par la voix des oracles,
si d'un seul étranger relégué parmi nous,
le sang échappe à leurs courroux !
De noirs pressentiments mon âme intimidée,
de sinistres terreurs est sans cesse obsédée.
Tremble, ton supplice s'apprête. Si mon devoir est saint, hélas qu'il est cruel ! 

Il est tout aussi difficile de saisir l'amitié entre Pylade de Oreste et surtout la logique qui rapprocherait ces deux prisonniers des victimes ukrainiennes promises au sacrifice. La complexité du rôle d'Oreste (victime de Thoas mais coupable du meurtre de sa mère) ne parvient pas à se dégager clairement ici. Les Euménides qui le harcèlent prennent la forme d'une multiplication de Clytemnestre aux faux airs de Morticia Addams, sortant de leurs suaires dans une salle changée en morgue. L'image du pater dolorosa à la fin du III et le chœur des prêtresses ("Contemplez ces tristes apprêts") se borne à un consensus moral bien linéaire tandis que l'image du tragique repas familial (les parents avec Oreste et les deux sœurs Electre et Chrysosthémis) n'apporte rien de bien clair, si ce n'est l'image du frère mort qui roule sous la table et Iphigénie qui prend sa place… L'apparition de Diane-Artémis vient mettre un terme à ces péripéties. Prévue au départ comme une épiphanie avec descente des cintres et lustre lumineux, ce deus ex machina est réduit (pour des raisons techniques bien compréhensibles) à une simple irruption au fond d'une scène qui, d'un bout à l'autre, restera donc plongée dans les ténèbres.

Jean-Sébastien Bou (Oreste) et les Euménides-Clytemnestre

Seul éclair dans ce ciel bien chargé, la direction de Pierre Dumoussaud agit en maître d'œuvre, taillant dans le vif, sculptant et impulsant une énergie qui laisse peu de place au plateau pour les approximations. Mettant en avant le registre grave des cordes dans la tempête initiale, il donne à ce passage une carrure et une franchise qui projettent l'écoute au cœur de l'action avec un bel équivalent instrumental à la technique littéraire de l'introduction in medias res. Les ballets sont menés tambour battants (Il nous fallait du sang) tandis que certains équilibres fosse-scène sont régulièrement surexposés, comme s'il s'agissait de confondre énergie et volume. Des précipités qui portent mal leur nom obligent à des temps longs pour des changements de décors qui créent involontairement des parenthèses permettant de respirer un peu… Soutien musical dans le sens où elle pousse les voix à s'engager pleinement et tête la première, cette direction brillante et volontaire oblige certaines voix à risquer de se brûler les ailes. Les règles sont claires : c'est au plateau de s'adapter.

Émerge de ce corps-à-corps l'Iphigénie de Vannina Santoni qui sacrifie le phrasé à une projection véhémente et en un sens, spectaculaire. Luttant contre un diapason qui la met parfois en difficulté (Ô malheureuse Iphigénie !), la soprano lyrique réussit par ailleurs à trouver des espaces expressifs pour faire entendre des nuances bienvenues (Ô toi qui prolongeas mes jours). Jean-Sébastien Bou campe un Oreste sanguin qui impressionne par la dynamique mais tonnant et grossissant le trait (Dieux qui me poursuivez). Régulièrement en difficulté pour suivre rythmiquement la ligne orchestrale, il finit par lâcher prise dans les délicates palpitations qui mettent à mal le souffle (Le calme rentre dans mon cœur). Valentin Thill promet beaucoup avant lui aussi de révéler quelques faiblesses dans l'endurance et les aigus (Divinité des grandes âmes). Des problèmes également pour un Thoas dont les contours échappent visiblement à Armando Noguera qui croit utile de faire un sort à chaque syllabe (De noirs pressentiments mon âme intimidée) pour escamoter derrière un expressionnisme de façade un sens défaillant des nuances. Le timbre et l'élégance de la Diane de Louise Foor donne envie d'écouter au-delà de son intervention finale tandis que parmi les seconds rôles se démarque le Ministre de Laurent Sérou et le Scythe de Jean-Philippe Elleouet-Molina, tous deux solistes du Chœur de l'Opéra National de Montpellier – excellemment préparé par Noëlle Gény.

Jean-Sébastien Bou (Oreste), Vannina Santoni (Iphigénie)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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